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Classiques Garnier

«Le service des dames »

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« Le service des dames »

Ridentem dicere verum

Quid vetat ?

Horace

Si Montaigne se justifie de parler de soi, à l’encontre de l’usage du monde1, en tenant qu’il n’est d’autre recours contre la présomption, attendu qu’à rebours des maladies du corps2, les maux de l’âme sont d’autant plus incurables qu’ils restent plus inaperçus et, du coup, invétérés3, si donc il s’est « ordonné d’oser dire tout ce qu’(il) ose faire » (p. 103), ne serait-ce que pour s’obliger à ne pas faire ce qu’il n’oserait dire (p. 104) et qui serait « impubliable » (p. 103), le propos se raffine en matière sexuelle et amoureuse4. D’abord parce que la censure redouble à ce sujet5, non sans qu’il ne s’imprime6 d’autant plus en la pensée et ne la grossisse qu’il a moins loisir de s’exhaler en parole (p. 107), ni que le silence en la franchise duquel

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il est mis ne fasse valoir ce qu’il couvre et ne promeuve ce qu’il oblige à taire (p. 107-108). Ensuite, parce qu’autant « le plaisir d’en conter […] ne doit guère en douceur à celui même de l’effet » (p. 130), autant une stricte discrétion y est-elle de rigueur, dès lors qu’il y va de la réputation des dames et de leurs « tendres grâces » qu’on ne peut « fourrager » qu’à force d’abjectes « vanteries » (id.) et qu’en tout état de cause, « telles privautés » ne laissent pas d’obliger « à quelque bienveillance » (p. 169).

Pourquoi donc celui même qui témoigne avoir « conduit ce marché, selon que sa nature peut souffrir, aussi consciencieusement qu’autre marché, et avec quelque air de justice », voire s’être adonné à « un amour […] sottement7 consciencieux » (p. 169) et avoir « fait caler sous l’intérêt de leur honneur [celui des dames], le plaisir en son plus grand effort, plus d’une fois », au point que « jamais homme n’eut ses approches plus impertinemment génitales8 » et qu’il lui sied d’avoir usé d’« une voie d’aimer […] peu effectuelle » (p. 170), pourquoi ce « galant homme9 » ouvre-t-il ce chapitre qui ne manque pas de l’exposer et même de le vouer à une « sorte de parler scandaleux », d’ailleurs rien moins que de son humeur (p. 168) ? C’est assurément qu’il « l’excuse10, et par particulières et générales circonstances en allège l’accusation » (p. 168). Sans doute se trouvent ainsi allégués l’exigence de franchise11 et le soin général qu’il a de se rechercher « jusques aux entrailles » (p. 107), soucieux qu’il est avant tout de n’être pas « pris en échange » (p. 106) et se plaisant « d’être moins loué, pourvu qu’(il) soit mieux connu » (id.)12, n’ayant que dédain pour « une si scrupuleuse superstition verbale » qui trahit combien nous déférons aux « lois de la bienséance » en n’ayant cure des « lois primitives et communes », combien nous négligeons nos « vrais devoirs » pour nous plier religieusement à de « petites règles feintes, usuelles, provinciales13 », combien « nous nous plâtrons et entre-payons »

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de vains « ombrages » et de monnaie de singe (p. 167). À ce compte, s’il doit « au public universellement (son) portrait » (p. 166), comment pourrait-il en soustraire cette « pièce » qui plus qu’aucune autre le fait « proprement homme14 » et dont il vient15 de déplorer l’insuffisance « énormissime16 » ?

Mais peut-être les circonstances « particulières » sont-elles encore plus pressantes. Outre, en effet, que l’âge lui confère plus largement la liberté de parler de soi17, la vieillesse le pousse à alléger son poids et son chagrin en empoignant toute occasion de plaisir18, à ne s’y laisser entraîner qu’« à reculons » en s’« amusant en la recordation de (ses) jeunesses passées » (p. 98). Or, comme ne l’émeuvent guère les « espèces de voluptés prudentes, fortes et glorieuses » qu’il ne connaît que « par ouïr dire », l’opinion ne pouvant pas assez sur lui pour l’en mettre en appétit (p. 99-100), comme il est à craindre que l’esprit soit « un traître », trop « affréré au corps » pour « se r’avoir de la vieillesse » (p. 101-102), comme enfin seul l’amour pourrait ragaillardir celui qui n’a « autre fin que vivre et (se) réjouir » (p. 101)19, mais que « c’est une commodité bien malaisée à recouvrer » (p. 175), un recours aussi tentant

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qu’irrévocablement révolu20, à moins de sombrer dans un ridicule et une impudence à mourir de honte21, il ne saurait se bercer de son charme et se laisser « aller un peu à la débauche, par dessein » (p. 97) qu’« en fantaisie et en songe22 », qu’en s’employant « à des pensements folâtres et jeunes » (id.) ou en rêvant à « cette noble harde [échange] Socratique du corps à l’esprit » suivant les termes de laquelle « quelqu’une » achèterait « au prix de ses cuisses une intelligence et génération philosophique et spirituelle, le plus haut prix où elle les puisse monter » (p. 179)23. Sans doute « les vices qui s’étouffent en la pensée ne sont pas des pires » (p. 180), mais encore est-ce une piètre ressource que le songe24 pour un homme dont la « philosophie est en action, en usage naturel et présent ; peu en fantaisie » (p. 100).

Toutefois, en matière amoureuse, l’œuvre ou la « besogne25 », au demeurant illégitime26, n’est jamais que la moindre part de l’affaire27, en figurât-elle l’apogée, mais il y entre bien plus de « rêverie fiévreuse28 »,

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tant ce « sot déduit », dont il est aisé de flétrir la folle enflure29, voire de dénoncer bestialement la bestialité30, n’est que le « haut point31 » d’un commerce qui affecte d’y cheminer en multipliant les « préambules », les signes, les mines, les riens, les menues faveurs délicieuses32, les choix et triages33, tout ce qui le fait valoir « par fantaisie et par cherté34 » et qui ménage la jouissance de « dîner de la fumée du rôt » (p. 156) et l’entretien d’une « agitation éveillée, vive et gaie » (p. 171) ou encore « mordicante » (p. 172). Moyennant quoi, s’il n’y a plus droit, désormais, « que par les oreilles » (p. 161) et par la plume, il se pourrait qu’il n’y perde guère et qu’il ne soit pas si « cassé de l’état et suite de ce Dieu », qu’il n’en ait, non moins que la souvenance (p. 108-109), le loisir encore d’en goûter la saveur, pour peu qu’en sachant avouer et retracer ce qu’il fit, il ne laisse pas de faire ce qu’il avoue. De la sorte, cet « extrême congé » adressé à l’amour, ces « dernières accolades » avec les dames et les jeux du monde non seulement en échauffent « outre l’ordinaire l’affection35 », mais encore

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en relancent par art l’allégresse36, en filent le charme, en prolongent l’enchantement, en poursuivent l’accointance sur un autre registre et, loin de toute nostalgie, consacrent le regain de sa fièvre folâtre.

