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Classiques Garnier

La liberté illusoire de la raison et autres compromis de la conscience

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La liberté illusoire de la raison
et autres compromis de la conscience

« C’est tousjours vanité pour toy,
dedans et dehors… »

« J’imagine l’homme regardant au tour de luy le nombre infiny des choses, plantes, animaux, metaux1 » : Montaigne, comme ici dans l’essai « De la ressemblance des enfans aux peres », énonce à plusieurs reprises la misère de la raison face au déploiement de la puissance primitive de la nature – autour de lui –, mais l’écriture des Essais donne à l’auteur d’innombrables autres occasions de parcourir un cheminement introspectif audacieux qui lui permet de pointer le « nombre infiny de passions » qui guident l’agir humain, comme on le voit dans le célèbre (et célébré) passage de l’« Apologie de Raymond Sebond2 ».

Toute la condition humaine semble résumée dans cette image, car c’est tout à fait ainsi qu’apparaît la position assignée à l’homme par le destin : être face au monde et dos à soi-même. Intus et foris, il n’est pas de gouvernement, ni de soi ni du monde. En plusieurs lieux on répète : comment peut-on imaginer connaître le monde si l’on ne peut même pas se connaître soi-même ? Le chaos intérieur3 reflète le chaos naturel,

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et la volonté cherche en vain à les dominer, obligée qu’elle est de se défendre sur deux fronts. Son impuissance se manifeste clairement dans le chapitre « Du repentir » : « Mes action sont reglées et conformes à ce que je suis et à ma condition. Je ne puis faire mieux4 ».

À la différence de beaucoup d’auteurs de son temps, Montaigne reconnaît la condition humaine moins dans le cheminement fier et constant de la raison et de la volonté – ses facultés premières – que dans l’instabilité des sensations, des désirs et des plaisirs : « Je croy des hommes plus mal aiséement la constance, que toute autre chose, et rien plus aiséement que l’inconstance5 » ; et justement il consacre un chapitre entier à l’inconstance de nos actions :

Nostre façon ordinaire, c’est d’aller apres les inclinations de nostre apetit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche6.

Dans ces quelques pages, on retrouve la matrice d’une théorie désacralisante7 qui, en d’autres termes, marquera toute l’œuvre de Montaigne : la nature humaine ainsi que toute prétention à la rigueur et à l’inflexibilité sont mises en question :

Non seulement le vent des accidens me remue selon son inclination, mais en outre je me remue et trouble moy mesme par l’instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement, ne se trouve guere deux fois en mesme estat. Je

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donne à mon ame tantost un visage, tantost un autre, selon le costé où je la couche. Si je parle diversement de moy, c’est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s’y trouvent selon quelque tour et en quelque façon. Honteux, insolent ; chaste, luxurieux ; bavard, taciturne ; laborieux, delicat ; ingenieux, hebeté ; chagrin, debonaire ; menteur, veritable ; sçavant, ignorant, et liberal, et avare, et prodigue, tout cela, je le vois en moy aucunement, selon que je me vire ; et quiconque s’estudie bien attentifvement trouve en soy, voire et en son jugement mesme, cette volubilité et discordance. Je n’ay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot8.

Derrière ce style métaphorique s’insinue l’idée d’impuissance humaine (instabilité, volubilité, confusion) qui pénètre dans les méandres de la « conscience ». Si la lutte contre les superstitions et les rituels magiques semble traversée d’une rationalité qui anticipe les Lumières, c’est au contraire l’appel au sens et à la passion – et à toutes les forces psychiques profondes qui échappent à l’emprise conceptuelle, tels les songes, les états anormaux – qui annonce l’une des entreprises les plus fécondes de cette quête proto-moderne (post-moderne), soulignant l’existence de forces réelles et de champs de l’expérience inexplorés. On voit réapparaître sous des formes nouvelles les grands problèmes de la réflexion humaine : la nature et ses lois, le sens et la place de l’homme dans le cosmos, la valeur et l’usage des instruments de la « science », les rythmes de l’expérience et ses contradictions : « ils laissent là les choses, et s’amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs9 ».

