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Classiques Garnier

« De la force de l’imagination » selon l’Exemplaire de Bordeaux en l’état et du recours à l’édition posthume

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« De la force de l’imagination » selon l’Exemplaire de Bordeaux en l’état
et du recours à l’édition posthume

Leurs façons de parler sont, je n’establis rien : il n’est non plus ainsi qu’ainsin, ou que ny l’un ny l’autre : je ne le comprens point : les apparences sont egales par tout : la loy de parler, & pour & contre, est pareille Rien ne semble vrai qui ne puisse sembler faus.

Essais, II, 12 (cf. EB, fo 211 vo).

Comme vient de le rappeler opportunément le nouveau site web de notre Société centenaire1, dès 1913 le tout premier Bulletin des Amis de Montaigne saluait en appendice la publication de deux « reproductions » de l’Exemplaire de Bordeaux (désormais EB), concurrentes et cependant complémentaires. L’une, « phototypique », offrait à l’examen du lecteur un fac-similé en niveaux de gris de chacune des pages d’EB, cet exemplaire fameux de l’édition de 1588 des Essais que Montaigne avait, durant ses dernières années, minutieusement corrigé et copieusement amplifié de sa main, en vue d’une « sisieme » édition. L’autre, « typographique », présentait en regard du texte reproduit de 1588 une transcription diplomatique des interventions manuscrites effectuées sur EB, mais elle recourait à l’édition posthume de 1595 (désormais 95) pour combler les lacunes d’EB rogné, en prenant bien soin de séparer d’un filet de réglure les ajouts marginaux provenant d’EB en l’état et les implants issus de 952.

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Les éditions « selon EB » ont eu très vite la préférence des administrateurs et rédacteurs du Bulletin3. Depuis une vingtaine d’années surtout, André Tournon s’y est fait, plus que d’autres, l’ardent et inlassable défenseur d’EB comme seul témoin « authentique » du dernier état des Essais de Montaigne face à des critiques et éditeurs partisans d’un retour au texte de 95. Les organisateurs du colloque du centenaire de la SIAM ont avec raison consacré une matinée à cette question que chaque édition nouvelle des Essais amène à reposer. Il appartient aux champions des deux camps4 d’en retracer l’historique et d’en rappeler les enjeux.

Faut-il vraiment prendre position, quand, comme moi, on ne considère pas 95 comme « apocryphe5 » et qu’on cite volontiers Montaigne selon cette tradition retrouvée, mais qu’on a pour EB autographe les yeux de Chimène6 ? Sensible aux arguments des deux partis, il m’arrive d’ailleurs de penser, non sans perplexité, qu’EB appartient encore à la genèse des Essais et que 95 intéresse déjà leur réception… Mais peu importe, du moment qu’on dispose des deux textes pour tenter une lecture d’ultimes Essais très acceptables à défaut d’être sûrs dans les mondres détails ! « Non plus ainsi qu’ainsi », disent les pyrrhoniens, mais ils ajoutent : « ou que ni l’un ni l’autre ». Pour lire EB tel qu’il fut, je dispose de la reproduction en couleurs procurée par Philippe Desan7, mais je garde 95 à portée de main de façon à pouvoir restituer au mieux ce qui manque à EB, quand ce n’est pas pour ajouter telle confidence que je ne puis imputer qu’à Montaigne et qui n’a pourtant pu matériellement trouver place sur EB (voir infra).

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Ce que je propose, c’est une sorte de grand écart entre, d’une part, un parti pris de rigueur qui fasse scruter EB tel qu’il est, d’un œil d’archéologue8, donc débarrassé de toute intention éditoriale, attentif seulement à tirer toutes les informations possibles de la pièce examinée, et, d’autre part, le souhait de rendre les Essais accessibles au plus grand nombre grâce à une traduction en français moderne dont l’audace serait tempérée par les exactes transcriptions placées en regard. Tel est le rêve, qui toujours se joue des contradictions et dont les progrès acquis dans l’édition électronique permettent d’envisager aujourd’hui la possible réalisation9.

Pour ce « coup d’essai », on choisira un échantillon de six pages : le Chapitre 2110 du Livre I, « De la force de l’imagination » (EB, fo 34 vo-fo 37 ro), ne serait-ce que pour rendre hommage à la ville d’accueil du colloque du centenaire de la SIAM, car le nom de « Toulouse » s’y rencontre une fois (EB) et même deux (95). Montaigne y dit en substance que l’imagination a chez nous tant de force qu’elle décide de nos croyances, de nos puissances et de nos impuissances, de nos sympathies et de nos phobies, de nos maladies comme de leurs remèdes ; elle affecte notre corps ainsi que nos idées, elle peut nous tuer ou nous rendre fous, elle peut aussi nous sauver ; ayant sans doute sa part dans les phénomènes religieux extraordinaires comme les stigmates et autres miracles, elle va, disent les magiciens, jusqu’à exercer son pouvoir sur des corps étrangers– ce que l’auteur se garde d’infirmer, lui qui s’est donné pour règle de ne pas distinguer l’« advenu » et le « non advenu » dès lors qu’il s’est donné les possibilités humaines comme objet d’investigation.

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Ces quelques pages contiennent au moins trois récits savoureux : l’histoire de Marie Germain, la fille devenue garçon pour avoir voulu sauter trop haut ; celle de l’ami auquel Montaigne fait accroire, lors de sa nuit de noces, que la médaille qu’il lui tend fera merveille si, par sortilège, on lui a « noué l’aiguillette » ; celle de l’amateur de clystères, soulagé par la seule vue de sa « médecine » de prédilection, véritable placebo pourtant exempt de toute substance active. Non sans humour, l’auteur y allègue, entre autres témoins, le grand saint Augustin et Vivès, son savant commentateur humaniste, pour dire à quel point le « ventre » et le « membre » sont également incontrôlables !

Quatre articles du Bulletin ont été consacrés, tout ou partie, à ce chapitre : ceux de Robert D. Cottrell (BSAM 1982, no 9-10, p. 73-79), de Françoise Y. Close (BSAM 1985, no 21-22, p. 5-19), de Frank Lestringant (BSAM 2000, no 19-20, p. 65-78) et d’Emmanuel Naya (NBSAM 2007, no 46, p. 25-40). On pourra se reporter à l’une ou l’autre de ces publications pour l’étude du thème, du ton et des intertextes, ainsi qu’aux études, publiées ailleurs, de Y. Delègue, M.-L. Demonet, C.-G. Dubois, O. Guerrier, J. O’Brien, N. Panichi, E. Schneikert et A. Tournon, entre autres critiques11. Il ne s’agit ici que de transcrire d’abord EB, tout EB, où imprimé et manuscrit s’interpénètrent mais se distinguent, rien qu’EB, avec les lacunes qui rendent sa lecture incertaine et parfois impossible. EB sans prothèses, telle la Vénus de Milo, EB rogné et comme rongé au point d’être souvent peu lisible, par exemple quand les guidons ou signes de connexion (Fig. 5) ont disparu et qu’on ne sait dans quel ordre placer les additions ou en quel lieu les insérer12. EB à l’état brut et plein d’aspérités, EB au « style » coupant plus encore que coupé. Et cela au service de tous ceux qui se sont donné la tâche difficile d’éditer les Essais, d’une manière ou d’une autre, à l’intention d’un lectorat moderne et résidant « à tous étages ».

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Examinant donc chacune des six pages du chapitre choisi, on signalera en premier lieu les interventions effectuées à l’intérieur du miroir ou rectangle du texte imprimé : suppression de texte par rature simple ou double avec ou sans substitution, retouche de ponctème et de lettre par surcharge, addition en interligne avec ou sans débordement dans la marge, ajout d’un ponctème entre deux mots, insertion d’un guidon qui invite à lire la suite hors du miroir ; ensuite, les additions placées dans les marges (extérieure, intérieure, supérieure, inférieure) : emplacement, disposition par rapport au texte imprimé ou à la signature, rature ou surcharge pour correction ou repentir, rétablissement d’un texte supprimé, consigne de mise en page donnée à l’imprimeur, lacune, enclave et autres traits de séparation, report de texte sur une autre page, tracé des lettres et ligatures, changement d’encres et autres indices permettant d’esquisser une chronologie relative et partielle des interventions manuscrites. Ces descriptions se conçoivent mal sans recours aux pages originales ou à leurs reproductions, même s’il n’est pas possible sur papier d’illustrer ce propos par la centaine de vues numériques (pleines pages et détails) projetées dans le cadre du colloque.

Folio 34 vo (Fig. 1)

Miroir – Deux mots ou syntagmes ont été supprimés par biffure double. Cinq mots ou syntagmes ont été supprimés par biffure simple et ont donné lieu à substitution. L’un d’eux (une incise et son point) est reproduit à la ligne précédente dans la continuité d’une citation latine pour indiquer qu’il ne s’agit pas d’un vers (disposition) ; trois autres sont remplacés par d’autres mots ou syntagmes, logés dans l’interligne ; le dernier fait l’objet d’une substitution partielle pour rectifier une confusion entre deux noms propres. Un complément oublié a été ajouté en interligne après un petit trait oblique auquel correspond un signe identique d’insertion dans le texte imprimé. Cinq majuscules ont été substituées par surcharge à cinq lettres en bas de casse (minuscules typographiques ou esperluettes) pour renforcer la segmentation. Trois de ces substitutions ont entraîné la correction par surcharge de la virgule précédente

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en point, mais dans deux cas le ponctème imprimé (un deux-points, une virgule) est conservé. Trois virgules ont été ajoutées. Un signe d’appel pour insertion en forme de I indique la place où insérer une addition marginale correspondante13.