Aussi bien Montaigne, rien moins qu’entreprenant en ses amours37, compte-t-il, non sans raison38, que « ce chapitre (lui) fera du cabinet » et lui ouvrira l’accès à un « commerce un peu privé » avec les dames39. Nul doute, au reste, qu’il ne leur aura jamais aussi gracieusement fait sa cour que dans cet essai folâtre40, non sans à l’occasion « les pincer où il leur cuisait » (p. 169), qu’il n’aura jamais mieux fait preuve de l’impétuosité41 et de l’inadvertance42 qui siéent à ce dieu au « menton puéril » (p. 178), de la folâtrie43 et de la pointe de scandale44 qui ne laissent pas de l’empreindre ; nul doute qu’il ne se plaise plus que jamais, sans feinte mais sans « rêverie », à faire l’ému45, à faire « un peu l’enfant,

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le craintif et le serviteur », tant « en cette marchandise, qui en ôte la révérence, en efface le lustre » (p. 134). Sans doute est-il singulier de s’introduire dans l’intimité des dames, de solliciter leurs faveurs et de nouer avec elles un « commerce un peu privé » par voie publique, mais cette « plaisante fantaisie » n’est autre que le ressort même des Essais46 et la lectrice s’y trouve y avoir part, comme au jeu de paume « celui qui soutient47 », dès lors que « la parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute48 » ; château en Espagne peut-être, mais son âme n’en est-elle pas moins « réellement chatouillée et réjouie49 » ? Sous ce jour, loin de n’offrir qu’un semblant, qu’un souvenir décoloré et un pâle succédané de ses « jeunesses passées50 », il s’avère plutôt que cette « peinture », à l’enseigne de Virgile et bien qu’« à faute de rime » (p. 168), « représente je ne sais quel air plus amoureux que l’amour même » (p. 109).

Comment donc Sur des vers de Virgile fait-il l’amour aux dames et les presse-t-il de lire, dans le secret de leur cabinet, ce qu’elles ne souffriraient pas d’ouïr mais qu’elles entendent comme de science infuse, puisqu’elles tiennent de Vénus elle-même leur esprit51 ? À se fier au titre, par le biais d’un « notable commentaire » qui prenant acte de l’indéfectible accointance entre l’amour et la poésie (p. 108-109), se place prudemment sous

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l’aimable patronage52 de Virgile et de Lucrèce53. Non pas que Montaigne entende proprement déférer à quelque autorité54, ni qu’il succombe au travers commun de « nous entregloser » et d’avoir « plus affaire à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses55 », car en l’espèce, quand la « chose » - ou le « thème » (p. 107) - n’est autre que « l’action génitale » et tout ce qui s’y rapporte, il se pourrait que l’interprétation tienne à la chose même, que la « chose », que « cela » soit aussi affaire de parole56 et indissociable de son mode d’expression, que « la peinture de la poésie », à laquelle la prose de Montaigne se mesure, ne fasse rien de moins qu’en « inventer » l’intrigue, à sa manière folâtre et subtile57, échappée et rompue58, « partie en folie, partie en prudence » (p. 167)59. Quoi qu’il en soit, ce commentaire ne le cède guère en « muances » à un autre, le Phèdre de Platon, « mi-parti d’une fantastique bigarrure, le devant à l’amour, tout le bas à la rhétorique60 » ; moyennant quoi, il est loisible de qualifier ainsi Sur des vers de Virgile : le milieu à la poétique, les deux ailes à l’amour.

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À ce compte, il s’agit moins de définir l’amour61 que de le dire62, de le « réciter63 » et du coup, de procéder « en traitant réservément et discrètement de la lascivité » comme le font nos deux poètes (p. 155), à la différence d’Ovide64 – ou de Martial – qui en disant tout « nous soûle et nous dégoûte », et « n’arrive pas à la [Vénus] faire paraître si entière » (id.), tant pour « la découvrir et éclairer de plus près » (id.), la réserve est de rigueur, non moins que l’inadvertance. Non qu’il faille se soumettre à quelque niaise « superstition verbale » ni aux règles paroissiales de la décence65, mais « pour haïr la superstition, (il) ne (se) jette pas incontinent à l’irréligion » (p. 115) et pour « fort serviteur » qu’il soit « de la naïveté et de la liberté », force lui est de s’aviser qu’en la matière « elle gauchit incontinent sur l’impudence66 ». C’est donc qu’à défaut de cette réserve, rien moins que cérémonieuse, on ne saurait que verser dans la « vanterie », soit sur un mode sublime, platonique et féminin67, soit sur un ton de bassesse, cynique et masculin68. Bref, Vénus n’est pas « si entière » quand, tel Martial, on la « retrousse à sa poste » (p. 155) et qu’on se vante de la faire paraître « toute nue », en méconnaissant

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qu’une femme n’est jamais « toute nue », mais toujours assez couverte de sa vertu « sans vertugade [jupe] » (p. 126)69, et que « Vénus n’est pas si belle toute nue, et vive, et haletante, comme elle est ici chez Virgile » (p. 109)70. Si donc celui qui dit tout nous « chaponne » (p. 155), plus que jamais Montaigne a « quelque obligation particulière à ne dire qu’à demi, à dire confusément, à dire discordamment71 ».