C’est dans l’Apologie surtout, que la « raison » et la « volonté » débouchent en permanence sur un échec – toute une œuvre dans l’œuvre, un véritable champ de mines d’où la prétention humaine à connaître et à se connaître ne peut sortir indemne, qui limite l’autonomie de la conscience et la liberté d’action du jugement : « J’ay autrefois entrepris de me tenir bandé pour la soustenir et rabatre10 », mais la « passion » finit par se saisir de l’auteur (acteur), par s’en emparer en dépit de sa résistance ; on en décrit la progression, son empire sur la raison, l’effet

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de l’imagination puis, le désir ayant décru, le retour du jugement vers une lucidité sur laquelle on s’interroge : quel est le vrai visage des choses, celui qu’a entraîné l’état « passionné » ou celui qui vient ensuite ? « Pyrrho n’en sçait rien11 ». Bien qu’étant dans l’impossibilité d’en établir l’étiologie, les passions elles-mêmes définissent et justifient le choix du scepticisme.

Le renforcement de l’image et du pouvoir de l’homme met dans le décor une nature défraîchie, privée de ses secrets et à la merci de son mortel usurpateur. Le progrès de la révolution scientifique n’épargne pas ce faible contre-courant néo-pyrrhonien déjà atténué par la résistance de la Scolastique. Dans cette perspective se repose, d’une façon différente et constructive, le problème général qu’avait proposé Hiram Haydn dans The Counter-Renaissance12, une étude controversée où le personnage de Montaigne tient indubitablement le rôle principal : à la période momifiée dans son classicisme hautain et dans sa rationalité limpide, à la saison lumineuse qui cultive la pensée de l’époque moderne, à une Renaissance rationaliste, normative et par conséquent autoritaire, s’oppose une autre, différente et passionnée – l’« Anti-renaissance » –, prête à briser les règles, à expérimenter (essayer), à s’aventurer sur des terrains ésotériques, à parcourir les champs semés d’embûches de la fantaisie (imagination) et, parfois, de l’anomie et du désordre.

Les Essais mettent en avant la représentation scénique de chaque aspect du réel, ils relancent l’imagination et l’opinion, en récupérant la dimension rhétorique et sémiotique propre aux sophistes sous forme d’une ontologie sceptique, confiant l’être de l’étant aux seules relations de signification qui se produisent dans le cadre d’une catégorie ‘faible’ comme celle d’« apparence » : « Pour juger des apparences que nous recevons des subjects, il nous faudroit un instrument judicatoire ; pour verifier cet instrument, il nous y faut de la demonstration ; pour verifier la demonstration, un instrument : nous voilà au rouet13 ».

L’apparence est dans tous les cas aliquid pro aliquo, mais suivant la logique et les exemples fournis par Sextus Empiricus et non dans un sens d’énumération et d’instrumentalisation. C’est la réalité qui à son tour se manifeste comme image, et rien de plus. On ne sort jamais de

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la sémiologie, en aucune façon. Quand on lit les pages de Montaigne, pourtant, la nostalgie de l’épistémè devient insoutenable pour certains : divers interprètes se sont agrippés à la gradation des concepts employés (climax et anticlimax) pour ne pas tomber dans le relativisme, dans la régression vers une sorte de nihilisme qui finirait pas contaminer même la morale14. Mais même si l’on essaye de structurer les rapports de représentation/signification du processus cognitif (sémiologique) en termes hiérarchiques, il faut toutefois se rappeler que l’idée d’un primum plus réel que son dérivé n’est qu’une absurde axiomatique : l’on ne peut en aucune manière s’abstraire de l’horizon de la représentation.

Insister sur l’interprétation d’un Montaigne radicalement sceptique15 ne comporte aucun danger effectif sur le plan existentiel ; il n’est pas d’herméneutique qui puisse bouleverser les échelles de valeurs reconnues ou déconstruire la réalité, qu’on aille jusqu’à la définir comme objective ou subjective. Pour paraphraser les paroles de Nietzsche (Über Wahrheit und Lüge im außermoralischen Sinne), on peut considérer que Montaigne estime que les vérités sont des illusions dont on a oublié la nature illusoire, des métaphores presque usées, qui ont perdu toute force sensible. Une armée mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines (de cause à effet) qui ont été enrichies poétiquement et rhétoriquement, transposées et embellies, qui après un long usage, semblent solides, canoniques et obligatoires : « Qui voudra se desfaire de ce violent prejudice de la coustume, il trouvera plusieurs choses receues d’une resolution indubitable, qui n’ont appuy qu’en la barbe chenue et rides de l’usage qui les accompaigne16 ».

Les guerres de religion, dramatiques et fratricides, qui pendant des années ont ensanglanté la France, centre névralgique des conflits entre l’Église de Rome et les mouvements protestants, doivent avoir contribué à ce regard si désenchanté. Tout concourt à constituer un spectacle de ruine : « Or tournons les yeux par tout : tout crolle autour de nous17 ».