Marges – Une seule addition, en marge de gauche (extérieure), de 39 lignes courtes, à insérer sans hésitation au lieu indiqué juste en face par le I du miroir déjà mentionné, auquel devait correspondre, dans la marge et au début de l’addition un signe identique de renvoi. L’exemplaire ayant été rogné, tous les débuts de ligne manquent et leur restitution, toute vraisemblable qu’elle soit, sera conjecturale. Il faut en revanche enregistrer les rectifications que l’addition comporte, la plupart dans une encre plus foncée : deux repentirs (par biffure simple effectuée au moment de la rédaction), quatre corrections morpho-syntaxiques par biffure simple ou surcharge, huit substitutions de mots ou syntagmes en interligne après biffure simple, trois mots ajoutés en interligne. Ponctuation, enfin : trois points en tout et pour tout, tous placés dans les six premières lignes, les trente-trois suivantes étant, quant à elles, dépourvues de tout ponctème. À titre de comparaison, pour cette addition à laquelle la tradition abécédaire applique la lettre [C], l’édition de Villey et Saulnier compte vingt-quatre ponctèmes (11 points, 13 virgules) et celle de Tournon seize (9 points, 1 point en haut à la grecque, 1 deux-points, 5 virgules)14.

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Folio 35 ro

Miroir – Cinq mots ou syntagmes ont été supprimés, dont deux partiellement, par biffure simple et sans substitution. Deux lettres ont été également rayées d’un trait oblique (ainsi du complément « des mariages », corrigé en « es mariages » avant d’être biffé en entier). Six mots ou syntagmes ont été biffés et remplacés en interligne. Deux mots ont été ajoutés en interligne, dont un après un petit trait oblique annoncé dans la ligne par un signe identique. L’une des corrections précise que le dénommé Germain n’était pas marié quand Montaigne passa à Vitry, mais qu’il ne peut dire s’il l’a été ou non depuis (actualisation). Une majuscule a été substituée par surcharge à une minuscule typographique (en bas de casse) après un deux-points. En sens inverse, toujours après un deux-points, une majuscule typographique (ou capitale) a d’abord été remplacée par une minuscule en interligne, puis restaurée à la main en lieu et place de cette minuscule. Une virgule a été transformée en un deux-points par surcharge et une autre a été supprimée ; deux virgules ont été ajoutées. Un guidon en forme de I indique la place où insérer une addition marginale correspondante.

Marges – Une seule addition, en marge de droite (extérieure), est précédée du signe de renvoi mentionné ci-dessus. Elle comprend 19 lignes, amputées cette fois des bouts de ligne, ce qui ne permet par une appréciation parfaite de la ponctuation. Cinq mots ont été biffés en cours de rédaction. Détail intéressant pour l’exploitation génétique ou diachronique du document : comme les mots placés dans l’interligne de l’imprimé empiétaient sur la marge, un trait courbe englobant d’enclave ou de réserve les sépare de l’addition qui, en ce lieu précis, se déporte un peu vers la droite, ce qui signale une antériorité chronologique de l’intervention manuscrite dans l’espace imprimé, d’ailleurs plus ample et d’une autre encre. On distingue enfin quatre ponctèmes en l’état (2 deux-points, 1 virgule, 1 deux-points transformé en virgule par surcharge et biffure oblique conjointe), auxquels on pourrait tout au plus ajouter deux fois un point par pure conjecture (clôture de phrase).

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Folio 35 vo

Miroir – Les interventions manuscrites sont beaucoup plus nombreuses et diversifiées dans cette page que dans les précédentes, en particulier lorsque Montaigne loge dans l’interligne de longues corrections, soit qu’il ait considéré préférable d’agir ainsi pour indiquer une substitution, soit que toutes les marges aient été déjà saturées à ce moment précis. On ne compte pas moins de quatorze biffures (dont une double) jointes à des substitutions de mots, de syntagmes et, par deux fois, de phrases développées sur plusieurs lignes, où quelques mots et tours ont parfois été corrigés après coup, voire entièrement supprimés par rature sur le manuscrit même. Sept biffures (4 simples et 3 doubles) suppriment des mots et syntagmes du texte imprimé. Deux ajouts en interligne se signalent par l’emploi d’un signe d’insertion dupliqué en forme de trait oblique ou de caret (sorte de circonflexe) et un autre est simplement placé au-dessus du mot qu’il doit suivre, en bout de ligne et dans la marge. Deux majuscules de segmentation se substituent, par surcharge, à des minuscules typographiques. Trois virgules ont été ajoutées, deux autres sont remplacées par des deux-points et une autre par un point, toujours au prix d’une surcharge. Quatre signes d’appel pour insertion renvoient aux marges : deux en forme de I (à bonne distance l’un de l’autre, donc sans confusion possible), un autre en forme de croix à double traverse, un troisième en forme de croisillon, mais à trois barres obliques15.

Marges – Aux deux signes d’appel en I devaient correspondre, dans la marge gauche et extérieure, deux signes de renvoi semblables, à la hauteur des points d’insertion avérés. Au troisième signe renvoie le signe identique qui, dans la marge droite et intérieure, ouvre une addition longitudinale, perpendiculaire aux lignes imprimées et partant du bord de la feuille. Quant au croisillon à trois barres obliques, qui annonce une suite à insérer dans la correction manuscrite interlinéaire, il n’a dans cette page aucun correspondant. Il faudra donc chercher cette suite sur une autre page (voir page suivante). Trois additions seulement dans cette

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page. Soit : – En haut et à gauche, 39 lignes dont les lettres initiales manquent : quatre mots ou syntagmes biffés sans substitution (dont deux repentirs et une restauration à l’identique en interligne), un ajout signalé par un guidon dupliqué (petit trait oblique), trois lignes biffées à la fin et remplacées par un texte plus court en interligne. Ponctuation : trois points, quatre virgules, un deux-points, deux virgules changées en points. Comme dans l’imprimé, on remarque la substitution de deux majuscules de scansion à deux minuscules, preuve que Montaigne avait, lors de cette correction, le souci de segmenter son texte par de telles retouches, comme dans la partie imprimée. – En bas et à gauche, également dépourvues de leur entame, 7 lignes, puis 11 lignes en pied de page et sur toute la largeur, dont les deux dernières sont amputées de moitié : en l’état, deux repentirs, trois suppressions par biffure, trois autres avec substitution de mots ou syntagmes en interligne, long ajout en interligne signalé par un caret ou circonflexe dupliqué. On voit bien à la fin de cette addition le signe en forme de 4 (à distinguer du chiffre16) qui annonce la suite de l’addition, mais celle-ci ne se trouve pas dans cette page (voir page suivante). – À droite, courte addition longitudinale de trois lignes, intégrale mais très remaniée : suppression par biffure des quatre premiers mots à l’exception de la virgule initiale, insertion au-dessus de la ligne et après signe de renvoi (signe d’appel après « endormir ») d’une locution d’atténuation finalement biffée, suppression de presque deux lignes pour un texte de remplacement logé dans l’interligne.

Folio 36 ro (Fig. 2)

Miroir – Peu d’interventions : une double biffure associée à une substitution de mot en interligne (remplacement quasi systématique sur EB de « nulle » par « aucune » : peut-être l’une des toutes premières corrections effectuées sur l’exemplaire) ; une locution déictique de temps supprimée par biffure avec correction de la minuscule suivante en

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majuscule initiale de la phrase ; et surtout cinq majuscules substituées par surcharge à des minuscules, mais sans changer le ponctème antécédent, en l’occurrence pour chaque cas un deux-points.

Marges – Les quatre espaces blancs autour du miroir ont été saturés, ceux des marges extérieure et intérieure par des additions longitudinales et perpendiculaires au texte imprimé, ceux du haut et du bas de page par des additions parallèles aux lignes imprimées. La question principale qui se pose est celle de l’ordre. Visiblement l’addition du bas, qui s’étend dès sa quatrième ligne sur toute la largeur de la feuille, a limité, donc précédé, les deux additions de gauche et de droite, et celles-ci à leur tour ont limité en largeur, donc précédé l’addition du haut, ainsi réduite à la largeur du miroir. Un autre indice permet de confirmer et préciser cet ordre : la présence de deux signes de renvoi correspondant à deux signes d’appel trouvés à la page précédente, et qui annonçaient une suite : d’abord le croisillon à trois barres obliques (addition du bas), ensuite le signe en forme de 4 (addition de droite). Quant au signe en forme de 3 qui introduit l’addition de gauche, il correspond à ce qui subsiste d’un signe analogue à la fin de l’addition de droite, qui trouve donc ici sa continuité sans que le signe ait valeur de chiffre (ici 4 précède 3). Reste l’addition du haut, lacunaire, privée de tout signe initial, dont seul un recours à l’édition posthume peut nous assurer qu’elle prend la suite de l’addition du bas, elle aussi lacunaire et dépourvue pour cette raison de tout guidon de renvoi (un signe en forme de 2 ou Z, comme on le voit parfois ailleurs ?).