Ainsi, « parler ouvertement72 » ce n’est pas tout dire, non seulement parce Montaigne « ne voit le tout de rien73 » et tient le tout pour fallacieux74, mais encore parce qu’en l’espèce « il y a naturellement de la brigue et riotte [querelle] entre elles [les femmes] et nous » et que « le plus étroit consentement que nous ayons avec elles, encore est-il tumultuaire et tempétueux » (p. 117), de sorte que « la police féminine a un train mystérieux » (p. 121) et que tout jugement d’une partie sur l’autre est suspect d’iniquité, quand même le juge fait-il profession d’avouer la vérité, qu’elle lui nuise ou le serve75. En tout cas, le dire comme le faire76 sont soumis à l’intimation du pas tout77 et de la réverbération78, faute de

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quoi ils ne peuvent que s’abîmer dans la tyrannie d’une possession usurpée79 et insipide80. De fait, si « la volupté est qualité peu ambitieuse […] et s’aime mieux à l’ombre81 », la jouissance amoureuse n’est autre que celle même de la relation82, de telle sorte que dans cette « convention libre » et strictement duelle, fondée « au seul plaisir » (p. 117)83 et qui ne souffre ni autorité ni prescription84, « c’est la volonté qu’il faut servir et pratiquer » (p. 158) et qu’il n’y a jouissance qui vaille que de la volonté gracieusement et généreusement dispensée85. Or la volonté est « une pièce bien souple et active » (p. 134), « trop libre et trop sienne » pour « être mise en vente » (p. 158) et dont nul ne saurait du tout s’assurer, fût-ce de la sienne86.

Mais si, du même coup, « il y peut échoir de la trahison, comme ailleurs » (p. 159), l’expression de la volonté s’y trouve soumise à une facture très singulière, suivant laquelle cette relation réciproque et « si juste », à l’instar d’un « marché87 », n’est pourtant rien moins que symétrique. En effet, le commerce amoureux a beau ne point se réduire, tant s’en faut, à « l’action génitale », il n’en est pas moins marqué et comme transi par les conditions particulières de son « haut point », tel l’horizon auquel il ne laisse pas de s’ordonner. À cet égard, sur la première aile du chapitre,

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Montaigne dresse, non sans malice, sous le couvert censément autorisé de Platon (p. 125), la « congression » (p. 111) ou l’« accouplage » (p. 122) d’un « membre inobédient et tyrannique » et de son « consort88 », « un animal glouton et avide », mais de telle sorte que la voracité du second l’emporte, et de loin, sur la fureur du premier89, comme l’établit, sur un mode plaisamment procédurier et doctoral90 dont les attendus font flèche de toute référence, entre autres considérants le jugement sur la mesure du devoir conjugal rendu par une femme et par un homme (p. 117-19)91. Moyennant ce point décisif92, au terme d’un argument par l’absurde93 – à moins qu’il ne soit suborné par l’intérêt des hommes94, encore que les femmes y trouvent leur compte95 –, il n’est pas si inconsidéré (p. 117) ni si fou96, à quelques inconséquences que cette dévolution exclusive97 semble exposer98, que la continence soit donnée « péculièrement en partage » (p. 119) à celles qui nourrissent le plus d’ardeur aux effets de l’amour.

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Sur l’autre aile, le roc de « l’action génitale » est envisagé autrement et sans assaut d’autorités : point de fureurs utérines, mais une « perpétuelle capacité99 » donnée par nature aux femmes en regard de celle, « rare et incertaine », qui échoit aux hommes100, et parallèlement les appétits des uns ayant « montre et déclaration prominente », tandis que ceux des autres demeurent « occultes et intestins » (p. 162). Du coup, Montaigne avance gaillardement telle rude sentence : « De vrai, selon la loi que nature leur donne, ce n’est pas proprement à elles de vouloir et désirer : Leur rôle est souffrir, obéir, consentir […] Elles ont toujours leur heure, afin qu’elles soient toujours prêtes à la nôtre, Pati natae » (id.) ; à ceci près que dépourvues de « pièces » ostentatoires, elles sont suffisamment pourvues « pour la défensive » (id.) et que le consentement de rigueur leur assure le dernier mot en l’affaire. Si d’un côté, « ce n’est pas tout que la volonté charrie droit » (p. 164), quand « la faiblesse et l’incapacité » s’en mêlent, de l’autre, la disposition « perpétuelle » laisse le soin de disposer à son gré des avances qui lui sont faites.

Reste qu’à quelque ligne qu’on se fie, la liberté et la délicatesse du commerce amoureux sont de règle er requièrent qu’on sache « prendre le temps » (p. 134). Dès lors que « c’est la volonté qu’il faut servir et pratiquer » (p. 158), toutes prêtes que soient les femmes toujours « à notre heure », il leur revient de dire qu’elles ne sont pas prêtes à se rendre101, sauf à le dire selon toute une gamme de modulations, depuis le « visage sérieux » de celles « qui veulent en être crues » jusqu’au « visage affété, où les yeux démentent les paroles » et qui, comme il sied, « conduit à la vérité par une fausse porte » en se gardant de « l’impudence » (p. 136). Ainsi, toutes vouées qu’elles soient à la « souffrance » (p. 164) et à la défensive, au point qu’« il n’est pas de faire plus épineux que ce non faire, ni plus actif102 » et qu’il est « plus aisé de porter une cuirasse toute sa vie, qu’un pucelage » (p. 128), sous la « rudesse » de cette « résolution » impartie aux

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dames et qu’elles seraient, feignent-elles, bien aises de résigner (p. 127)103, le loisir leur est ménagé de tourner cette loi cruelle « qui leur commande de nous abominer parce que nous les adorons ; et de nous haïr de ce que nous les aimons » (p. 129), pour agréer nos « abords », nous marquer leur « volonté reconnaissante » et « nous faire sentir honnêtement qu’elles ne nous dédaignent pas » (id.), sans forfaire à l’honneur.

Si donc leur désir est « des choses qu’on cache pour les montrer » (p. 155), si elles se doivent toujours de fuir, fût-ce pour se laisser attraper (p. 162)104, sous peine de faire paraître une « gourmandise, laquelle il faut qu’elles couvrent de tout leur art » (id.), loin qu’« un refus de chasteté » rebute un galant homme (p. 126), la résistance ne cesse d’attiser l’attrait qui y trouve le piquant, la pointe, l’allèchement, l’amorce ou l’allumette propre à nourrir son ardeur (p. 142)105. De surcroît, un tel aiguillon n’avive point le désir qu’il ne le tienne au respect et ne l’empreigne de la crainte superstitieuse d’offenser (p. 134), comme de l’exquise et inattendue jouissance de ne pas déplaire106. Moyennant quoi, cette retenue subtilement modulée fait valoir des riens, dispensés « ordonnément et mesurément », suivant une gradation et une longueur (p. 162) qui étendent ce commerce de l’instant et qui diffèrent l’extinction des feux, dès lors qu’il ne saurait être du tout consommé et que les femmes procèdent « en faisant filer leurs faveurs, et les étalant en détail », si bien que « chacun, jusques à la vieillesse misérable, y trouve quelque bout de lisière, selon son vaillant et son mérite » (p. 156)107.