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D’autre part, sur le plan politique, un patrimoine de convictions différemment argumentées et diffusées dans la culture européenne, visait à réaffirmer que l’homme pouvait gouverner rationnellement le monde ; mais, en prenant comme angle de vue le rapport entre l’individu et la société, aux fins de perfectionnement moral, une crise diffuse apparaît, qui est moins une crise de la ‘spiritualité’ qu’une crise de la version morale du christianisme, c’est-à-dire de la solution, globalement héritée du thomisme, qui veut réaliser une intégration harmonieuse entre valeurs politiques et valeurs religieuses. Dans l’optique d’une nette dissociation entre l’expérience individuelle de recherche – spéculative – et les exigences externes de l’homme historique, inséré dans le tissu social – entre intériorité et extériorité – on voit apparaître à l’évidence la fracture qui existe entre l’objectivité du monde rationnel et le relativisme du monde contingent.

« … nous voilà au rouet »

La relance de l’apparence (ou, si l’on veut, de la volonté d’apparence) doit être conçue sans se désespérer parce qu’on a finalement regardé en face le vide des certitudes. Le véritable danger pour l’homme, c’est de chercher à en sortir, c’est de ne pas ressentir, de ne pas éprouver certaines sensations physiques qui seraient provoquées par une condition interne ou des stimuli externes. Dans le sillage de Plutarque, Montaigne répète qu’une âme sans passions serait inerte, sans vie : « elle n’a aucune autre alleure et mouvement que du souffle de ses vents […] sans leur agitation, elle resteroit sans action, comme un navire en pleine mer, que les vents abandonnent de leur secours18 ». Bien qu’incapable d’en représenter toutes les gradations et les nuances, l’être humain éprouve sur sa peau même l’empreinte des affections. Sans célébrer, comme un contre-chant de l’effondrement de la vérité idéale, une apothéose des passions, la raison est dans l’impossibilité de les enjamber, de les fuir, encore moins dans l’arrière-boutique de l’âme où l’on voudrait retrouver le « Moy » authentique et profond. En lisant Montaigne, on peut affirmer que tout

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essai d’avancer dans la pure subjectivité jusqu’à l’infini, et d’arriver ainsi à la connaissance la plus profonde possible, se conclut par une sorte de tromperie. La tentative d’entrer en soi-même et au-dedans de soi, de retrouver l’abîme de l’être ou quelque chose de ce genre, débouche sur une sorte de vide, on n’obtient pas de déterminations de l’être d’autant plus profondes que l’on s’éloigne davantage du monde et de ses mœurs : « Les loix de la conscience, que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume19 ».

Se souvenant de ces ‘aveux’, Roland Barthes fait une précieuse observation : « Au xvie siècle, Montaigne disait encore : ‹ Ce suis-je ›, et non pas : ‹ Je suis cela ›, ce qui était parfaitement légitime, puisque le sujet est constitué par tout ce qui lui vient et par tout ce qu’il fait. Puisqu’il n’est vraiment lui-même qu’à la fin, comme produit20 ».

Qu’est-ce, alors, que l’identité ? La volonté ? Et le jugement ? Voici qu’apparaissent enfin les autres compromis de la conscience. Pourquoi des compromis ? Et qu’est-ce que la conscience ? Montaigne fait preuve d’un très grand scepticisme en leur reconnaissant le pouvoir de soumettre les passions, jusqu’à nier que l’on puisse concevoir une faculté autonome de l’esprit. Même la formule « liberté volontaire », adoptée en trois endroits seulement, n’indique pas dans les Essais la vérité métaphysique de l’agir indépendant (versus Sebond et alii), au contraire, on pourrait la définir comme la fausse perception d’être des acteurs (au sens étymologique) qu’ont les hommes pendant qu’ils agissent21. Il n’est pas possible de former librement (indépendamment du contexte) ses propres désirs et ses propres convictions, la seule conception de liberté permise est liée à la possibilité de traduire ces désirs et ces convictions qui guident les actions comme s’ils étaient seulement voulus et volontaires : « Ce n’est pas qu’ils vueillent aller, tant comme c’est qu’ils ne se peuvent tenir22 ».

