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Classiques Garnier

De la pensée morale dans « Des cannibales » de Michel de Montaigne

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De la pensée morale
dans « Des cannibales »
de Michel de Montaigne

Qu’est-ce qui caractérise l’approche des questions de morale de Michel de Montaigne dans Les Essais1 ? Je voudrais montrer que l’argumentation n’en est qu’un aspect parmi d’autres, sa force de persuasion tenant à un double appel à l’émotion et à l’intellect. La lecture de « Des cannibales », où Montaigne traite d’attitudes face à la guerre, servira à montrer comment l’orchestration du texte suscite des réponses à la fois cognitives et émotionnelles chez le lecteur. L’auteur stimule ainsi une reconfiguration à plusieurs niveaux des valeurs et de la pensée morales. Sa présentation des questions morales, irréductible à un message, déclenche un processus qui développe en même temps la pensée, l’émotion et la sensibilité morale. Le texte de Montaigne convoque ainsi simultanément réponse émotionnelle et réflexion critique.

L’un des textes les plus connus de Montaigne, sinon le plus connu2, ce chapitre commence par l’évocation d’anecdotes des guerres antiques où Grecs et Romains durent se rendre à l’évidence que leurs adversaires n’étaient pas des barbares. Avec la découverte du nouveau monde même des autorités telles que Platon et Aristote perdirent en crédibilité laissant derrière eux un vide. Selon Montaigne, seules seraient en mesure de le combler une personne très honnête ou une personne très simple, car celles-ci n’auraient pas encore formé d’opinion. C’est pourquoi, au sujet des cannibales, il préfère à la présentation des cosmographes, se fier au

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récit d’un homme simple et grossier revenu de la France antarctique (le Brésil actuel)3.

De même que les chefs de guerre antiques durent repenser les idées vulgaires qu’ils avaient de leurs propres ennemis, Montaigne constate qu’il n’y a rien de barbare ni de sauvage chez les cannibales. Gouvernés par les lois naturelles, ils ne sont pas corrompus par des lois telles que les nôtres, ils vivent dans un pays marqué par le bonheur et l’abondance. L’absence dans leur vocabulaire des mots pour désigner le mensonge et la trahison est pour Montaigne le signe d’un caractère tempéré et en bonne santé. Leur conscience éthique se cristallise dans deux vertus qui sont le courage à la guerre et l’affection pour leurs femmes. Et pourtant, c’est justement leur idéal de courage qui les pousse à la cruauté. Pour s’être trompé dans ses prophéties, un prophète est haché en pièces et en guise de vengeance on mange ses ennemis. Et cependant, constate Montaigne, les Français ne sont guère mieux, ce qui l’amène à revoir aussi bien les idéaux des cannibales que ceux de ses compatriotes. Sans arriver à une conclusion, c’est sur une anecdote que se termine le chapitre. Lors de la visite d’un groupe de cannibales à Rouen, Montaigne eut l’occasion de s’entretenir longuement avec l’un d’eux qui jouissait du statut de roi. À la question de Montaigne de l’avantage d’être le premier parmi 4 000 ou 5 000 hommes, il répondit que c’était de marcher le premier à la guerre. Quel bénéfice en tirait-il alors en temps de paix ? Il ne lui restait que le fait qu’on lui frayait un chemin à travers les bois en marchant devant lui. En dehors de la guerre, les privilèges du roi étaient insignifiants.

Deux études de la morale des essais parues durant les deux dernières décennies me paraissent particulièrement intéressantes, à savoir Montaigne and the quality of mercy : Ethical and political themes in the Essais [Montaigne et la qualité de la merci : thèmes politiques et éthiques dans les Essais] de David Quint qui consacre un chapitre à « Des cannibales » et Michel de Montaigne : Accidental philosopher [Michel de Montaigne :

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Philosophe accidentel] de Anne Hartle avec son chapitre sur l’éthique de Montaigne4. Dans ce qui suit, je présenterai brièvement les points de vue de ces études pour en faire le point de départ de ma propre lecture de l’éthique dans « Des cannibales ».