À ce compte, le registre de cet amour « sottement consciencieux » (p. 169), ordonné à un « sot déduit » (p. 142), adonné à des « amusoires »

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(p. 100) de saison « en l’âge voisin de l’enfance » (p. 178) et qui ne va pas sans leurre ni sans piperie108, est celui des « jeux du monde » (p. 107), d’une comédie tendrement risible mais rien moins que ridicule, dont Montaigne n’évoque les tourments que par ouï-dire109 et par procuration110, s’en tenant pour sa part111 à « une agitation éveillée, vive et gaie », dont il était « échauffé, et encore altéré », mais « ni troublé ni affligé » (p. 171). Aussi la jalousie, la plus inepte, « la plus vaine et tempétueuse maladie qui afflige les âmes humaines » (p. 130-31), en corrompt-elle foncièrement la gaîté souriante, pour trompeter ses accrocs « en échafauds tragiques » (p. 139), par une « inique estimation de vices » (p. 127) et par la folie de ne point souffrir que la volonté d’autrui nous échappe et qu’elle ne nous soit pas « toute » dévouée (p. 134)112 ; mais il est un autre écueil sur lequel « de nos jours », l’amour ne laisse pas de s’abîmer, c’est de le tourner à la « farce » sans y mettre d’émotion113, dès lors que sous couvert de « chaleur » le mépris règne114 et que l’impétuosité virile ne vise que la vaine gloire de fouler à son appétit une « honte virginale » affectée115, puisqu’en retour la pudicité des femmes dégénère en simple feinte. « Un peu d’émotion, mais point de rêverie » sans doute, encore y faut-il une pointe « d’inadvertance et de trouble » (p. 179), même, à défaut d’« une bonne et saine paroi » (p. 106), dans le jeu de l’apparence116.

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« Pour finir ce notable commentaire117 », disons qu’au lieu d’un « feu d’étoupe » (p. 165), Montaigne accomplit son ultime service auprès des dames en leur adressant, avec un enjouement échauffé par l’« extrême congé » qu’il prend des jeux du monde, un étincelant feu d’artifice, qui leur rend justice et grâce dans l’éclat d’un sourire.

Patrick Hochart
Université Paris 7 – Paris Diderot

1 Essais, III, 2, ed. Tournon, Paris, 1998, III, p. 44 : « Si le monde se plaint dequoi je parle trop de moi, je me plains dequoi il ne pense seulement pas à soi. »

2 Cf. Machiavel, Le Prince, III, Paris, 2000, p. 56-57 : « … il en, va de celle-là [la “maladie” de l’État] comme de ce que disent les médecins du phtisique (dello etico) : au début, ce mal est facile à soigner et difficile à reconnaître ; mais au fil du temps, si on ne l’a ni reconnu ni soigné à ses débuts, il devient facile à reconnaître et difficile à soigner ».

3 Essais, III, 5, Sur des vers de Virgile [nous renverrons désormais à ce chapitre sans autre mention que celle de la page], p. 104 : « Les maux du corps s’éclaircissent en augmentant. […] Les maux de l’âme s’obscurcissent en leur force : le plus malade les sent le moins. »

4 Qualificatifs, au reste, inséparables : « De moi, je ne connais non plus Vénus sans Cupidon qu’une maternité sans engeance : Ce sont choses qui s’entre-prêtent et s’entre-doivent leur essence » (III, 3, p. 75).

5 Ainsi à l’instant d’aborder son « thème », p. 107 : « Mais venons à mon thème. Qu’a fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire, et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne, et pour l’exclure des propos réglés et sérieux ? Nous prononçons hardiment “tuer”, “dérober”, “trahir” – et cela, nous n’oserions qu’entre les dents ».

6 Cf. p. 120, 121, 148.

7 Du moins « au prix de l’usage moderne » (p. 169) et étant entendu que « l’insuffisance et la sottise est louable en une action meslouable » (p. 171)

8 Cf. la note d’A. Tournon p. 549.

9 P. 128, 177 ; cf. contra C. Habib, Galanterie française, Paris, 2006, p. 63 et 195.

10 Certes pas envers lui-même : « Je ne m’excuse pas envers moi ; et si je le faisais, ce serait plutôt de mes excuses que je m’excuserais que de nulle autre partie » (p. 167).

11 « Je suis fort serviteur de la naïveté et de la liberté… » (p. 136).

12 « Je reviendrais volontiers de l’autre monde pour démentir celui qui me formerait autre que j’étais, fût-ce pour m’honorer » (III, 9, p. 305-306).

13 P. 167 ; cf. p. 155 : « Les règles positives de ton invention t’occupent et attachent, et les règles de ta paroisse ; Celles de Dieu et du monde ne te touchent point. »

14 « Chacune de mes pièces me fait également moi que toute autre. Et nulle autre ne me fait plus proprement homme que cette-ci » (p. 166) ; ce « membre » qu’ailleurs, Montaigne, payé « pour plaider sa cause », appelle plaisamment « monsieur ma partie » (I, 21, p. 189).

15 Au terme d’une longue défense de l’inconstance amoureuse des femmes au regard de celle des hommes, attendu « qu’elles achètent chat en poche » et qu’à l’usage, leur partenaire peut ne point répondre à ce qu’il faisait escompter (p. 164).

16 « Quand j’en ai vu quelqu’une s’ennuyer de moi, je n’en ai point incontinent accusé sa légèreté : j’ai mis en doute si je n’avais pas raison de m’en prendre à nature plutôt. Certes elle m’a traité illégitimement et incivilement si non longa satis, si non bene mentula crassa… » (p. 166.). Sur quoi le manuscrit de Bordeaux enchérit avec emphase : « et d’une lésion énormissime », pour enchaîner longuement sur l’excuse de ce « parler scandaleux » (p. 166-68) ; cf. p. 152 : « …asteure sont les miennes [parties] proprement honteuses et peineuses » ; cf. encore p. 156 : « Mêmes à telles natures comme est la mienne, qui suis vicieux en soudaineté ». En l’espèce, au demeurant, peut-être est-ce satisfaction que la seule confession (p. 104).