– En bas, 20 lignes subsistantes, dont 2 limitées à la marge intérieure et 18 développées sur toute la largeur de la page : première ligne biffée pour une nouvelle ligne de substitution, elle-même partiellement biffée pour une substitution de mot selon le même principe ; neuf mots, syntagmes ou phrases ont été biffés sans remplacement, dont au moins quatre par repentir (en cours de rédaction) ; sept autres, également biffés, signalent des corrections, présentes en interligne (l’une d’elles est de nouveau partiellement biffée) ; quatre corrections, entières ou partielles, par surcharge ; ponctuation abondante (en l’état 17 points, 6 deux-points, 4 virgules) ; lacune importante en fin d’addition.

– En haut, 5 lignes subsistantes : lacune importante en début d’addition ; deux suppressions de syntagmes par biffure (repentirs) ; deux points, dont le point final de l’addition ainsi complétée en suivant l’ordre du texte de l’édition posthume de 1595.

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– À droite, 15 lignes subsistantes : quatre corrections par surcharge, deux suppressions avec substitution, deux repentirs, un ajout en interligne, forte ponctuation (10 points, 4 deux-points, 11 virgules) ; l’importante lacune finale ne permet pas d’évaluer la longueur de deux suppressions par biffure dont l’une semble avoir été compensée par une proposition placée en interligne ; la partie haute d’un guidon en forme de 3 indique où chercher la suite de cette addition, c’est-à-dire dans la marge de gauche, où ce signe est resté intact.

– À gauche, 10 lignes presque complètes : un long repentir d’environ une ligne, deux mots biffés pour substitution en interligne, deux ajouts avec signes d’insertion (un trait droit unique, un caret dupliqué), forte ponctuation sauf à la fin (5 points, 2 deux-points, 5 virgules).

Folio 36 vo

Miroir – Seul espace de la page présentant des corrections, pour l’essentiel par substitution de majuscules manuscrites à des caractères bas de casse : huit en tout, dont deux sont consécutives à la suppression d’un « Mais » initial ; mise en apostrophe d’une conjonction devant voyelle ; modifications ponctuationnelles (trois deux-points pourraient avoir été transformés en points par surcharge partielle de la majuscule introduite ; une virgule a été transformée en point et une autre en deux-points ; une virgule a été ajoutée et un point a été transformé en virgule devant une citation).

Marges – Aucune intervention manuscrite.

Folio 37 ro

Miroir – Trois mots doublement biffés, dont deux pour suppression pure et simple, le troisième pour substitution d’un autre mot en interligne. Deux autres substitutions en interligne après biffure simple. Cinq

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minuscules typographiques transformées par surcharge manuscrite en majuscules, avec dans quatre des cas une modification du ponctème antécédent (virgule transformée en point, ou par deux fois en deux-points ; deux-points transformé en point) ; une virgule retracée en bout de ligne imprimée a entraîné un déport de deux des lignes de l’addition manuscrite, de rédaction par conséquent postérieure. La dernière ligne du chapitre s’achevait sur un signe d’insertion I, qui est biffé et reporté après l’addition manuscrite finale : une phrase a été insérée dans la partie imprimée, dont la fin est biffée.

Marges – D’abord à droite, en marge extérieure, après le signe de renvoi I, l’addition commençant assez haut dans la marge, qu’elle occupe jusqu’au bas du texte imprimé, donc en face du début du chapitre suivant, auquel l’addition ne doit toutefois pas être rapportée ; puis à gauche, en marge intérieure, comme indiqué par une croix dupliquée en forme de X invitant à passer d’une marge à l’autre ; enfin en pied de page et sur toute la largeur, comme indiqué par un long trait de liaison.

– À droite, 39 lignes dont la fin est rognée : 7 mots, syntagmes ou phrases biffés avec substitution en interligne ; 5 suppressions par rature, dont une phrase et une proposition ; 4 corrections par surcharge ; un ajout en interligne ; 6 points, un deux-points, une virgule ; après le guidon en forme de X, mot biffé et reporté dans la marge de gauche après la nouvelle addition

– À gauche, 4 lignes sans ponctuation dont les deux derniers mots (reportés de la marge de droite) sont reliés par un trait oblique au premier mot de la suite de l’addition logée en pied de page.

– En bas, 13 lignes subsistantes, puis lacune importante d’une ou deux lignes finales : 3 substitutions en interligne après biffure ; 3 suppressions par rature, dont un repentir ; 3 corrections par surcharge, dont deux transformations de minuscules en majuscules ; ponctuation abondante (10 points, 7 deux-points, 5 virgules, un deux-points transformé en point) ; quelques mots subsistants dans la dernière ligne en l’état (grandeur et misère d’EB qui, comme la plus belle fille du monde, ne peut donner que ce qu’il a !).

Cet examen une fois effectué, on peut envisager le travail de transcription et de traduction annoncé, mais en distinguant bien, pour commencer, ce qui est issu d’EB seul ou, pour être plus précis de 88-EB (exemplaire

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de l’édition de 1588 corrigé et amplifié par Montaigne – avec l’aide de Marie de Gournay pour trois additions17), et ce qui est issu d’EB-95 (texte subsistant de 88-EB, mais complété, si besoin et par conjecture, de fragments de 95), et en n’accordant, pour finir, la prééminence ni à EB ni à 95, qu’une sorte de pyrrhonisme éditorial inciterait au contraire à associer autant que faire se peut (voir l’épigraphe supra). Soit quatre textes : deux pour 88-EB, deux pour EB-95.

D’abord, donc, une transcription au plus près de ce qui a été observé, ni plus ni moins. Ce qui nécessite à la fois une mise en page appropriée et l’utilisation de caractères spéciaux pour certaines lettres que Montaigne écrit d’au moins deux façons (d, g, s), l’une et l’autre difficiles à reproduire ici. On peut appeler ce premier état Transcription diplomatique de 1588-EB. Elle combine trois textes : le texte imprimé de 1588 qu’on peut considérer comme validé lorsqu’il n’a pas été retouché, puis les corrections à la plume dont ce texte imprimé a fait l’objet, enfin le texte manuscrit ajouté, sans oublier les signes de connexion rescapés. Voir Fig. 3-4 : esquisse d’un tel montage en PDF pour la première page du chapitre (fo 34 vo), avec réduction du texte et dissociation entre imprimé/corrigé et ajout marginal imposées par le format du Bulletin.

Un second état, qu’on peut appeler Texte régularisé de 1588-EB, permet à la fois la recherche par mots et la citation d’EB en l’état. On l’obtient en appliquant à la transcription précédente le protocole suivant : insertion des corrections et additions dans la continuité du texte, désormais linéaire, selon les indications fournies par les guidons ; mise en relief du texte manuscrit par l’emploi de caractères gras à défaut de couleurs ; respect des lacunes, signalées par des points de suspension (inconnus de Montaigne) ; conservation des accents ou de leur absence, des ponctèmes ou de leur absence, de la distinction des minuscules et des majuscules, des ratures et surcharges ; suppression des caractères spéciaux, dissimilation (distinction i / j et u / v), désabréviation (développement des tildes). L’application de ce protocole au chapitre choisi ne rencontre qu’une difficulté : force est de recourir à 95 pour vérifier, sur un seul point, l’ordre des additions du fo 36 ro (voir supra). Voici une

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ébauche de ce à quoi l’on peut parvenir après application de ce protocole au texte déjà produit lors de la première étape :

Fortis imaginatio generat casum, disent les clercs disent les clercs. Je suis de ceux, qui sentent tres-grand effort de l’imagination,. cChacun en est feru hurté, mais aucuns en sont transformez renversez. I | … Son impression me perse.t mon art est de luy eschaperon pas de la combattre luy resister. Je …vrois et guerirois de de la sulessistance de persones sainesgayes. Les a La veue desgoisses d’autruy m’engoissenta souvantateriellement et a mon sentimant auvant usurpe les maux dutimant d’un tiers un tousseurtinuel me pinse le irrite mon poulmon et mon gosiervisite plus mal volontiersmalades ausquels le devoirnteresse que ceus aus quels’attans moins et que je considere moinsisis le mal en l’estudiant questudie & le couche sur en moyne treuve pas estrangeu’elle done et les fievres &mort a ceus qui la laissentire et qui luy applaudissenton Thomas estoit un granddecin de mon son temps Il mevient que me rencontrantjour ches un riche vieillardlmonique et traictant aveqdes moyens de sa guarisonluy dict que c’en estoit l’unme doner occasion de me plairesa compagnie et que fichant sess sur la freschur de monsage et sa pensee et sur cetteye allegresse & vigeur quigorgeoitmon adolescence et remplisst tous ses sens de cet estaturissant en quoi j’estois sonbitude s’en pourroit amanderis il oblioit a dire que laene s’en pourroit empirer aussi | Gallus Vibius banda si bien son ame, & la tendy, à comprendre & imaginer l’essence & les mouvemens de la folie, qu’il emporta son jugement mesme hors de son siege, si qu’onques puis il ne l’y peut remettre : &Et se pouvoit vanter d’estre devenu fol par discours sagesse. Il y en a, qui de frayeur anticipent la main du bourreau,. &Et celuy qu’on debandoit pour luy lire sa grace, se trouva roide mort sur l’eschafaut du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons, nous pallissons, et rougissons aux secousses de nos imaginations, &Et renversez dans la plume sentons nostre corps agité à leur bransle, quelques-fois jusques à la mort en expirer. Et la jeunesse bouillante s’eschauffe si avant en son harnois tout’endormie, qu’elle assouvit en songe ses amoureux desirs.,

Ut quasi transactis sæpe omnibus rebus profundant

Fluminis ingentes fluctus, vestémque cruentent.