Dans son chapitre « The culture that cannot pardon : “Des cannibales” in the larger Essais » [La culture qui ne sait pardonner : Des cannibales dans le grand corpus des Essais], Quint soutient que si la critique a considéré que Montaigne est dépourvu de préjugés ethnocentriques, l’auteur des Essais n’y échappe en aucun cas. Accéder à une connaissance objective de l’Autre est, selon Quint, impossible en ce que celui qui cherche la connaissance sera conditionné par sa propre langue et sa propre culture ce qui à son tour rend impossible l’idéal d’une description objective et transparente des pratiques d’une culture étrangère. Cet idéal que l’on a traditionnellement attribué à Montaigne devient en conséquence utopique. La critique que fait Montaigne des cannibales dépend entièrement de sa propre culture. Dans « Des cannibales », l’auteur critique un idéal militaire, dont le père de l’auteur était un représentant et qui en Europe était en voie de disparition au profit d’un idéal d’instruction5. Montaigne lui-même n’était pas sans admiration pour cet idéal, ce qui se manifeste quand il considère que la tyrannie et la cruauté sont pires en France que dans le nouveau monde, résultant chez les cannibales d’un esprit noble et caractéristique à la guerre. Dans sa société égalitaire, seul le courage du cannibale le définit. De là résulte une chaîne ininterrompue de violence, nous montre Quint6. La conversation de Montaigne avec le roi des cannibales, premier pour le courage mais aussi le premier à se faire tuer nous le confirme. Cette anecdote fait apparaître le non-sens de l’exaltation du courage aussi bien chez les cannibales que chez les Français.

Pour Quint, le principal enseignement à tirer de « Des cannibales » de Montaigne est que la culture de guerre et de combat caractérisant

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autant la société cannibale que française au xvie siècle, amène le vainqueur à tuer le vaincu par désir de vengeance plutôt que de pardonner. Cela à la différence des Hongrois d’antan qui, selon Montaigne, malgré un esprit guerrier se contentaient de forcer l’ennemi à se rendre, après quoi ils le laissaient partir sans demander de rançon ou, dans les pires des cas, ils le fasaient promettre de ne plus jamais s’armer contre eux. Le projet éthique de Montaigne est, selon la conclusion de Quint, d’enseigner à ses compatriotes ce qu’il appelle « an ethics of yielding », une culture de soumission7.

Dans le chapitre intitulé « What he learned in the nursery : Accidental moral philosophy and Montaigne’s reformation » [Ce qu’il apprit dans la chambre d’enfant. Philosophie morale accidentelle et la réforme de Montaigne], Anne Hartle s’intéresse à la philosophie morale où elle voit chez Montaigne une différence entre la vertu résultant d’un travail philosophique d’un côté et de la bonté ou de l’innocence naturelles de l’autre. « La pratique intentionnelle de la philosophie nous permet d’approcher la vertu ou de nous en approcher. Or, l’innocence et la beauté étant “naturelles” et la nature si variable, Montaigne peut qualifier son innocence d’accidentelle8. » Ici, Hartle distingue le normatif du naturel, et pose la question de savoir si, selon Montaigne, il est possible de changer ou de réformer la nature. L’idée défendue par l’auteur est que non seulement un tel changement est possible, aussi Montaigne réforme-t-il son jugement, son cœur et sa volonté.

La vertu appartient aux philosophes délibérés qui, tel Caton, plient l’existence à des principes philosophiques. Montaigne, au contraire, ne vise pas aussi haut. Issu de sa nature et de ce qu’il apprit dans la chambre d’enfant, son état moral d’innocence et de bonté est de plus faible et de plus basse extraction. Son jugement de l’Autre, tels que les cannibales, se base sur une conception traditionnelle de la vertu fondée sur le courage, la tempérance et la justice. C’est dans sa vision de la relation entre ces différentes composantes de la vertu et de leur importance réciproque que Montaigne se distingue. En faisant de ce qu’il apprit dans la chambre d’enfant le point de départ de son jugement, Montaigne, toujours selon Hartle, arrive à un autre ordre de vertus morales que les philosophes.

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Montaigne présente souvent la nature comme impossible à changer. À l’opposition apparente entre la vertu comme norme culturelle et comme penchant naturel, Hartle répond que la « matière première », de quelle nature qu’elle soit, doit être adaptée. La bonté de Montaigne tiendrait de la réforme chrétienne d’une vertu païenne et naturelle. Une morale hérétique et naturelle, de ce fait « accidentelle », subit la réforme d’une morale chrétienne qui elle est « délibérée », donnant naissance à une forme singulière de morale9.

Là où Quint soulève la question de l’ethnocentrisme, Harltle met l’accent sur la relation entre une éthique normative et une éthique naturelle. Ces deux auteurs se rencontrent dans une même compréhension d’éthique et de morale partant de l’idée que la réflexion morale se fait à travers des notions telles que courage, indulgence ou bonté. Pour Quint la pensée par notions a pour conséquence l’ethnocentrisme puisque les notions elles-mêmes sont ancrées dans une langue et une culture déterminées. De son côté, Hartle voit la singularité de la pensée de Montaigne dans la pondération à laquelle il soumet les notions en les opposant.