17 « Je dis vrai, non pas tout mon soûl ; mais autant que je l’ose dire ; Et l’ose un peu plus en vieillissant ; Car il me semble que la coutume concède à cet âge plus de liberté de bavasser, et d’indiscrétion à parler de soi » (III, 2, p. 45).

18 « Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne » (p. 99).

19 « Je n’ai point autre passion qui me tienne en haleine. Ce que l’avarice, l’ambition, les querelles, les procès font à l’endroit des autres qui, comme moi, n’ont point de vacation assignée, l’amour le ferait plus commodément » (p. 175).

20 « Nature se devait contenter d’avoir rendu cet âge misérable, sans le rendre encore ridicule. Je hais, de le voir pour un pouce de chétive vigueur, qui l’échauffe trois fois la semaine, s’empresser et se gendarmer, de pareille âpreté comme s’il avait quelque grande et légitime journée dans le ventre : Un vrai feu d’étoupe ! […] Cet appétit ne devrait appartenir qu’à la fleur d’une belle jeunesse » (p. 165) ; cf. p. 178 : « Le dirai-je, pourvu qu’on ne m’en prenne à la gorge ? L’amour ne me semble proprement et naturellement en sa saison qu’en l’âge voisin de l’enfance ».

21 « Mais n’est-ce pas grande impudence d’apporter nos imperfections et faiblesses, en lieu où nous désirons plaire et y laisser bonne estime de nous et recommandation ? » (p. 165 ; cf. note précédente) ; « Qui peut attendre le lendemain, sans mourir de honte, le dédain de ces beaux yeux, consents de sa lâcheté et impertinence… » (p. 166) ; « Si elles ne nous peuvent faire du bien que par pitié, j’aime bien plus cher ne vivre point que de vivre d’aumône » (p. 177).

22 « Je ne m’égaye qu’en fantaisie et en songe, pour détourner par ruse le chagrin de la vieillesse » (p. 99).

23 Rêve car, en vérité, « le hameçon ne mord pas à du fromage si frais » (p. 176).

24 « Mais certes il y faudrait autre remède, qu’en songe : Faible lutte, de l’art contre la nature » (id.).

25 « …un Empereur et une Emperière, maîtres ouvriers et fameux en cette besogne » (p. 117) ; « Lors on instruisait la science de l’ouvrier, comme il se fait de la mesure du bras ou du pied » (p. 124 ; cf. la note d’A. Tournon p. 536).

26 « C’est une vaine occupation, Il est vrai, messéante, honteuse et illégitime » (p. 172 ; cf. p. 549 : « Le dessein d’engendrer doit estre puremant légitime »).

27 « Il faut regarder si votre compagnie leur plaît pour quelque autre fin encore ; ou pour celle-là seulement, comme d’un gros garçon d’étable » (p. 159) ; cf. III, 3, p. 76 : « Qui n’a qu’à décharger le corps d’une nécessité naturelle n’a que faire d’y embesogner autrui, à tout [avec] des apprêts si curieux : Ce n’est pas viande à une grosse et lourde faim. »

28 « C’est une passion qui mêle à bien peu d’essence solide, beaucoup plus de vanité et rêverie fiévreuse » (p. 156) ; « Il y faut de la piqûre et de la cuisson ; Ce n’est plus amour s’il est sans flèches et sans feu » (p. 117).

29 « Et considérant, maintes fois, la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvements écervelés et étourdis dequoi il agite Zénon et Cratippus ; Cette rage indiscrète, ce visage enflammé de fureur et de cruauté, au plus doux effet de l’amour, Et puis cette morgue grave, sévère, et extatique, en une action si folle, Et qu’on ait logé pêle-mêle nos délices et nos ordures ensemble, Et que la suprême volupté ait du transi et du plaintif, comme la douleur… » (p. 151).

30 « Sommes-nous pas bien brutes, de nommer brutale l’opération qui nous fait ? » (p. 152).

31 « Qui n’a jouissance qu’en la jouissance, qui ne gagne que du haut point, qui n’aime la chasse qu’en la prise, il ne lui appartient pas de se mêler à notre école » (p. 156 ; cf. I, 20, p. 158 : « …de tous les plaisirs que nous connaissons la poursuite même en est plaisante »). « Haut point », d’ailleurs, de peu de réalité, car s’il ne se réduit pas à une « volupté vite et précipiteuse » (id.), si « le plaisir que je fais chatouille plus doucement mon imagination que celui que je sens » (p. 176), « il y peut échoir de la trahison, comme ailleurs. Elles n’y vont parfois que d’une fesse […] J’en sais qui aiment mieux prêter cela que leur coche. Et qui ne se communiquent que par là » (p. 159).

32 « L’amour des Espagnols et des Italiens, plus respectueuse et craintive, plus mineuse et couverte, me plaît. […] Pour arrêter sa fuite [de “cette volupté vite et précipiteuse”], et l’étendre en préambules, entre eux tout sert de faveur et de récompense : une œillade, une inclination, une parole, un signe » (id.).

33 Même parmi les bêtes : « Nous voyons qu’en l’un et l’autre sexe, elles ont du choix et triage en leurs affections… » (III, 3, p. 75).

34 « Serait-ce pas Vénus même qui eût ainsi finement haussé le chevet à sa marchandise, par le maquerellage des lois, connaissant combien c’est un sot déduit, qui ne le ferait [si on ne le faisait] valoir par fantaisie et par cherté ? » (p. 142).

35 « Aux adieux, nous échauffons outre l’ordinaire l’affection envers les choses que nous abandonnons ; Je prends l’extrême congé des jeux du monde : Voici nos dernières accolades » (p. 107).

36 « Et qu’à un corps abattu, comme un estomac prosterné, il est excusable de le réchauffer et soutenir par art. Et, par l’entremise de la fantaisie, lui faire revenir l’appétit et l’allégresse, puisque de soi il l’a perdue » (p. 174).

37 « J’ai eu faute de fortune souvent, mais parfois aussi d’entreprise » (p. 134).

38 Ainsi Géralde Nakam s’exclame-t-elle, à l’entame de son commentaire : « Comme Montaigne y fait bien l’amour aux dames ! » (in La Manière et la Matière, Paris, 2006, p. 169 ; cf. encore p. 180 : « Vit-on jamais plus brillante parade d’amour ? » et p. 181, 182).

39 « Je m’ennuie que mes essais servent les dames de meuble commun seulement, et de meuble de salle : Ce chapitre me fera du cabinet : J’aime leur commerce un peu privé. Le [commerce] public est sans faveur et saveur » (p. 107).