Et encore qu’il ne soit pas nouveau de voir croistre la nuict des cornes à tel, qui ne les avoit pas en se couchant : toutesfois l’evenement de Cyppus Roy d’Italie est memorable,. lLequel […]

Texte stimulant pour les uns, frustrant pour les autres. Le seul en tout cas dont on puisse assurer l’exactitude par rapport à l’original, EB hybride d’imprimé et de manuscrit, EB lacunaire et comme mité. Il faut

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donc recourir à 95 pour obtenir un texte qui commence à satisfaire le désir d’une lecture cursive. Telle est la troisième étape du travail entrepris, qu’on peut appeler Texte régularisé d’EB-1595. On obtient cette version en validant le texte précédent quand il n’est pas biffé et en réservant cette fois les caractères gras (ou la couleur, de préférence) aux fragments de texte importés de 95 pour remplacer les points de suspension. On ne modifie toujours pas la ponctuation et l’orthographe variables de 88-EB en l’état, on ne ménage toujours pas de paragraphes (un seul chapitre des Essais en comporte). Ainsi aboutit-on à cette chimère éditoriale de trois textes combinés, lion, chèvre et dragon : 88 imprimé ou corrigé, EB manuscrit subsistant, morceaux de 95 imprimé. C’est sans doute le texte qu’on citera de préférence. Encore faudrait-il toujours préciser pour les non-spécialistes qu’il ne constitue pas une pseudo-édition de 1592, mais simplement une transcription du fictif EB-95 :

Fortis imaginatio generat casum, disent les clercs. Je suis de ceux, qui sentent tres-grand effort de l’imagination. Chacun en est hurté, mais aucuns en sont renversez. Son impression me perse. Et mon art est de luy eschaper non pas de luy resister. Je vivrois de la sule assistance de persones saines et gayes. La veue des angoisses d’autruy m’engoisse materiellement et a mon sentimant souvant usurpe le sentimant d’un tiers un tousseur continuel irrite mon poulmon et mon gosier Je visite plus mal volontiers les malades ausquels le devoir m’interesse que ceus aus quels je m’attans moins et que je considere moins Je saisis le mal que j’estudie et le couche en moy Je ne treuve pas estrange qu’elle done et les fievres et la mort a ceus qui la laissent faire et qui luy applaudissent Simon Thomas estoit un grand medecin de son temps Il me souvient que me rencontrant un jour ches un riche vieillard pulmonique et traictant aveq luy des moyens de sa guarison il luy dict que c’en estoit l’un de me doner occasion de me plaire en sa compagnie et que fichant ses yeus sur la freschur de mon visage et sa pensee sur cette allegresse et vigeur qui regorgeoit de mon adolescence et remplissant tous ses sens de cet estat fleurissant en quoi j’estois son habitude s’en pourroit amander Mais il oblioit a dire que la miene s’en pourroit empirer aussi Gallus Vibius banda si bien son ame, à comprendre l’essence et les mouvemens de la folie, qu’il emporta son jugement hors de son siege, si qu’onques puis il ne l’y peut remettre : Et se pouvoit vanter d’estre devenu fol par sagesse. Il y en a, qui de frayeur anticipent la main du bourreau. Et celuy qu’on debandoit pour luy lire sa grace, se trouva roide mort sur l’eschafaut du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons, nous pallissons, et rougissons aux secousses de nos imaginations, Et renversez dans la plume sentons nostre corps agité à leur bransle, quelques-fois jusques à en expirer. Et la jeunesse bouillante

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s’eschauffe si avant en son harnois tout’endormie, qu’elle assouvit en songe ses amoureux desirs,

Ut quasi transactis sæpe omnibus rebus profundant

Fluminis ingentes fluctus, vestémque cruentent.

Et encore qu’il ne soit pas nouveau de voir croistre la nuict des cornes à tel, qui ne les avoit pas en se couchant : toutesfois l’evenement de Cyppus Roy d’Italie est memorable. Lequel […]

Remarquons qu’à l’autre extrémité du chapitre, plus lacunaire (texte disparu en pied de page), 95 ne fournit plus seulement des rustines, il prend le relais d’EB défaillant :

Plutarque nous diroit volantiers de ce qu’il en a faict, que c’est l’ouvrage d’autruy que ses examples soient en tout et par tout veritables : qu’ils soient utiles à la posterité, et presentez d’un lustre, qui nous esclaire à la vertu, que c’est son ouvrage. Il n’est pas dangereux, comme en une drogue medicinale, en un compte ancien, qu’il soit ainsin ou ainsi.

Merci donc à Marie de Gournay (à placer en épigraphe de toute édition des Essais « selon EB » !), en tout cas pour ce chapitre qui, grâce à son édition posthume, s’enrichit – c’est une façon de parler – d’une confidence très intime que l’auteur seul a pu ajouter au texte déjà en place :

Jouint que j’en sçai un [i.e. un ventre] si turbulant et revesche qu’il y a quarante ans, qu’il tient son maistre à peter d’une haleine et d’une obligation constante et irremittente, et le meine ainsin a la mort. Et pleust à Dieu, que je ne le sceusse que par les histoires, combien de fois nostre ventre par le refus d’un seul pet, nous menne jusques aux portes d’une mort tres-angoisseuse : et que l’Empereur qui nous donna liberté de peter par tout, nous en eust donné le pouvoir.

La lacune n’est pas assez grande pour avoir pu contenir les quatre lignes de la phrase finale (« Et pleust à Dieu … pouvoir. »). A. Tournon ne s’y est pas trompé qui, dans son édition des Essais selon EB (op. cit., p. 189), ne leur accorde aucune place. Il faudrait faire la liste de ces ajouts de 95 qu’on ne saurait attribuer qu’à Montaigne lui-même18.

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De telles considérations peuvent à terme fournir de nouveaux outils au chercheur. Elles peuvent aussi rebuter celui qui n’a pour projet que de lire Montaigne, ses Essais, voire une traduction de ce livre analogue à celles qui permettent à beaucoup de lire dans leur propre langue Shakespeare et Cervantès, le Conte du Graal, Tolstoï, Kawabata… Au débat sur l’édition des Essais est peut-être en train de se substituer un débat sur leur traduction en français moderne (plus ou moins moderne, plus ou moins traduit ou transposé), dont un numéro récent du Bulletin, à l’initiative de Jean-Yves Pouilloux, s’est déjà fait l’écho.

Je voudrais pour finir (tel était le grand écart annoncé, entre rigueur et liberté) m’essayer à cet exercice, aussi profitable que périlleux de la traduction ; le seul en tout cas qui offre la possibilité de dire exactement comment on entend tel tour, tel mot (souvent le commentaire tourne autour de ces difficultés…), le seul aussi qui permette de semer un peu partout ces points qu’au seuil d’EB l’auteur demandait à son imprimeur de ne pas épargner pour mieux servir son style coupé. Là où les éditions « selon 95 » les proscrivent et où les éditions « selon EB » en usent avec plus ou moins de parcimonie, on peut aussi à ce stade recourir sans gêne aux paragraphes, en tout cas pour ce chapitre qui procède par accumulation de « comes » (cas analogues illustrant une thèse) et où abondent les attaques de phrase par « Et » (devenu souvent majuscule sur EB). On comprendra peut-être mieux ainsi pourquoi l’auteur lui-même parle de ce chapitre comme d’un « capriçe » (orthographe de 1588 non reprise en 1595), autrement dit un capriccio, mot qui désigne, entre autres choses, un écrit fantaisiste et sans règles, tout en saillies, sauts et gambades comparables à ceux de la chèvre (capra, d’où vient le mot selon Henri Estienne, qui désapprouve cet italianisme).