Dans ma lecture de « Des cannibales », je m’intéresserai de plus près à la façon dont Montaigne pratique le jugement, terme qui chez lui signifie moins un verdict qu’un processus d’évaluation. Pour caractériser ce processus, il utilise lui-même la métaphore de la tempérance et il fait correspondre le tempéré avec le vif et le vigoureux10. La tempérance correspond à un équilibre non seulement de concepts, mais aussi de sentiments, d’impulsions, de penchants, compréhension dominante de la santé et du bien-être, de la maladie et du déséquilibre à l’époque de Montaigne. De naissance nous serions, suivant cette compréhension, dotés de dispositions individuelles qui appellent divers degrés de tempérance et d’équilibre pour bien vivre. Ainsi, la santé individuelle ne dépend pas uniquement de ces dispositions innées mais de comment l’individu les tempère en contrôlant le régime alimentaire, les sentiments, le milieu naturel. Cette idée est développée dans mon étude parue en norvégien en 200311.

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À partir de là, j’argumenterai que la pensée morale de Montaigne ne dépend que partiellement de concepts. Il s’agit en effet d’un processus de pondération où sont confrontés différents sentiments qui se renforcent, s’affaiblissent ou s’annulent mutuellement, processus qui laisse sa trace dans la composition même de l’essai. Au cours du chapitre, Montaigne présente plusieurs conceptions du courage en partie contradictoires en les orchestrant d’une manière à provoquer chez le lecteur une réponse à la fois émotionnelle et cognitive. Cette réponse participe du dépli des multiples aspects du courage qui vont au-delà des notions analytiques. Échappant aussi bien aux idées considérées isolément qu’à un développement narratif vers une conclusion, c’est dans ce dépli précisément que réside la pensée morale de l’essai. Là où Quint voit dans le texte « Des cannibales » la présentation d’une attitude particulière, an ethics of yielding, je considère la véritable pensée morale de cet essai comme une réflexion morale chez chaque lecteur. À la différence de Hartle qui considère le processus d’évaluation comme une modération de la vertu, j’y vois avant tout une tempérance des réponses émotives.

Considérée en ses termes, la pensée morale a tout à gagner à se nourrir de la littérature au sens large. La philosophe Alice Crary exprime dans son ouvrage Beyond moral judgment [Au-delà du jugement moral]12 le désir de se réorienter par rapport au consensus marquant la philosophie morale contemporaine qui limite la pensée morale à l’exercice des concepts moraux. Crary se base sur une vision du langage selon laquelle l’apprentissage d’une expression linguistique va de pair avec la sensibilité et la disposition extralinguistiques. Cette vision pragmatique de la langue appelle à élargir la conception de la pensée morale à valoir pour autre choses que le jugement, nécessaire aussi pour relever le défi de l’altérité intrinsèque de la morale de l’Autre.

Mon hypothèse globale dans ce livre est que notre façon de penser et d’agir le moral doit reprendre à son compte cette réorientation [s’opposant à la philosophie morale contemporaine] afin d’affronter sérieusement les défis engendrés par notre tentative de dépasser les limitations de notre propre compréhension morale et de négocier les différences morales qui nous séparent des autres13.

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La rencontre de Montaigne avec les cannibales et leur morale relève d’une telle négociation. Suivant l’argumentation de Crary, c’est seulement en considérant « Des cannibales » comme une orchestration de réponses émotionnelles et cognitives qu’une analyse exhaustive de la pensée morale de Montaigne dans cet essai devient possible.

Montaigne fait jouer trois perspectives différentes de la morale dans « Des cannibales ». Dans un premier mouvement, il fait état d’une perspective ethnocentrique, comme nous l’a montré Quint. Ce que retient Montaigne avant tout de la vie des cannibales, c’est leur courage. Leur éthique se réduit à deux points, à savoir la détermination à la guerre et l’affection pour les femmes, l’important étant la gloire et l’honneur et être le premier pour le courage et la vertu. Quint a montré qu’il s’agit là d’une projection des valeurs de la France de Montaigne14. De la même manière, l’idée des cannibales comme soit des barbares soit des bons sauvages est à considérer comme deux préjugés ethnocentriques de valeurs opposées. La présentation méliorative des cannibales constitue un véritable topos littéraire dont les descriptions de l’âge d’or d’Ovide et la présentation des Germains par Tacite sont des exemples. Montaigne écrit que la vie des cannibales se place au-dessus de toute image dont les poètes ont pu orner l’âge d’or, au-dessus de toute tentative d’imaginer un état de béatitude humaine, voire au-dessus des efforts des philosophes. Nobles et généraux, bons avec leurs femmes, les cannibales dansent toute la journée, leur langue est douce et fait penser au grec. Montaigne attribue cela au fait qu’ils vivent dans un endroit confortable avec un climat tempéré qui à son tour tempère leur nature de façon positive de la même façon que l’auteur équilibre ou annule sa présentation des cannibales comme sauvages en donnant une description opposée tout aussi extrême. Ainsi sont mis à nus des préjugés ethnocentriques de nature opposée.