40 Au point qu’E.Pasquier porte ce jugement : « Et sur tous, celuy Des vers de Virgile, qu’il pouvoit à meilleur compte intituler Coq à l’Asne, pour s’estre donné pleine liberté de sauter d’un propos à l’autre, ainsi que le vent de son esprit donnoit le vol à sa plume » (in Les Essais, éd. Villey, Appendice II, p. 1207).

41 « Pour finir ce notable commentaire qui m’est échappé d’un flux de caquet, Flux impétueux parfois et nuisible… » (p. 180) ; cf. p. 156 : « Nous faisons notre charge extrême la première : Il y a toujours de l’impétuosité française ».

42 « Je corrigerais bien une erreur accidentelle, dequoi je suis plein, ainsi que [étant donné que] je cours inadvertamment » (p. 148) ; cf. p. 179 : « …Amor ordinem nescit. Certes sa conduite a plus de garbe [grâce] quand elle est mêlée d’inadvertance et de trouble ».

43 « Et emploie quelquefois l’âme à des pensements folâtres et jeunes… » (p. 97) ; cf. p. 179 : « Voyez comme il [l’amour] va chancelant, choppant et folâtrant ».

44 « …cette sorte de parler scandaleux » (p. 168) ; cf. p. 142 : « Cupidon est un Dieu félon : il fait son jeu à lutter la dévotion et la justice ; C’est sa gloire, que sa puissance choque toute autre puissance, et que toutes autres règles cèdent aux siennes » et p. 110 : « L’amour hait qu’on se tienne par ailleurs que par lui, et se mêle lâchement aux accointances qui sont dressées et entretenues sous autre titre, comme est le mariage ».

45 « Ce que j’y trouve à considérer, c’est qu’il [Virgile] la peint un peu bien émue pour une Vénus maritale. En ce sage marché, les appétits ne se trouvent pas si folâtres » (p. 110) ; « Quand il fera l’ému ailleurs et l’empressé… » (p. 113) ; « Un peu d’émotion, mais point de rêverie » (p. 171) ; cf. encore p. 172.

46 Cf. l’addition manuscrite p. 531, reportée en III, 9, p. 302 : « Plesante fantasie. Ce que je ne voudrois dire à personne, je le dis au peuple. Et sur mes plus secretes sciances et pensees renvoie a mon livre mes plus privez amis ».

47 Puisque telle est la part qui revient aux femmes, vouées qu’elles sont à la défensive (p. 162) : « Platon montre qu’en toute espèce d’amour la facilité et promptitude est interdite aux tenants » (id.).

48 Et Montaigne poursuit : « Cettui-ci se doit préparer à la recevoir selon le branle qu’elle prend : Comme entre ceux qui jouent à la paume, celui qui soutient se démarche et s’apprête selon qu’il voit remuer celui qui lui jette le coup ; et selon la forme du coup » (III, 13, p. 460-61).

49 « Que je me jette à faire des châteaux en Espagne : mon imagination m’y forge des commodités et des plaisirs, desquels mon âme est réellement chatouillée et réjouie » (III, 4, p. 95).

50 Cf. J.Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, 1993, p. 357 : « L’offre de lecture est une séduction symbolique : c’est le commerce le plus approchant du commerce amoureux » ; et plus loin : « Faut-il, dès lors, aller jusqu’à supposer qu’écrire l’essai “Sur des vers de Virgile” tienne lieu, pour Montaigne, de l’échange amoureux, au moment où s’évanouit la chaleur corporelle si nécessaire à l’acte érotique ? Et que, de la sorte, il se résigne à remplacer le plaisir charnel par le plaisir d’écrire… ? » (id., p. 394).

51 « Qu’elles se dispensent un peu de la cérémonie : qu’elles entrent en liberté de discours, nous ne sommes qu’enfants au prix d’elles, en cette science. […] C’est une discipline qui naît dans leur veine, Et mentem Venus ipsa dedit […] Elles n’ont que faire de l’apprendre, elles l’engendrent » (p. 121-22).

52 Cf. p. 115 : « Notre poète… » ; p. 131 : « Et le dieu de notre poète… » ; p. 155 : « Les vers de ces deux poètes… » ; patronage parfois contrefait ou passablement forcé (cf. p. 117 : « A l’avis de notre auteur…).

53 Et de bien d’autres, plus ou moins « crêtés » et licencieux (cf. p. 168), en sorte que cet essai qui entend laisser « les livres à part » (p. 150) ne laisse pas d’être « tracassé en mille endroits des livres » comme dit Montaigne du Discours de la servitude volontaire (I, 28, p. 327).

54 Aussi bien nombre de références sont détournées de leur sens d’origine et quand Montaigne feint de se couvrir sous des « autorités reçues et approuvées de plusieurs siècles », c’est pour se ranger, quelques lignes plus loin, au choix de la nature et excuser « une sorte de parler scandaleux » (p. 168).

55 III, 13, p. 431, suite à des vers de La Boétie s’excusant de traduire et célébrant les ressources perpétuelles de l’invention.

56 Parole donnée, tenue, parjurée, selon la conscience et la justice avec lesquelles « ce marché est conduit » (p. 114, 169, 157), mais surtout parole qui en « trahit » et consomme la facture (p. 156).

57 III, 3, p. 71 : « C’est un art folâtre et subtil, déguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles [les dames] ».

58 III, 9, p. 323 : « …et lui [au poète] échappe des choses de diverses couleurs, de contraire substance, et d’un cours rompu » ; cf. p. 180 : « …ce notable commentaire qui m’est échappé d’un flux de caquet… ».

59 Grain de folie qui seul préserve de trop de sottise : « Il faut avoir un peu de folie, qui ne veut avoir plus de sottise » (III, 9, p. 323 ; cf. p. 100-101 : « Et la sagesse et la folie auront prou à faire, à m’étayer et secourir par offices alternatifs, en cette calamité d’âge : Misce stultitiam consiliis brevem ».

60 III, 9, p. 322, Montaigne poursuit : « Ils ne craignent point ces muances ». Dialogue qui se présente aussi sous les traits d’un « commentaire », celui du discours de Lysias (cf. III, 3, p. 75).