Tel serait donc le quatrième état du texte : une Traduction d’EB-1595 qui prenne son bien et chez l’un et chez l’autre. Les citations latines pourraient y figurer en anglais19, pour mieux appréhender le caractère un peu bilingue (latin et français) des pages d’origine. Mutatis mutandis,

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comme le livre de Sebond et sa traduction par Montaigne, un tel texte pourrait au moins « servir d’acheminement, et de premiere guyde à un apprentif, pour le mettre à la voye ». Ce sera, si l’on veut bien, ma justification20. Après avoir consacré beaucoup à la minutie et à l’austérité, qu’on me permette donc de mettre mes pas dans ceux de Naselli (1590, en italien), de Florio (1603) et de tant d’autres traducteurs en langue étrangère, mais aussi dans ceux du général Michaud, premier auteur d’une « traduction en langage [français] de nos jours » (1907)21. Ne serait-ce que pour inciter le lecteur, spécialiste ou amateur à recourir, pour en juger, aux textes originaux – celui, estropié, d’EB, et celui, secourable, de 95 – qu’une traduction, pas plus qu’une simple transposition ou modernisation partielle, ne saurait remplacer22. Cette mise en relation page à page, comme le pratiquent les éditions bilingues, est même indispensable si l’on veut éviter qu’à l’usage l’avatar ne se substitue au prototype (car tel est le risque…).

Force de l’imagination

A strong imagination creates the event a, comme on dit à l’Université.

Je suis de ceux qui ressentent très fort la puissance de l’imagination. Chacun en est heurté, mais certains en sont renversés. Son effet me transperce. Et mon art est de lui échapper, | EB non pas | 95 car je n’ai pas la force | de lui résister.

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Je vivrais de la seule compagnie de personnes saines et gaies. La vue des angoisses d’autrui m’angoisse physiquement. Et mon sentiment a souvent usurpé le sentiment d’un autre. Un tousseur continuel irrite mon poumon et mon gosier. Je visite moins volontiers les malades qui me touchent de près, que ceux auxquels je m’intéresse moins, que je considère moins. Je saisis le mal qui me soucie et je le prends sur moi.

Je ne trouve pas étrange qu’elle donne et les fièvres et la mort à ceux qui la laissent faire, et même qui l’applaudissent.

Simon Thomas était un grand médecin de son temps. Il me souvient que, me rencontrant | EB un jour | 95 un jour à Toulouse | chez un riche vieillard aux poumons malades, et traitant avec lui des moyens de sa guérison, il lui dit que l’un d’eux, c’était de me donner l’occasion de jouir de sa compagnie. Et qu’en fixant ses yeux sur la fraîcheur de mon visage et sa pensée sur cette allégresse et cette vigueur dont mon adolescence débordait, et en remplissant tous ses sens de cet état florissant où j’étais, sa santé s’en pourrait amender. Mais il oubliait de dire que la mienne s’en pourrait aussi empirer !

Gallus Vibius fit tant d’effort pour comprendre l’essence et les mouvements de la folie, qu’il en perdit la raison. Si bien que jamais depuis il ne la put retrouver. Il se pouvait vanter d’être devenu fou par sagesse !

Il y en a qui par frayeur anticipent la main du bourreau. Et celui qu’on détachait pour lui lire sa grâce se trouva raide mort sur l’échafaud du seul coup de son imagination.

Nous transpirons, nous tremblons, nous pâlissons et rougissons sous les secousses de nos imaginations. Même couchés dans la plume, nous sentons notre corps ébranlé par leurs chocs, quelquefois jusqu’à en expirer.

Et la jeunesse bouillante parvient en dormant à un tel degré d’excitation qu’ elle assouvit en songe ses amoureux désirs :

So that as though it were an actual affair,

They pour out mighty streams, and stain the clothes they weart b

Et encore qu’il ne soit pas nouveau de voir, la nuit, croître des cornes à celui qui ne les avait pas en se couchant, toutefois ce qui arriva à Cyppus, roi d’Italie, est mémorable. Lequel23, pour avoir assisté durant le jour avec enthousiasme au combat des taureaux, et avoir eu en songe

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toute la nuit des cornes dans la tête, les fit pousser sur son front par la force de l’imagination.

L’émotion donna au fils de Crésus la voix que la nature lui avait refusée.

Et Antiochus tomba malade d’avoir gardé la beauté de Stratonicé trop vivement empreinte en son cœur.

Pline dit avoir vu Lucius Cossitius, de femme changé en homme le jour de ses noces.

Pontano et d’autres auteurs racontent que de pareilles métamorphoses sont advenues en Italie au cours des derniers siècles.

Sous l’effet du violent désir de lui et de sa mère,

Iphis the man fulfilled vows made when he was a girl c. Passant à Vitry-le-François, je pus voir un homme que l’évêque de Soissons avait nommé Germain lors de sa confirmation, que tous les habitants du lieu ont connu, et vu fille jusqu’à l’âge de vingt-deux ans sous le nom de Marie. Il était, à cette époque, fort barbu, et vieux, et non marié. C’est, dit-il, en faisant un effort pour sauter, que ses organes virils apparurent. Et il est encore en usage, parmi les filles de là-bas, une chanson où elles s’avertissent entre elles de ne pas faire de grandes enjambées de peur de devenir garçons, comme Marie Germain.

Il n’est pas bien étonnant que cette sorte d’accident se rencontre fréquemment. Car si l’imagination a du pouvoir en de telles choses, elle est si continuellement et vigoureusement attachée à ce sujet-là, que pour n’avoir si souvent à retomber dans la même pensée de ce fougueux désir, elle ferait mieux d’introduire une fois pour toutes cet attribut viril dans le corps des filles !

Certains attribuent à la force de l’imagination les cicatrices du roi Dagobert et de saint François.

On dit que parfois elle soulève les corps au-dessus de leur place.

Et Celse raconte l’histoire d’un prêtre qui ravissait son âme jusqu’à un tel degré d’extase, que son corps en demeurait longtemps sans respiration ni sentiment.

Saint Augustin en nomme un autre, à qui il ne fallait que faire entendre des cris lamentables et plaintifs, et soudain il défaillait. Et il s’emportait si vivement hors de soi qu’on avait beau le secouer, et hurler, et le pincer, et le brûler, rien n’y faisait jusqu’à ce qu’il fût revenu à lui. Alors il disait avoir entendu des voix, mais comme venant de loin. Et il s’apercevait de ses brûlures et ses meurtrissures. Et que ce ne fût

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une supercherie bien montée, contraire à ce qu’il éprouvait vraiment, on le voyait à ce qu’il n’avait plus durant ce temps ni pouls ni haleine.

Il est vraisemblable que le principal crédit des visions, envoûtements et autres effets extraordinaires vient de la puissance de l’imagination, qui agit principalement sur les gens du peuple, plus malléables. On tient leur croyance si captive, qu’ils pensent voir ce qu’ils ne voient pas.

Je suis encore | EB de cette opinion | 95 en ce doute | que ces plaisantes « liaisons », dont notre monde se voit si entravé qu’il ne se parle d’autre chose, ce sont peut-être des effets de l’appréhension et de la crainte. Car je sais par expérience qu’un tel, de qui je puis répondre comme de moi-même, à l’abri de tout soupçon d’impuissance autant que de magie, ayant entendu un sien compagnon raconter une défaillance inhabituelle où il était tombé au moment le plus critique, et se trouvant en pareille situation, l’horreur de ce récit lui vint tout à coup si rudement frapper l’imagination, qu’il subit la même infortune. Et dorénavant il fut sujet à récidive, ce vilain souvenir de sa déroute le harcelant et le tyrannisant. Il trouva quelque remède à cette chimère en usant d’une autre chimère. C’est qu’en avouant lui-même et en proclamant d’emblée son handicap, il soulageait la tension de son esprit, car comme il s’attendait à ce malheur, celui-ci avait moins de prise sur lui et lui pesait moins. Quand il a pu à sa guise, l’esprit rasséréné et détendu, le corps rétabli dans ses droits, le mettre enfin à l’épreuve, s’en saisir et en surprendre autrui, il s’est guéri tout net. Avec qui on a été puissant une fois, on n’est plus impuissant, sinon par invalidité réelle.

Ce malheur n’est à craindre que dans les entreprises où notre esprit se trouve tiraillé outre mesure entre désir et respect, et notamment dans les occasions où il faut agir à l’improviste, et vite. Il n’y a aucun moyen de se ravoir de ce trouble. J’en connais un à qui il a servi d’y apporter un corps qu’il avait | EB commencé à satisfaire | 95 à demi satisfait | ailleurs, afin d’endormir la brûlure de sa folle passion, et qui avec l’âge se trouve moins impuissant de ce qu’il est moins puissant ! Et tel autre aussi, à qui il a servi qu’un ami lui ait assuré qu’il disposait de toute une batterie d’amulettes infaillibles pour le protéger.

Il vaut mieux que je dise comment cela arriva. Un comte de très bonne naissance, de qui j’étais fort intime, se mariant avec une belle dame qu’un tel, qui assistait à la fête, avait poursuivie de ses assiduités, inquiétait grandement ses amis, et en particulier une vieille dame, sa

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parente qui, présidant à ces noces et les faisant chez elle, appréhendait ces sorcelleries. Ce qu’elle me fit comprendre. Je la priai de s’en reposer sur moi. J’avais par chance dans mes coffres une petite pièce d’or plate, où étaient gravées certaines figures célestes contre les coups de soleil et les maux de tête, à placer exactement sur la suture du crâne. Et pour l’y maintenir, elle était cousue à un ruban qu’on devait rattacher sous le menton. Chimère semblable à celle dont nous parlons… | EB Jacques Peletier | 95 Jacques Peletier lors d’un séjour chez moi | m’avait fait ce présent singulier. Je m’avisai d’en tirer quelque usage. Et je dis au comte qu’il pourrait bien connaître le même sort que les autres, car il y avait là des hommes prêts à l’y exposer. Mais que hardiment il allât se coucher. Que je lui ferais un tour d’ami, et n’épargnerais pas, pour son service, un miracle qui était en ma puissance, pourvu que sur son honneur il me promît de le tenir très fidèlement secret. Seulement, quand au cours de la nuit on irait lui porter le repas de réveillon, si cela s’était mal passé, qu’il me fît tel signe.