Dans un deuxième mouvement, Montaigne nous montre une perspective relativiste. Nous ne disposons d’autres repères pour la vérité et la raison que la mosaïque d’idées et d’habitudes du pays où nous vivons. À les examiner de plus près, nous constatons que les individus des pays que nous appelons barbares ou sauvages,

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[A] […] sont sauvages, de mesmes que nous appellons sauvages les fruicts que nature, de soy et de son progrez [marche] ordinaire, a produicts : là où, à la verité, ce sont ceux que nous avons alterez par nostre artifice [art] et detournez de l’ordre commun, que nous devrions appeller plutost sauvages15.

Si nous jugeons en fonction de notre propre culture, nous constatons après examen que nous sommes tous des fruits de la même nature bien que les coutumes nous distinguent. La différence entre Français et cannibales apparaît ainsi comme une simple différence de coutumes, non de nature.

Dans un troisième mouvement, Montaigne développe une perspective objectiviste soutenant que tant que nous faisons appel à la raison et que nous nous efforçons de décrire objectivement ce que nous voyons, il est possible de décrire de manière exhaustive la morale de l’Autre. L’anecdote ouvrant le chapitre raconte l’histoire du roi Pyrrhus qui, naviguant entre la Grèce et l’Italie vit l’armée que les Romains avaient envoyée à sa rencontre et s’exclama : « [A]Je ne sçay, dit-il, quels barbares sont ceux-ci (car les Grecs appelloyent ainsi toutes les nations estrangieres), mais la disposition de cette armée que je voy, n’est aucunement barbare16. » Se référant à deux anecdotes semblables, Montaigne conclut que « [A] Voylà comment il se faut garder de s’atacher aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voye de la raison, non par la voix commune17. » C’est ainsi qu’il en vient à raconter comment il recevait chez lui un homme revenu de la France antarctique, un homme simple et grossier ce qui pour Montaigne rend son témoignage crédible. Un homme intelligent, s’il observe et regarde avec plus d’exactitude, ne peut s’empêcher de manipuler l’histoire pour rendre son interprétation cohérente et convaincante. Ainsi, qui veut savoir ce qui s’est réellement passé s’adressera soit à une personne très honnête soit à une personne si simple qu’il n’ait de quoi bâtir de fausses conclusions. C’est pourquoi il choisit de ne pas consulter les cosmographes pour la connaissance du nouveau monde. Et pourtant, il se trouve que c’est justement ce qu’il a fait en se servant de Les singularitez de la France antarctique d’André Thevet et Histoire d’un voyage faict en terre du Brésil de Jean de Léry. Pourquoi mentir à propos de

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ses sources18 ? Et, question toute aussi intrigante, pourquoi se contredire comme il le fait à la fin du chapitre ? Il nous raconte alors sa rencontre avec un cannibale à Rouen, où il ne tira pas grand chose de la conversation, l’interprète étant trop simple d’esprit pour comprendre Montaigne. La simplicité d’esprit apparaît ainsi comme un obstacle à la présentation objective alors que plus tôt elle était l’une des deux conditions sine qua non. Selon ma propre lecture de « Des cannibales », il ne s’agit pas de la véridicité de l’histoire que raconte l’homme simple des cannibales, mais de la multiplicité de jugements et de pondérations générés par le texte. Ni ce que j’ai appelé la perspective ethnocentrique, ni relativiste, ni objectiviste n’est présentée comme étant celle de Montaigne. Bien au contraire, elles sont présentées au lecteur comme autant d’invitations à réexaminer ses propres jugements. Face à une culture étrangère comme celle des cannibales, un tel processus de jugement constitue une attitude active envers la différence ouvrant la voie à une compréhension au-delà des frontières culturelles.