61 Aussi bien la définition qu’avance Montaigne tout à trac, sous prétexte de parler « plus matériellement et simplement » : « Je trouve, après tout, que l’amour n’est autre chose que la soif de cette jouissance en un sujet désiré. Ni Vénus autre chose que le plaisir à décharger ses vases » (p. 150 ; sur la dernière formule, cf. supra n. 7, p. 108) est-elle plutôt dite « à feinte » (p. 148), pour en suggérer la vanité, car autant dire que l’amour est la soif de cette jouissance en un sujet qu’on aime.

62 Starobinski intitule son commentaire « Dire l’amour » (op. cit., p. 351).

63 III, 2, p. 43 : « Les autres forment l’homme, Je le récite… ».

64 Traité plus loin de « pauvre misérable » (p. 177).

65 Ainsi célèbre-t-il la réserve et la discrétion de nos deux poètes juste après s’en être pris à l’aveugle dévotion aux « règles de ta paroisse » (p. 155). Au reste, il ne se fait pas scrupule d’évoquer son « membre inobédient » et peu fourni (p. 166) ou la « vulve crispée » de Messaline (p. 118), fût-ce « réservément » par le biais du latin, non sans qu’il ne semble à E. Pasquier « avoir fait un eschange de sa liberté contre une Licence extraordinaire » (loc. cit., p. 1209).

66 Certes pour les dames (p. 135), mais en l’occurrence ce sont elles qui donnent la note.

67 « Et quand je les ois se vanter d’avoir leur volonté si vierge et si froide, je me moque d’elles : Elles se reculent trop arrière » (p. 135) ; « Au demeurant je les ois souvent peindre cette intelligence toute spirituelle, et dédaigner de mettre en considération l’intérêt que les sens y ont. Tout y sert. Mais… » (p. 179 ; cf. III, 3, p. 76-77) ; cf. p. 167 : « Laissons là Bembo et Equicola ».

68 Cf. p. 130 : « …ce sont les vanteries des faveurs reçues et libéralités secrètes des dames. Vraiment c’est trop d’abjection et de bassesse de cœur… » ; entendons que la « vanterie » tient à l’indiscrétion, au seul fait de mentionner et de « fourrager ces tendres grâces » (id.) qu’on profane à seulement en faire état.

69 Cf. J-J Rousseau, La Nouvelle Héloïse, I, 51, OC, t. IV, p. 140-41 : « Quand un transport indiscret écarte un instant le voile qui les [tes charmes] couvre, l’aimable pudeur n’y substitue-t-elle pas aussitôt le sien ? Ce vêtement sacré t’abandonnerait-il un moment quand tu n’en aurais point d’autre ? ».

70 Ce qui fait l’obscénité du vers d’Ovide Et nudam pressi corpus adusque meum, pourtant moins suggestif que ceux de Virgile et de Lucrèce, ce n’est peut-être pas tant le ton feint du vécu personnel au regard du voile de la Fable que ménagent les deux autres (cf. A. Tournon, « Route par ailleurs », Paris, 2006, p. 336-37), que l’ostentation du mot même nudam.

71 III, 9, p. 325 ; cf. J-Y Pouilloux, « Dire à demi », in Essais, Livre III, Paris, 2002, p. 57-68 et A. Tournon, « “Dire discordamment” », op. cit., p. 297-311).

72 « Il est à cette heure temps d’en parler ouvertement » (p. 170).

73 I, 50, p. 475.

74 « Nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir » (II, 12, p. 434) et que nous ne voyons le bout de rien.

75 Nous sommes quasi en tout iniques juges de leurs actions, comme elles sont, des nôtres. J’avoue la vérité lorsqu’elle me nuit, de même que si elle me sert » (p. 163) ; et de s’exécuter sur le point de l’inconstance féminine ; cf. les derniers mots du chapitre : « “Le fourgon [tisonnier] se moque de la pelle” » (p. 180). Au reste, le partage n’est-il pas si absolu que le « nous » du propos ne puisse s’entendre soit comme nous autres hommes par opposition aux femmes, soit comme les uns et les autres (cf. p. 120 et 156).

76 « Et l’action et la peinture doivent sentir le larcin » (p. 156).

77 « Les femmes n’ont pas tort du tout [pas tout à fait tort]… » (p. 117) ; « Les limites de l’honneur ne sont pas retranchées du tout si court » (p. 129). Au point qu’en tout état de cause, il est douteux qu’une femme puisse donner « son tout », si ce n’est pour faire valoir « ce peu » insigne que telle autre concède (p. 129-30).

78 « …Et dit on que le coup du Soleil et du vent est plus pesant par réflexion qu’à droit fil » (p. 155).

79 « Pareillement, d’où peut venir cette usurpation d’autorité souveraine que vous prenez sur celles qui vous favorisent à leurs dépens… » (p. 168).

80 « Notre maîtrise et entière possession leur est infiniment à craindre : Depuis qu’elles sont du tout rendues à la merci de notre foi et constance, elles sont un peu bien hasardées. Ce sont vertus rares et difficiles ; Soudain qu’elles sont à nous, nous ne sommes plus à elles » (p. 157).

81 « Elle s’estime assez riche de soi, sans y mêler le prix de la réputation » (p. 100).

82 « Or c’est un commerce qui a besoin de relation et de correspondance : Les autres plaisirs que nous recevons se peuvent reconnaître par récompenses de nature diverse ; Mais celui-ci ne se paye que de même espèce de monnaie » (p. 176).

83 Tous traits qui l’opposent au mariage (cf. p. 110 : « Tout ceci combien à l’opposite des conventions amoureuses »).

84 « C’est une convention libre […] Il n’y a point de prescription sur les choses volontaires » (p. 168).

85 « J’ai horreur d’imaginer mien un corps privé d’affection » (p. 158 ; cf. B.Castiglione, Le Livre du courtisan, tr. fr., Paris, 1991, p. 220). Il en va ainsi de la « forcènerie » nécrophile des amours vénales, à moins de se faire, et avec raison, « les poursuivants et les transis de celles mêmes qui sont à vendre » (p. 158), encore qu’« étant vénale et publique », la beauté « demeure faible et languissante » (II, 15, p. 454).

86 « Veut-elle toujours ce que nous voudrions qu’elle voulsît [voulût] ? » (I, p. 189).

87 « Qu’a fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire, et si juste… ? » (p. 107) ; cf. p. 169 : « …j’ai en mon temps conduit ce marché, selon que sa nature peut souffrir, aussi consciencieusement qu’autre marché, et avec quelque air de justice ».