Il avait eu l’âme et les oreilles si rebattues, qu’il se trouva « lié » à cause du trouble de son imagination et me fit | EB son signe | 95 son signe à l’heure dite |. Je lui dis | EB alors | 95 alors à l’oreille | de se lever sous couleur de nous chasser et de prendre par jeu la robe de nuit que j’avais sur moi (nous étions d’une taille fort voisine). Et de s’en revêtir jusqu’au moment où il aurait exécuté mon ordonnance :

– Quand nous serions sortis, se retirer pour uriner

– Dire trois fois telles | EB oraisons | 95 paroles | et faire tels mouvements

– À chacune de ces trois fois, ceindre le ruban que je lui mettais en main

– S’appliquer bien soigneusement sur les reins la médaille qui y était attachée, la figure selon telle position

– Cela fait, | EB ayant | 95 ayant à la fin | bien serré ce ruban pour qu’il ne se puisse ni dénouer ni déplacer, s’en retourner tout à fait rassuré à son affaire.

– Et qu’il n’oublie pas d’étendre ma robe sur son lit de manière à les mettre tous deux à l’abri.

De ces singeries dépend principalement l’efficacité du tour. Car notre pensée ne se peut défaire de l’idée que des moyens si étranges viennent de quelque science occulte. Leur inanité leur acquiert poids et révérence.

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Bref, mes talismans se trouvèrent sans aucun doute plus propices à Vénus qu’adversaires du Soleil, plus actifs que défensifs !

C’est par un élan subit d’affection, fort éloigné de ma nature, que je fus conduit à agir de la sorte. Je suis ennemi des actions subtiles et feintes, et ne m’adonne à la manipulation ni par jeu ni pour le profit. Si l’action n’est pas vicieuse, le moyen l’est.

Amasis, roi d’Egypte, épousa Laodicé, une fort belle Grecque. Et lui qui se montrait un rude gaillard partout ailleurs, il n’arriva pas à jouir d’elle et menaça de la tuer, estimant qu’il s’agissait de quelque sortilège. Comme il est d’usage pour les visions, elle le renvoya à la dévotion. Et ayant accompli ses vœux et promesses à Vénus, il se trouva divinement rétabli, dès la première nuit suivant ses offrandes et ses sacrifices.

Mais elles ont tort de nous accueillir avec ces mines revêches, querelleuses et fuyantes qui nous éteignent en nous allumant ! La bru de Pythagore disait que la femme qui couche avec un homme doit, avec sa jupe, laisser aussi la pudeur, et la reprendre | EB avec le jupon | 95 avec elle |.

L’âme de l’assaillant, troublée par diverses alarmes, se perd aisément. Et celui à qui l’imagination a fait subir une fois cette honte – et elle ne la fait subir qu’aux premiers contacts, parce qu’ils sont plus | EB bouillants | 95 ardents | et fougueux, et aussi parce qu’en cette première | EB image | 95 image qu’on donne de soi |, on craint beaucoup plus de faillir –, ayant mal commencé, le voilà malade et dépité à cause de cet accident, qui se répète aux occasions suivantes. Les hommes mariés, qui ont tout leur temps, ne doivent ni hâter leur entreprise ni tâter le terrain s’ils ne sont pas prêts. Et il vaut mieux faillir indécemment à étrenner la couche nuptiale, pleine d’agitation et de fièvre, en attendant | EB une autre et une autre | 95 une autre | occasion, plus privée et moins angoissante, que de tomber en une perpétuelle misère pour s’être effrayé et désespéré du premier refus. Avant la pleine possession, le patient doit, par des assauts renouvelés, s’essayer et exposer peu à peu, sans vouloir à tout prix se rassurer définitivement lui-même. Ceux qui savent leur membre viril d’un naturel docile, qu’ils se préoccupent seulement de prendre leur imagination à contrepied !

On a raison de remarquer l’indocile liberté de ce membre, qui s’ingère si importunément lorsque nous n’en avons que faire, et défaille si importunément lorsque nous en avons le plus affaire, se disputant

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l’autorité si impérieusement avec notre volonté, refusant avec tant de fierté et d’obstination nos sollicitations et mentales et manuelles.

Si toutefois, en ce qu’on blâme sa rébellion et qu’on en tire une preuve pour le condamner, il m’avait payé pour plaider sa cause, peut-être ferais-je soupçonner nos autres membres, ses compagnons, de lui être allés intenter ce faux procès par pure jalousie de l’importance et de la douceur de son usage, et d’avoir en complotant armé le monde à son encontre, le chargeant par méchanceté, lui seul, de leur faute commune. Car, pensez-y, y a-t-il une seule des parties de notre corps qui ne refuse pas souvent à notre volonté son service, et qui souvent ne | EB l’exerce | 95 s’exerce | contre notre volonté ? Elles ont chacune des passions propres, qui les éveillent et endorment sans notre avis. Combien de fois les mouvements involontaires de notre visage témoignent des pensées que nous tenions secrètes, et nous trahissent aux yeux de l’entourage ! Cette même cause qui anime ce membre, anime aussi, à notre insu, le cœur, le poumon, et le pouls, la vue d’un objet agréable répandant imperceptiblement en nous la flamme d’une émotion fébrile. N’y a-t-il que ces muscles et ces veines qui s’élèvent et se couchent sans l’accord, non seulement de notre volonté, mais aussi de notre pensée ? Nous ne commandons pas à nos cheveux de se hérisser, ni à notre peau de frémir de désir ou de crainte. La main se porte souvent où nous ne l’envoyons pas. La langue se transit et la voix se fige à son heure. Alors même que, n’ayant rien à frire, nous le lui défendrions volontiers, l’appétit de manger et de boire ne laisse pas d’émouvoir les parties qui lui sont consacrées, ni plus ni moins que cet autre appétit. Et il nous abandonne de même, hors de propos, quand bon lui semble.

Les organes qui servent à décharger le ventre ont leurs propres dilatations et compressions, outre et contre notre avis, comme ceux-ci, destinés à décharger | EB nos | 95 les | rognons. Et le fait que, pour autoriser | EB la toute-puissance | 95 la puissance | de notre volonté, saint Augustin allègue avoir vu quelqu’un qui commandait à son derrière autant de pets qu’il en voulait, et que | EB Vivès son commentateur | 95 Vivès | renchérit d’un autre exemple de son temps, de pets qui scandaient les vers qu’on leur adressait à haute voix, ne suppose pas non plus parfaite l’obéissance de ce membre-là. Car en est-il ordinairement de plus indiscret et tumultueux ? J’ajouterai que j’en connais un si turbulent et rebelle, qu’il y a quarante ans qu’il oblige constamment son maître à péter, sans

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rémission ni trêve, et le mène ainsi à la mort. | 95 Et plût à Dieu que je ne susse que par ouï-dire, combien de fois notre ventre, par le refus d’un seul pet, nous mène jusqu’aux portes d’une mort très angoissante, et que l’empereur qui nous donna la liberté de péter partout nous en eût donné le pouvoir ! | 

Mais notre volonté, pour les droits de qui nous mettons en avant ce reproche, combien plus vraisemblablement la pouvons-nous accuser de rébellion et de sédition pour son dérèglement et sa désobéissance ! Veut-elle toujours ce que nous voudrions qu’elle voulût ? Ne veut-elle pas souvent ce que nous lui interdisons de vouloir, et à notre évident détriment ? Se laisse-t-elle davantage ranger aux conclusions de notre raison ? Enfin, je dirais en faveur de Monsieur ma partie, qu’il veuille bien considérer qu’en l’espèce, sa cause étant inséparablement liée à celle d’un complice et sans distinction, on ne s’adresse pourtant qu’à lui, par arguments et charges tels que, vu la condition des parties, ils ne peuvent en rien regarder ni concerner le complice en question. Ce qui montre bien la malveillance et déloyauté manifeste des accusateurs.

Quoi qu’il en soit, déclarant qu’elle n’a cure des débats et sentences des avocats et des juges, la nature poursuivra cependant sa marche, elle qui aurait bien fait de doter ce membre de quelque particulier privilège, comme auteur du seul ouvrage immortel des mortels. | EB Voilà pourquoi Socrate estime que c’est une action divine que la génération. | 95 Ouvrage divin, selon Socrate ! | Et Amour, désir d’immortalité. Et Démon immortel lui-même.

