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Classiques Garnier

De l’édition des manuscrits de Montaigne : transcrire, régulariser, traduire, moderniser Réponse à André Tournon et questions

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De l’édition des manuscrits
de Montaigne :
transcrire, régulariser,
traduire, moderniser

Réponse à André Tournon et questions

À ceux qui remarquent jusqu’aux choses les plus menues…

Montaigne, note en marge de son Nicole Gille, fo 38

Dans le long compte rendu du dernier numéro de notre Bulletin (2011-2, no 54, p. 150-153) qu’il m’a fait l’honneur – comme récemment Bernard Sève sur le site de La Vie des idées – de bien vouloir consacrer à Montaigne manuscrit (Paris, Éditions Classiques Garnier, 2010), André Tournon, tout en rendant hommage à la « minutie » de mon travail, ne manque pas d’être également critique à mon égard, comme il se doit dans ce genre d’exercice, de service.

Homme de dialogue, volontiers enclin au débat, qu’il veuille bien, avec le consentement de Jean-Yves Pouilloux, me permettre de préciser ici ma position sur quelques points importants où il m’est plutôt défavorable, bien que, dans un éloge global du livre dont je le remercie, il ait finement saisi les raisons de ma « discrétion » ou de mon « laconisme », au point de m’appliquer joliment une remarque de Montaigne sur Plutarque : « il guigne seulement du doigt par où nous irons, s’il nous plaît » ! On ne saurait mieux dire sur ce que furent, de fait, mes intentions : suggérer des possibilités d’investigation (Tournon) ou de méditation (Sève), mais d’abord assurer les bases textuelles sur lesquelles celles-ci pourraient prendre appui. Déjà gros d’environ 840 pages, l’ouvrage ne permettait d’ailleurs pas de plus amples développements.

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Voulant faire plus que d’exercer une sorte de droit de réponse, je souhaite prolonger ici la réflexion ouverte par cette stimulante recension en proposant de distinguer – en accord avec Marie-Luce Demonet, directrice des Bibliothèques Virtuelles Humanistes au Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, nommés ci-dessous BVH et CESR – trois modes hiérarchisés d’édition des textes manuscrits de Montaigne qui devraient permettre de tirer le meilleur parti possible de la mise en ligne de ces documents par les BVH. D’ores et déjà l’internaute, qu’il soit chercheur ou bien curieux, peut avoir accès à la totalité du Lucrèce1 annoté par Montaigne sur le site du CESR. Plus que d’autres peut-être, André Tournon se félicitera de cet événement que j’annonçais dans l’avant-propos de Montaigne manuscrit comme mon horizon d’attente. La notice de présentation des BVH pour cet ouvrage signale trois – et non plus deux – modes de traitement des notes de Montaigne : « Transcription diplomatique », « Texte régularisé », « Traduction du latin et modernisation du français ». Le premier mode, respectueux du « lignage » et de la disposition dans la page – ce que ne pouvait se permettre l’édition sur papier –, permettra à terme de lire en vis-à-vis autographes et transcriptions. Le deuxième est sans doute celui que le recenseur eût aimé trouver dans mon livre, et c’est donc de lui qu’il sera question ci-dessous. Quant au troisième, considéré à tort dans le compte rendu comme « transcription » arrêtée, il s’adresse à tous ceux qui n’entendent pas le latin ou le grec, mais aussi à ceux qui peinent à lire le moyen français ou qui souhaitent simplement, pour les tours et mots difficiles ou ambigus, comparer leur propre interprétation à celle de l’éditeur. Puisse la présente note nous permettre de valider ou de rectifier ensemble, avec nos « amis » qui le souhaitent, la terminologie employée.

A. Tournon appelle « quasi fac-simile » ou « reproduction exacte de l’original » ce que j’appelle dans mon livre « transcription quasi diplomatique », autrement dit la production d’un texte établi au plus près du texte d’origine sans toutefois reproduire sa disposition dans la page : tâche

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ardue et à mes yeux principale, pour laquelle j’ai été amené à inventer des caractères spéciaux (abréviations, voyelles tildées, deux sortes de d, de g, de s). Il nomme par ailleurs « transcription » ce qui n’est pour moi, comme l’indiquent quelques explications ad hoc (p. 50, 109-110) et surtout l’usage de caractères plus petits, qu’une traduction ou une modernisation proposées comme aide à la lecture. En aucun cas, il ne s’agit de substituer au texte de Montaigne, scrupuleusement transcrit, une version moderne, par définition contestable ou perfectible. Transposer ou traduire, c’est toujours s’exposer, ne serait-ce qu’en tranchant, par la ponctuation, entre deux sens possibles, comme je le fais, p. 92, pour la fin ambiguë d’une longue note du Beuther. À partir du moment où le lecteur dispose aussi d’une copie fiable du texte original, il ne peut que se féliciter que le translateur ait ainsi pris le risque d’une interprétation.