88 I, 21, p. 189.

89 Comme le soutient le seigneur Gasparo chez Castiglione (op. cit., p. 274-75).

90 Analogue au plaidoyer pour « monsieur ma partie » (I, 21, p. 188-90).

91 Non sans se livrer à quelque considération malicieuse, sinon goguenarde ; ainsi Montaigne insinue-t-il, sur le point de la requête d’une femme « se plaignant des efforts trop assiduels de son mari », cette remarque incidente de son cru : « Non tant à mon avis qu’elle en fût incommodée (car je ne crois les miracles qu’en foi)… » (p. 118 ; cf. C. Habib, op. cit., p. 195).

92 Dont on ne sait pas trop s’il relève de quelque fureur utérine ou du soin pris à dresser les filles « dès l’enfance aux entremises de l’amour » et à leur imprimer son visage, fût-ce censément « pour les en dégoûter » (p. 120).

93 « Qui n’eût tenu un peu en bride cette naturelle violence de leur désir, par la crainte et honneur dequoi on les a pourvues, nous étions diffamés » (p. 122 ; cf. l’hypothèse horrifique d’une telle licence p. 134) ; « on » : on ne saurait mieux laisser indécidable l’imputation de cette « bride » (cf. I, 23, p. 211).

94 « Mais nous faisons et pesons les vices non selon nature, mais selon notre intérêt » (p. 127).

95 « Certes le plus ardu et le plus vigoureux des humains devoirs, nous l’avons résigné aux dames, et leur en quittons la gloire. Cela leur doit servir d’un singulier aiguillon à s’y opiniâtrer : C’est une belle matière à nous braver […] Elles trouveront, si elles s’en prennent garde, qu’elles en seront non seulement très estimées ; mais aussi plus aimées » (p. 128).

96 « C’est donc folie d’essayer à brider aux femmes un désir qui leur est si cuisant et si naturel » (p. 135).

97 « Il n’est passion plus pressante que cette-ci, à laquelle nous voulons qu’elles résistent seules » (p. 119 ; cf. p. 128 cité supra n.91).

98 « Après avoir cru et prêché cela [“qu’elles sont sans comparaison plus capables et ardentes aux effets de l’amour que nous”], nous sommes allés leur donner la continence péculièrement en partage » (p. 119) ; « Nous au contraire : les voulons […] et chaudes et froides » (id.), voire « insensibles et invisibles » (p. 137) ; « Nous échauffons et incitons leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre » (p. 126-27).

99 De sorte que « de leur part toujours au moins il est pourvu à la nécessité » (p. 164).

100 « De notre part il peut advenir autrement » (id.). Aussi a-t-on bien « raison de remarquer l’indocile liberté de ce membre s’ingérant si importunément lorsque nous n’en avons que faire, et défaillant si importunément lorsque nous en avons le plus affaire » (I, 21, p. 187-88), tant il n’en fait qu’à sa tête et ne laisse pas de faillir plus souvent qu’à son tour, « refusant avec tant de fierté et d’obstination nos sollicitations et mentales et manuelles » (id.).

101 Dédaignant les fallacieuses protestations de froideur, « il est vrai, faut-il dire, mais je ne suis pas prête à me rendre » (p. 136).

102 Cf. J-Y Pouilloux, « Le “non-agir” », op. cit., p. 69-84.

103 Sauf que « qui déconseille aux dames ces parties-là [la modestie, la chasteté, la tempérance], il les trahit, et soi-même » (II, 15, p. 454).

104 « Qu’elles fuient toujours devant nous. Je dis, celles mêmes qui ont à se laisser attraper. Elles nous battent mieux en fuyant comme les Scythes » (p. 162).

105 « N’est-ce pas un allèchement, une amorce et un aiguillon à la volupté ? car l’usage nous fait sentir évidemment que la cérémonie, la vergogne et la difficulté, ce sont aiguisements et allumettes à ces fièvres-là » (II, 12, p. 405 n.) ; « Combien de jeux très lascivement plaisants naissent de l’honnête et vergogneuse manière de parler des ouvrages de l’amour ! » (II, 15, p. 451) ; « Et à quoi servent ces gros bastions dequoi les nôtres viennent d’armer leurs flancs, qu’à leurrer notre appétit, et nous attirer à elles en nous éloignant ? » (id., p. 453).

106 Crainte qui habite, comme de juste, ce « flux de caquet, Flux impétueux parfois et nuisible » (p. 180), chez qui aspire à se faire « du cabinet » (p. 107).

107 « Cette dispensation reviendrait à notre commodité ; Nous y arrêterions et nous y aimerions plus longtemps : Sans espérance et sans désir, nous n’allons plus qui vaille » (p. 157-58).

108 « …elles pipent bien mieux notre désir, et cachent le leur » (p. 162) ; « Apprenons aux dames à se faire valoir, à s’estimer, à nous amuser, et à nous piper » (p. 156 ; apprentissage, au reste assez superflu, quand elles font « profession d’ignorance des choses qu’elles savent mieux que nous qui les en instruisons », II, 15, p. 454, cf. p. 121) ; « Il n’est point pareille leurre que la sagesse non rude et renfrognée » (p. 128) ; « On les [les filles] leurre en somme, et acharne par tous moyens » (p. 128).

109 De même que s’il connaît la jalousie, c’est « au moins de vue » (p. 131).

110 Par la voix entre autres de Martial : Galla nega, satiatur amor, nisi gaudia torquent (II, 15, p. 451).

111 « Il s’en faut arrêter là ; Elle [l’amour] n’est nuisible qu’aux fols » (p. 171).

112 Cf. à l’inverse, l’extrême bénignité de Vulcain (p. 132), voulant croire qu’attachée à un étranger, Vénus ne l’est « non pas si entière peut-être, qu’il ne lui puisse rester quelque liaison par où elle tient encore à son mari » (p. 116).

113 Cf. III, 3, p. 74-75.

114 « Il y faut en ce siècle plus de témérité : laquelle nos jeunes gens excusent sous prétexte de chaleur, Mais si elles y regardaient de près, elles trouveraient qu’elle vient plutôt de mépris » (p. 134).

115 Cf. II, 15, p. 454.

116 « Qui ne veut exempter sa conscience, qu’elle exempte son nom : Si le fond n’en vaut guère, que l’apparence tienne bon » (p. 161-62).

117 Que Montaigne conclut en minimisant une « différence » sur laquelle tout le chapitre a fait fond, et qu’il relance par la citation de Catulle (p. 180 ; cf. A. Tournon, op. cit., p. 148-50).