C’est peut-être sous l’emprise de l’imagination que tel homme laisse ici les écrouelles, que son compagnon remporte en Espagne. Voilà pourquoi, en de telles choses, on a coutume de demander une âme préparée. Pourquoi les médecins recherchent-ils avant tout la confiance de leur patient avec tant de fausses promesses de guérison, si ce n’est afin que l’effet de l’imagination supplée à l’imposture de leur décoction ? Ils savent qu’un des maîtres de ce métier leur a transmis par écrit qu’il s’est trouvé des hommes sur qui opérait la simple vue de la médecine.

Tout ce « capriccio » m’est venu présentement du récit que me faisait un apothicaire, domestique de feu mon père, un homme simple, un Suisse (peuple peu enclin à la vanité et au mensonge). Il disait avoir connu longtemps, à Toulouse, un marchand atteint de la maladie de la pierre, qui avait souvent besoin de lavements et se les faisait diversement

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prescrire par les médecins en fonction des accès de son mal. On les lui apportait tout faits, sans rien omettre des formes habituelles. Souvent il tâtait pour voir s’ils étaient trop chauds. Le voilà couché, sur le ventre, et tous les préparatifs effectués, mais il ne s’y faisait aucune injection ! L’apothicaire s’étant retiré après cette cérémonie, le patient, installé comme s’il avait véritablement pris le lavement, en ressentait le même effet que ceux qui les prennent. Et si le médecin ne trouvait pas l’opération suffisante, il lui en redonnait deux ou trois autres sous la même forme. Mon témoin jure que pour épargner la dépense – car il les payait comme s’il les avait reçus –, la femme de ce malade ayant tenté un jour d’y faire mettre seulement de l’eau tiède, le résultat révéla la supercherie. Et comme il avait trouvé ces lavements-là inefficaces, il fallut revenir à la première façon !

Une femme, pensant avoir avalé une épingle avec son pain, criait et se plaignait d’une douleur insupportable au gosier, où elle croyait la sentir arrêtée. Mais parce qu’il n’y avait ni enflure ni lésion apparente, un homme sensé, ayant jugé que ce n’était là qu’affabulation, due à quelque morceau de pain qui l’avait piquée en passant, la fit vomir et jeta à la dérobée, dans ce qu’elle rendit, une épingle tordue. Cette femme, croyant l’avoir rendue, se sentit aussitôt déchargée de sa douleur.

Je sais qu’un gentilhomme, ayant reçu chez lui à dîner des amis, se vanta trois ou quatre jours après, par manière de jeu – car il n’en était rien –, de leur avoir fait manger un chat en pâté. Une demoiselle de la troupe en conçut une telle horreur qu’en proie à des vomissements continuels, et à la fièvre, il fut impossible de la sauver.

Les bêtes elles-mêmes se voient comme nous assujetties à la force de l’imagination. Pour preuve, les chiens, qui se laissent mourir de douleur à la perte de leurs maîtres. Nous les voyons aussi japer et se trémousser en songe, et les chevaux hennir et se débattre.

Mais tout ceci se peut rapporter à l’étroite couture de l’esprit et du corps qui se communiquent l’un à l’autre leurs fortunes. Autre chose est le fait que l’imagination agisse parfois, non seulement contre son corps, mais contre le corps d’autrui. Et de même qu’un corps rejette son mal sur son voisin, comme il se voit pour la peste, la vérole et le mal des yeux, qui se transmettent par contagion,

By looking at sore eyes, eyes become sore :

From body into body ills pass o’ert d,

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pareillement l’imagination ébranlée violemment lance des flèches capables de blesser un objet extérieur.

Les Anciens ont soutenu qu’en Scythie certaines femmes, montées et en colère contre quelqu’un, le tuaient du seul regard.

Les tortues et les autruches couvent leurs œufs de la vue seule, signe qu’il s’y trouve quelque force éjaculatrice.

Et quant aux sorciers, on dit que leurs yeux blessent et nuisent.

Some evil eye bewitched my tender lambst e. Ce sont pour moi de mauvais garants que les magiciens. Toujours est-il que nous voyons par expérience les femmes envoyer aux corps des enfants qu’elles portent au ventre des marques de leurs visions. Pour preuve, celle qui engendra le Maure.

Et on présenta à Charles, roi de Bohême et empereur, une fille des environs de Pise, toute velue et hirsute, que sa mère disait avoir été ainsi conçue à cause d’une image de saint Jean Baptiste suspendue à son lit.

Il en est de même des animaux. Pour preuve, les brebis de Jacob, et les perdrix et les lièvres, que la neige blanchit dans les montagnes.

On vit dernièrement chez moi un chat qui guêtait un oiseau au haut d’un arbre. Après s’être un moment fixés des yeux l’un l’autre, l’oiseau se laissa choir comme mort entre les pattes du chat, soit enivré par sa propre imagination, soit attiré par quelque force attractive du chat.

Ceux qui aiment la fauconnerie ont entendu raconter l’histoire du fauconnier qui, attachant obstinément sa vue sur un milan en vol, pariait que par la seule force de sa vue il le ferait descendre au sol. Et il le faisait !

À ce qu’on dit, du moins, car les histoires que j’emprunte, je les renvoie à la conscience de ceux de qui je les tiens. Les réflexions sont à moi, et se fondent sur la raison, non sur l’expérience. Chacun y peut joindre ses exemples. Et celui qui n’en a point, qu’il ne laisse pas de croire qu’il y en a, vu le nombre et la variété des choses qui existent. Si je ne suis pas bon dans l’art d’« exemplifier », qu’un autre « exemplifie » pour moi ! Aussi bien, dans l’étude que je mène sur nos mœurs et mouvements, les témoignages inventés, pourvu qu’ils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu ou non advenu, | EB à Paris ou à Rome | 95 à Rome ou à Paris |, à Jean ou à Pierre, c’est toujours un tour de l’humaine capacité, chose dont je suis utilement avisé par ce récit. Je le vois et en fais autant mon profit si c’est ombre ou si c’est corps. Et parmi les différentes versions qu’ont souvent les histoires, je me sers de celle qui est la plus rare et la plus mémorable. Il y a des auteurs dont

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l’intention, c’est de dire ce qui est arrivé. La mienne, si je pouvais y parvenir, ce serait de parler de ce qui peut arriver.

Il est justement permis aux étudiants d’inventer des « similitudes » quand ils n’en ont pas d’avérées. Je n’en fais pas ainsi pourtant, et sur ce point je surpasse en scrupuleuse exactitude la bonne foi des historiens. Dans les exemples que je tire ici de ce que j’ai | EB entendu | 95 lu, entendu |, fait ou dit, je me suis défendu d’oser altérer jusqu’aux plus légères et inutiles circonstances. Ma conscience ne falsifie pas un iota, | EB ma science | 95 mon ignorance |, je ne sais.

À ce propos, il m’arrive parfois de penser qu’il puisse assez bien convenir à un théologien, à un philosophe, gens d’’exquise conscience et d’exacte prudence, d’écrire l’histoire. Comment pourraient-ils engager leur parole sur la base de la parole populaire ? Comment répondre des pensées de personnes inconnues et prendre pour argent comptant leurs conjectures ? Des actions à divers éléments qui se passent en leur présence, ils refuseraient d’en rendre témoignage sous serment devant un juge. Et aucun homme ne leur est si familier qu’ils s’engagent à répondre pleinement de ses intentions.

Je trouve moins risqué d’écrire sur les choses passées que sur les présentes, parce que l’écrivain n’y doit rendre compte que d’une vérité empruntée. Certains me poussent à écrire sur les affaires de mon temps, estimant que je les vois d’une vue moins blessée de passion qu’un autre, et de plus près, grâce à l’accès que le hasard m’a donné aux chefs de divers partis. Mais ils ne disent pas, que, même pour toute la gloire de Salluste, je n’en prendrais pas la peine. Ennemi juré d’obligation, d’assiduité, de constance. Il n’est rien qui soit si contraire à mon style qu’un discours étendu. Je m’interromps si souvent par manque de souffle ! Je n’ai ni composition ni développement qui vaille. Plus ignorant qu’un enfant des phrases et vocables qui servent aux choses les plus communes. Aussi ai-je entrepris de dire ce que je sais dire, accommodant le sujet à ma force. Si je voulais m’en imposer un, il pourrait dépasser ma mesure. Ils ne disent pas non plus que, ma liberté étant si libre, j’eusse publié, à mon gré même et selon la raison, des jugements illégitimes et punissables.

Plutarque nous dirait volontiers, à partir de son expérience d’auteur, que c’est l’œuvre d’autrui si ses exemples sont en tout et partout véritables, que son œuvre à lui c’est qu’ils soient utiles à la postérité, et

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présentés sous un jour qui éclaire notre chemin vers la vertu. Il n’est pas dangereux, comme c’est la cas pour un médicament, que dans un vieux récit il en soit ainsi ou ainsi24.