Si l’on veut citer tel ou tel manuscrit de Montaigne, mon souhait est cependant qu’on le fasse en partant, non du texte traduit ou modernisé, mais d’un texte régularisé, autrement dit dissimilé (distinctions i/j, u/v, la/l’a, a/à, ou/où…), désabrégé et détildé (ce qui est fait en italique à la fin de chaque paragraphe), délesté des ratures, surcharges et repentirs, réduit à l’emploi d’une typographie commune, mais respectueux des erreurs du scripteur, des lacunes dues à la détérioration du support, de la distinction entre majuscules et minuscules, de l’accentuation et de la ponctuation, ainsi que de leur absence… J’ai pensé que le lecteur, en suivant mes indications, pourrait aisément constituer de lui-même, en partant de la transcription proprement dite, ce deuxième état du texte. Pas de « négligence » ici, mais un choix dûment pesé. Tout au plus peut-on regretter la complexité de l’opération, qu’un passage à l’édition électronique doit éviter en publiant trois états bien distincts du texte, ce qu’un livre déjà bien volumineux ne pouvait se permettre.

Sans doute, s’il en avait eu connaissance, A. Tournon aurait-il été plus favorable au mode de transposition que j’avais adopté pour un article du Journal de la Renaissance (vol. 6, 2008, p. 293-304) intitulé « Montaigne “rapporteur”. Dix arrêts du Parlement de Bordeaux, premiers témoins de sa pratique du français écrit ». Voici, par exemple, comment y était transposé le dictum du 6 mars 1563 (nouveau style) :

Entre françois de Verneuil appellant des iuges presidiaus de Perigeus d’une part Et maitre guillaume prestre & Martial de Verneuil appelles dautre

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Veu le proces libell’apellatoire respounces a icelui extraits des registres du greffe presidial du dit perigus des sisieme uintiesme uint & sisieme uint et settieme uint & huitiesme septambre 1560 & Autres pieces & productioun des parties

Il sera dit sans auoir esgart aus fins de noun receuoir pretandus par les dits appelés qu’il a estè nullemant & mal iugè par les dits iuges presidiaus & an amandant leur iugemant ordoune que la santance du iuge ordinere sortira soun plein et antier effait Condamne les dits apelles aus despans anuers le dit appelant faits tant pardauans les dits presidiaus qu’an la court La taxe d’iceus a la dite court reseruee

Messieurs […]

Je dissimilerais aujourd’hui i et j, u et v, remplacerais l’esperluette par « et » (distinct de « Et »), indiquerais par un trait vertical chaque passage à la ligne… Ce qui, dans le sillage du remarquable travail d’exploration de Katherine Almquist, m’avait incité à publier ces textes sur nouveaux frais, c’était précisément que j’y voyais les premières traces constatables de la pratique du français par Montaigne, un français écrit selon les normes juridiques du « style » de Guyenne, mais où perçait quelque chose des habitudes orales propres au rapporteur, les autres dicta consultés, par exemple ceux de la Boétie, de Rignac ou de Joseph d’Eymar, ne présentant pas ces particularités ; mais c’était aussi l’absence de ponctuation et l’usage spécifique de majuscules, comme dans les lettres-missives, comme dans les bilans de lecture manuscrits, comme dans beaucoup d’additions autographes de l’Exemplaire de Bordeaux (désormais EB). Ces additions, je les ai découvertes et examinées sur les feuilles volantes de la vénérable Reproduction phototypique d’Hachette bien avant de pouvoir bénéficier de la Reproduction en quadrichromie procurée par Philippe Desan, sur papier, puis sur CD. En d’autres termes, depuis longtemps je fais partie moi aussi des « critiques » qui considèrent les textes manuscrits de Montaigne avec une « application quasi obsessionnelle » (la fin du compte rendu renvoie ici à une note de la page 472, dont je ne suis pas sûr qu’elle ait été bien comprise). Loin de les blâmer, je me reconnais comme l’un d’eux, et toute personne qui a examiné au moins EB sait que nous sommes à bonne école.