Dans la lecture de ce chapitre, il est essentiel de prendre au sérieux les contradictions et les exagérations de Montaigne. Les contradictions sont – selon moi – à considérer comme une forme de tempérance. La pensée morale de « Des cannibales » est constituée précisément des mouvements entre respect pour Pyrrhus révisant ses préjugés, scepticisme devant la présentation idyllisante de la vie et de la langue des cannibales, étonnement devant la contradiction de jugement de la simplicité et, surtout, le dégoût de la barbarie et de la torture. Cette multiplicité de réponses considérées ensemble devient une forme de pensée morale où s’entremêlent émotions et notions et qui nous donne la possibilité de gagner en maturité en prenant conscience des réponses, spontanées ou pesées, qui sont en nous. Montaigne est le maître de cet art d’auto-réflexion. Dans « Des cannibales », c’est tout un peuple qu’il incite à se regarder en face et réaliser la barbarie de ses propres lois et ses propres mœurs.

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« [A] Je ne suis pas marry que nous remerquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action [celle des cannibales], mais ouy [certes] bien dequoy, jugeans bien de leur fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu à le manger mort, à deschirer, par tourmens et par geénes, un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons, non seulement leu, mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous pretexte de pieté et de religion), que de le rostir et manger apres qu’il est trespassé19. »

Les normes morales ne protègent en rien contre la cruauté. La réflexion émanant de l’écriture de Montaigne non plus. Mais peut-être un tel processus d’apprentissage nous donne-t-il davantage de possibilités de changer les attitudes que les normes et les règles.

Dans « Des cannibales » Montaigne tient une conversation continue avec lui-même. C’est à cette conversation qu’il nous invite à prendre part, ouvrant ainsi une réflexion sur les conséquences de la barbarie. « [C] victoria nulla est / Quam quæ confessos animo quoque subjugat hostes. [Il n’y a de véritable victoire que celle qui, domptant l’âme, force l’ennemi à s’avouer vaincu20 » L’ennemi n’est pas un peuple, mais l’attitude qui cautionne la barbarie, qu’elle se trouve chez les cannibales, les Portugais ou les Français. Vaincre cette attitude n’est possible qu’à travers un processus de maturation où nous soumettons toutes les facettes de nos attitudes émotionnelles et cognitives du phénomène à l’examen critique, processus où notre dialogue avec Montaigne peut se révéler déterminant.

Kjersti Bale
Université d’Oslo

1 J’emploierai dans cet article les termes « éthique » et « morale » de manière synonyme.

2 Michel de Montaigne : Les Essais. Édition de Pierre Villey. Livre 1. Paris : Quadrige / Presses Universitaires de France, 1992. Mon choix de l’édition de Villey se motive par le fait que les deux lectures de « Des cannibales » que je discute dans cet article se basent sur cette édition.

3 Le mot « Cannibale » introduit en français par le biais de l’italien et du latin vient de l’espagnol caníbal, à son tour emprunté à l’arawak caniba, qui désignait le peuple antillais rencontré par Christophe Colomb et ses hommes en 1492. Caniba signifiait à l’origine « sage, courageux, fort » mais prit en français rapidement le sens général de « mangeur d’hommes ». J’utilise ce mot pour désigner de manière neutre les indiens du Brésil au temps de Montaigne.

4 David Quint : Montaigne and the quality of mercy : Ethical and political themes in the Essais, Princeton, New Jersey : Princeton University Press, 1998, p. 75–101. Anne Hartle : Michel de Montaigne : Accidental philosopher, Cambridge : Cambridge University Press, 2003, p. 192–216.

5 Si Quint se réfère à Michel de Certeau, c’est James J. Supple : Arms versus letters : The military and literary ideals in the ‘Essais’ of Montaigne, Oxford : Clarendon Press, 1984, qui est la plus grande autorité en la matière.

6 Quint 1998, p. 85.

7 Op. cit. p. 99.

8 [C’est moi qui traduis]. Hartle 2003, s. 193.

9 Op. cit. p. 215.

10 Montaigne 1992, p. 207.

11 Kjersti Bale : Tekstens temperering : Michel de Montaignes essayistiske fremstillingsmåte, Oslo : Pax, 2003.

12 Alice Crary : Beyond moral judgment, Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, 2007.

13 Op. cit. p. 11.

14 Quint 1998, p. 76.

15 Montaigne 1992, p. 205.

16 Op. cit. p. 202.

17 Ibid.

18 Plusieurs études ont montré que contrairement à ce qu’il prétend, Montaigne se base sur les cosmographes de la Renaissance ainsi que sur des typologies traditionnelles. Quint fait référence à Gérard Defaux qui conclut que Montaigne feint l’ignorance pour montrer l’impossibilité de tout récit cosmographe, historique ou authentique, tout démonstration étant une tromperie. G. Defaux,”Un cannibale en haut de chausses : Montaigne, la différence et la logique de l’identité”, in MLN 97, 1982, p. 919–957, p. 956 et Quint 1998, p. 77.

19 Montaigne 1992, p. 209.

20 V. ibid., p. 211.