Notes

a Fortis imaginatio generat casum (adage scolastique). « Version » française de Marie de Gournay : « Une vehemente imagination engendre son accident ».

b Ut quasi transactis sæpe omnibus rebus profundant Fluminis ingentes fluctus, vestémque cruentent (Lucrèce) : « Bien souvent, comme un fleuve arrivé à son terme, Ils répandent leurs flots et souillent leurs vêtements. » Ces vers n’ont pas été traduits par Marie de Gournay !

c Vota puer solvit, quæ fœmina voverat Iphis (Ovide). Cf. Marie de Gournay : « Iphis paya garçon, les veux qu’il fist pucelle ».

d Dum spectant oculi læsos, læduntur et ipsi : Multaque corporibus transitione nocent (Ovide). Cf. Marie de Gournay : « En regardant un œil malade, un autre œil est blessé : plusieurs choses invysibles se transferans de corps en corps par contagion. »

e Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos (Virgile). Cf. Marie de Gournay : « Je ne sçay quels faux yeux charment mes agneaux tendres ».

Alain Legros

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BsmMS03_illustr_01.jpg

Fig. 1 – Montaigne, Essais, 1588-EB
(bibliothèque Mériadeck, Bordeaux), fo 34 vo

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Fig. 2 – Montaigne, Essais, 1588-EB
(bibliothèque Mériadeck, Bordeaux), fo 36 ro

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BsmMS03_illustr_03.jpg

Fig. 3 – Transcription diplomatique de 1588-EB en l’état :
texte imprimé/corrigé du fo 34 vo, lignes 1-21

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BsmMS03_illustr_04.jpg

Fig. 4 – Transcription diplomatique d’EB en l’état :
ajout manuscrit dans la marge extérieure du fo 34 vo

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BsmMS03_illustr_05.jpg

Fig. 5 – Signes d’insertion/connexion manuscrits
dans le fo 34 vo

1 Adresse du nouveau site animé par Alain Baud et Marc Foglia : www.amisdemontaigne.fr.

2 « Reproduction phototypique » en trois portefeuilles, Paris, Hachette, 1912 (réimpr. Slatkine, 1988) ; « Reproduction typographique » en trois volumes, par E. Courbet et H. Prost pour le Livre I (1906 au titre, en fait 1913), A. Armaingaud et J. Duportal pour les Livres II et III (1927-1931).

3 Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, à l’origine Bulletin des Amis de Montaigne, puis Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, récemment (mais seulement pour quelques livraisons) Nouveau Bulletin de la Société des Amis de Montaigne.

4 En l’occurrence A. Tournon, éditeur des Essais selon EB avec orthographe modernisée (Imprimerie nationale, 1997-1999) et J. Balsamo, coéditeur, avec M. Magnien et C. Magnien-Simonin, des Essais selon 95 (Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007). Voir aussi l’édition de J. Céard et al. selon 95, avec orthographe modernisée (Le Livre de Poche Classique, LGF, 2002, en 3 tomes).

5 Au jugement d’A. Tournon, qui toutefois se sert logiquement de 95 quand EB fait défaut.

6 A. Legros, Montaigne manuscrit, Paris, Ed. Classiques Garnier, 2010.

7 Reproduction en quadrichromie de l’Exemplaire de Bordeaux des Essais de Montaigne, Fasano-Chicago, Schena Editore-Montaigne Studies, 2002.

8 Les restaurateurs spécialisés du patrimoine pourraient aussi servir ici de modèles, eux « dont la tâche est avant tout de conserver la forme et la matière de l’œuvre d’art et de la mettre en valeur, mais avec une intervention minimale très respectueuse de l’information précieuse qu’elle contient » (I. Pallot-Frossard, « Sous le regard de la science. Les nouveaux enjeux de la restauration », dans Les secrets des cathédrales, Le Nouvel Observateur Hors-Série, juillet-août 2012, p. 77).

9 J’ai déjà testé cette façon de faire avec les Bibliothèques virtuelles humanistes (dir. M.-L. Demonet, CESR, Tours,) : voir sur le site des BVH www.bvh.univ-tours.fr la version numérisée du Lucrèce annoté par Montaigne et les transcriptions jointes (demander « Lucretius » pour accéder à la notice, puis à l’ouvrage). Il en est de même des annotations d’Ausone, de Giraldi, d’Herburt de Fulstin, de Sauvage (Nicole Gilles en préparation, César et Quinte-Curce en attente), et d’un exemplaire des Essais annoté par Rousseau. Les trois états de la transcription de I, 21 selon 1588-EB présentés ici devraient être bientôt en ligne sur le site des BVH.

10 I, 21 dans les éditions du vivant de Montaigne (dont 1588 et par conséquent EB) ; I, 20 dans les éditions posthumes.

11 Pour inviter aussi l’histoire à notre colloque tout en gardant les yeux fixés sur le chapitre élu, rappelons le jugement des magistrats du Parlement de Paris alors replié à Tours : en 1589, sur l’avis de Pigray, médecin d’Henri III aux vues proches de celles de Wier et de Montaigne (« Des boiteux »), ils acquittent en appel quatorze accusés de sorcellerie, estimant qu’ils étaient seulement « depravez en leurs imaginations » (R. Mandrou allégué par R. Sauzet, Religion et société à l’époque moderne, Presses universitaires François-Rabelais, Tours, 2012, p. 196).

12 Voir par exemple les feuillets 37 vo, 38 ro, 54 ro, 59 vo, etc. Et dans le chapitre I, 21, le feuillet 36 ro.

13 Comment nommer ce signe, de loin le plus fréquent sur EB ? Lors de la projection ont été montrés une vingtaine de signes distincts parmi la quarantaine dont Montaigne use pour placer en bon lieu ses corrections et additions. À partir du dossier photographique exhaustif que j’ai constitué sur les signes d’insertion employés par Montaigne (EB manuscrit et autres autographes), il serait intéressant de dresser une nomenclature, puis d’évaluer la part d’originalité qui revient à Montaigne dans cet usage. À ma connaissance ce travail n’a jamais été fait.

14 Ed. Villey-Saulnier, réimpr. PUF / Quadrige, 1988, p. 97-98 ; éd. Tournon, op. cit., p. 180-181. A. Tournon a depuis longtemps souligné l’importance des retouches de segmentation sur EB (ponctuation et majuscules). Rappelons avec lui que Montaigne ne ponctue ni les dicta du Parlement de Bordeaux ni les lettres qu’il adresse à Matignon et à Henri IV (les lettres aux jurats sont allographes, donc ponctuées au gré du secrétaire). Rien cependant de déférent ou de solennel dans ce rôle dévolu aux majuscules, car Montaigne fait de même sur son Beuther (trois longues notes non ponctuées) et dans les jugements de synthèse des livres qu’il a lus (César, Quinte-Curce, Sauvage). Il est d’ailleurs intéressant, comme je l’ai fait dans le dernier Bulletin, de comparer ceux-ci, autographes et non ponctués, aux trois bilans de lecture reproduits à la fin du chapitre « Des livres », imprimés et ponctués.

15 En attendant de pouvoir les reproduire numériquement, toute aide permettant de nommer avec précision ces signes sera la bienvenue…

16 Merci à André Tournon et à Olivier Guerrier de m’avoir signalé cette distinction.

17 A. Legros, « Montaigne et Gournay en marge des Essais : trois petites notes pour quatre mains », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, tome 65, no 3, p. 613-630.

18 Il faudrait aussi relever tous les métatextes où, non seulement dans la page de garde bien connue, mais dans le corps du texte et en marge. l’auteur donne ses consignes (à qui, au juste ?) en vue d’une réimpression – ce qui fut sans doute la raison d’être d’EB à l’origine, comme en témoigne la correction minutieuse du texte, mots, majuscules, ponctuation, avec report fréquent des lettres ou mots substitués dans la marge, selon l’usage.

19 Les lecteurs contemporains de Montaigne étaient censés connaître le latin, que l’auteur ne traduit pas, à la différence du grec. Un effet semblable peut être produit aujourd’hui avec l’anglais (citations empruntées ici à la traduction en ligne de D. Frame, Stanford University Press, Stanford, 1958), et par exemple l’allemand (l’espagnol, l’italien et le gascon restant inchangés, tout au plus modernisés). Les citations latines d’origine et la traduction française que j’en propose sont placées à la fin (A-E).

20 L’usage de la première personne (dont j’use volontiers comme modalisateur d’atténuation…) s’impose particulièrement ici pour souligner la part de subjectivité inévitable d’une telle entreprise, mais aussi la part de risque qu’elle contient : toujours une traduction s’expose à la critique, et il faut s’en féliciter. Une autre voie que celle-ci est possible pour la diffusion des Essais auprès d’un large public : la lecture à haute voix du texte « d’origine » (Michel Piccoli, Daniel Mesguich…), où la part d’interprétation n’est pas moindre (débits, intonations, pauses…).

21 Plus près de nous, André Lanly, Claude Pinganaud, Guy de Pernon.

22 Après avoir beaucoup hésité, je traduis ici l’ensemble du chapitre, sous un titre qui rappelle la façon dont Pascal rattache ses « pensée » à un thème, et aussi nos modernes dossiers ou fichiers, à quoi s’apparentent, selon moi, les chapitres de Montaigne. À lire ou se faire lire d’une traite : c’est le meilleur moyen d’en juger en gros avant de passer le détail au crible, textes originaux en regard.

23 Ici s’arrête l’extrait du fo 34 vo transcrit selon trois modes en Fig. 3 et ci-dessus.

24 En accord avec l’épigraphe du présent article, cette clausule s’applique à merveille à nos débats sur l’édition et la traduction !