En attendant de pouvoir disposer de la mise en ligne de tous les autographes de Montaigne dont les BVH ont entrepris ou obtenu la numérisation, on peut toujours, grâce à la généreuse compréhension de Claude Blum et des Classiques Garnier, examiner le copieux dossier

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photographique que j’ai réuni à la fin de Montaigne manuscrit. Presque tous de mon fait et effectués sur les originaux, ces 89 clichés ont été choisis et ordonnés pour appuyer ma démonstration, mais aussi pour donner au lecteur le plaisir de découvrir des documents très difficiles d’accès : par exemple et en premier lieu, les deux ex-libris et des notes, jusqu’ici inédites, du jeune « Michael Montanus » sur son Térence de 1538 récemment retrouvé, qui, outre qu’elles nous permettent de compléter sensiblement la liste des lectures de Montaigne établie par Villey, confirment ce que j’avais déjà dit de sa « main grecque » à l’œuvre dans les marginalia de l’Ausone et du Giraldi ; l’ex-dono du Vida valide quant à lui mon authentification des cinq notes latines du Beuther, déjà pressentie par Charles Beaulieux (contre Payen et Marchand) ; à défaut de l’autre inédit du livre (une lettre en italien adressée de Rome au Sénat pour demander la citoyenneté romaine, dont on m’a aimablement fait parvenir un cliché), des détails de la lettre d’Orléans permettent de préciser l’identité du bandit de grand chemin qui dévalisa Montaigne et Thorigny près de la forêt de Villebois en 1588 : natif de La Rochefoucaud, ce capitaine « Lignou » s’en prendra l’année suivante aux Chartreux du Liget, dans la forêt de Loches – encore fallait-il remonter jusqu’à l’original pour ne pas lire « ligueu » comme on le fait depuis Payen ; ne pas oublier enfin, pour répondre partiellement à la demande appuyée d’A. Tournon, quatre clichés des arrêts ou dicta, dont deux en couleur, bien préférables aux « photocopies » dont il déplore l’absence (en fait, des tirages effectués à partir de microfilms, de qualité variable et parfois tronqués : voir par exemple le BSIAM no 49, p. 47). Outre les indispensables commentaires érudits, non repris dans l’édition électronique des BVH, ces pièces constituent à mes yeux la part la plus originale du livre, mais chacun a le droit d’aller vers ce qui l’intéresse le plus, histoire, droit, philosophie, langue, tracé des lettres, biographie, et c’est au fond ce que je souhaitais.

En proposant maintenant une version « patrimoniale » ou régularisée du jugement de synthèse que Montaigne a écrit au bas de la dernière page de son Quinte-Curce, version qui viendrait compléter les deux versions déjà publiées, la quasi diplomatique et la modernisée (p. 650-651), je voudrais laisser mon livre et sa recension pour porter plus loin la réflexion, toujours dans un esprit de dialogue. Voici donc

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le texte qu’on pourrait trouver un jour sur le site des BVH, destiné à la recherche et à la citation :

Je comançai a le lire fortuitemant convie par la beaute de la lettre sulemant pour ent[amer] et comançai par luy car ces additions qui vont davant je ne les ai pas veuës En me jouant je m’y pris par sa beaute despite que je ne l’eusse plus tost veu & qu’on ne m’en eut faict pl[us] de conte C’est un tresbon autheur J’en ai veu plusieur [sic] qui ont escrit d’alexandre et expressemant et en passant nul a mon gre si bien ny plus pleinemant ny vraisamblablem[ent] Souigneus de toutes les parties de l’histore [sic] L’air de son eloquance retire aus [temps] des premiers empereurs romeins L’esperit vif pouintu jantil au pris de tout autre Le parler brusqu[e] Le jugemant meur et juste Apres que je l’eus entame je le leus en trois jours moi qui n’avois il y a dix ans [lu] un livre une heure de suite Acheve de lire le 2 Juill.1587 / 54 /

On pourrait faire de même pour le bilan de lecture du De bello ciuili de César. En lisant ces lignes, comment ne pas penser à EB, je veux dire à ces nombreuses additions marginales qu’on y trouve, parfois très prolixes, mais alors même si peu ponctuées, que ceux qui veulent, comme Villey et ses émules, éditer les Essais selon EB sont toujours amenés par souci de cohérence à ajouter points et virgules ou à interpréter les deux-points, chacun à sa façon, bref à lisser le texte. Peut-être est-il temps de considérer désormais pour lui-même ce précieux document, cet hybride d’imprimé et de manuscrit – d’imprimé corrigé à la main et de manuscrit rogné, donc incomplet – en laissant un moment toute perspective éditoriale et tout dessein polémique pour s’en tenir à un respect plus strictement archéologique de la pièce. Ainsi pourra-t-on profiter pleinement de ce témoin exceptionnel qui permet à la fois, en relation avec les bilans de lecture autographes, d’entrevoir quelque chose du travail d’édition et, si l’on examine les corrections de l’auteur sur la partie imprimée, de constater s’il a validé ou non ce travail.

Dans cette perspective ouvrons donc EB aux feuillets 175 vo et 176 ro et vo, là où, à défaut du bilan de lecture du Quinte-Curce, sont reproduits trois autres bilans de même facture – on pense aux pièces jadis produites par l’ancien conseiller devant ses collègues de la Chambre des Enquêtes, mais aussi, mutatis mutandis, aux reproductions d’objets et de dessins insérés par Breton dans Nadja – : « Voicy ce que ie mis il y a enuiron dix ans en mon Guiccardin […] En mon Philippe de Commines, il y a cecy […] Sur les memoires de monsieur du Bellay […] ». Ce sont les

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dernières pages du chapitre « Des livres » (Essais, II, 10), reproduites ici en l’état.

Dans les trois cas (Guichardin, Commynes, les Du Bellay), le texte de 1588 était dûment ponctué : 15 points, 10 deux-points, 60 virgules pour 63 lignes, soit environ une virgule par ligne. Sur EB, une virgule a été ajoutée, deux virgules ont été remplacées par deux deux-points sans modification de la lettre suivante (elle reste en bas de casse), un point devant minuscule a été remplacé par une virgule. Tous les autres signes de ponctuation, soit 82, ont été conservés et doivent donc être considérés comme validés par l’auteur. Celui-ci a par ailleurs effectué d’autres retouches à la plume : un i ajouté entre le c et le a de « Guiccardin », un V majuscule substitué à v après deux-points, le remplacement de « que cela soit » par « peut estre » en interligne, la suppression de « de ce » devant « que ». Autre constatation : à la fin du développement sur Commynes, Montaigne a d’abord ajouté dans la marge quelques lignes, puis il les a barrées de deux traits obliques, comme s’il s’interdisait pour finir toute addition par respect pour la pièce d’origine. Il a aussi biffé « ennuyeux » (on lisait « enuieus » en 1580, plus proche peut-être du mot écrit à la main, mais ambigu : fallait-il comprendre « envieux » ou « ennuyeux » ?).

Afin de bien juger des quelques changements opérés par Montaigne sur EB dans ces trois pages de 1588, il n’est pas inutile, pour voir le chemin parcouru, de collationner le texte de 1588 avec celui de 1580 (document accessible sous l’entrée « Montaigne » du site des BVH). Pour s’en tenir à la ponctuation (nouvel article de Tournon à ce sujet dans La Ponctuation à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2011), l’éditeur de 1588 a ajouté 22 virgules au texte de 1580 et il en a supprimé deux ; il a substitué quatre fois un deux-points à une virgule et quatre fois un deux-points suivi de minuscule à un point suivi de majuscule ; il a enfin ajouté un point devant une parenthèse fermante. Aux exceptions près signalées plus haut, Montaigne respecte ces modifications sur EB, même si le texte de 1580 était sans doute plus proche du manuscrit d’origine, comme le suggèrent les graphies « la » pour « là », « a » pour « à », « ou » pour « où », et surtout l’absence de toute ponctuation dans le bilan de lecture autographe du Quinte-Curce, comme on vient de le constater.

Ainsi s’est effectué, au fil des ans, le travail d’édition d’un « discours » que l’auteur, me semble-t-il, n’a jamais voulu fixer ne varietur, si grande

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était sa propension à remodeler son texte autant qu’à l’allonger, si forte son intuition qu’un tel « registre de durée » tirait sa singularité de cette mobilité, si vive son inquiétude de ne plus être lisible « d’icy à cinquante ans ». Mais nous-mêmes, quand nous croyons adapter la langue de Montaigne à nos usages, pour qui écrivons-nous ? Sommes nous bien sûrs que ces usages seront toujours les mêmes d’ici à cinquante ans et que le français écrit des SMS ne sera pas pour finir, ô ironie, plus près de celui de Montaigne que le nôtre, orthographe et ponctuation comprises ?

Alain Legros
CESR, Tours

1 Accès direct au Lucrèce de Montaigne en ligne : http://www.bvh.univ-tours.fr/Consult/index.asp ?numfiche=764 > « Accéder à l’ouvrage » > « Téléchargement » intégral en pdf couleur, ou « Image simple » jpeg + « zoom » > Dans la notice de présentation, cliquer sur l’une ou l’autre des six propositions d’« Aide à la lecture ».