Cette citation est extraite du chapitre « De ménager sa volonté », dont le titre même, comme le suggère Frédéric Brahami23, n’est qu’un propos

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empreint de scepticisme qui condamne à une régression infinie : quelle est en effet l’instance, si ce n’est la volonté, qui pourrait bien ménager la volonté ? L’émergence de la subjectivité résonne à l’unisson avec la matrice sceptique24. Le scepticisme est le nom donné à la « fantaisie » philosophique plus « raisonnable » qui décrit la manière par laquelle, inévitablement, le sujet infecte la manière de voir les choses25. Il faut rentrer en soi-même pour réfléchir et prendre conscience de sa propre mesure : « Ce que j’en opine, c’est aussi pour declarer la mesure de ma veuë, non la mesure des choses26 » ; « Ce sont icy mes fantaisies, par lesquelles je ne tasche point à donner à connoistre les choses, mais moy27 » ; « Qu’on ne s’attende pas aux matieres, mais à la façon que j’y donne28 ».

Le procédé que Montaigne met en œuvre pour explorer la subjectivité est bien sûr loin d’être systématique ou méthodique et on ne peut pas toujours le ramener aux paradigmes anciens qu’il utilise constamment. Les Essais offrent une sorte de cartographie du soi : l’interprétation de l’‘anthropologie’ de Montaigne se décline sur une base spatiale, et ainsi la liberté illusoire de l’individu n’est que la projection d’un lieu, l’« arriereboutique toute nostre29 », un lieu à cultiver et que Montaigne cultive grâce à ses lectures, comme « les terres oysives » décrites dans le chapitre « De l’oisiveté » : « si elles sont grasses et fertilles, foisonner en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles, et que, pour les tenir en office, il les faut assubjectir et employer à certaines semences, pour nostre service30 ».

Les passions ne constitueront donc pas le code qui donne sens aux signes, le signifiant qui nourrit le signifié. Si on peut qualifier d’affection tout phénomène passif de la conscience, l’analyse de ces passions représente l’occasion de montrer comment chaque action qui semble libre est en réalité l’effet de mécanismes naturels : « Selon moy, ce ne sont que mousches et atomes qui promeinent ma volonté31 ».

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Récupérant le matérialisme de Lucrèce32, Montaigne affronte les termes répressifs du rigorisme éthique des stoïciens ainsi que les prescriptions de la morale chrétienne et y résiste. On voudrait que la raison possède le pouvoir de démasquer les passions, mais on peut considérer ceci comme une tautologie, parce que la passion même est un concept de la raison, et une telle libération se révèle impossible ou illusoire – « La passion nous commande bien plus vivement que la raison33 ». La conscience ne peut être épurée par les affections, tout comme l’esprit humain ne peut que subir l’influence de la sensibilité du corps : « A quoy faire desmembrons nous en divorce un bastiment tissu d’une si joincte et fraternelle correspondance34 ? ». Et encore dans les dernières pages du chapitre « De l’experience », Montaigne fait allusion à un état d’équilibre entre les divers éléments qui soutiennent n’importe quel dualisme (versus Descartes et alii) : « Entre nous, ce sont choses, que j’ay tousjours veuës de singulier accord : les opinions supercelestes, et les moeurs sousterraines35 », en rétablissant ainsi la toujours recherchée, toujours manquante et toujours présente « harmonie du monde36 ».

Le scepticisme de Montaigne37, qui nie la « communication à l’estre38 », se recompose dans son ombre, la « participation au vray estre » de la traduction d’Amyot des Moralia. Participation au « theatre du monde » où chacun joue son propre rôle, tout comme dans l’épilogue du chapitre « De la vanité » : « Il n’en est une seule si vuide et necessiteuse que toy, qui embrasses l’univers : tu es le scrutateur sans connoissance, le magistrat sans jurisdiction et apres tout le badin de la farce39 ».

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« Combien temerairement ont ils attaché
Dieu à la destinée ! »

Incertitude et fatalité accompagnent l’homme loin de la possession de présumées vérités absolues jusqu’à l’« ordre de nature ». Un caprice miraculeux n’ajouterait rien à son charme, et pourtant : « Combien de choses appelons nous miraculeuses, et contre nature40 ». Que toute chose soit comme elle est et corresponde à sa nature, bien que tout soit en incessante mutation, voilà qui suffit à maintenir actif, étonné, curieux et vif l’esprit sceptique de Montaigne. C’est folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance : « Il faut juger avec plus de reverence de cette infinie puissance de nature et plus de reconnoissance de nostre ignorance et foiblesse41 ». Pour certains esprits condamnés à la liberté, cependant, il est impossible d’accepter que la réalité ne leur ait pas demandé la permission de se constituer comme telle ; ils prétendent abandonner et interrompre cette concaténation asphyxiante de causes qui les voudrait vivants mais vaincus, avec des exceptions arbitraires dont ils puissent se sentir les maîtres et pas seulement responsables « en conscience ».

Montaigne n’est jamais explicite à ce point, il se montre moins direct, essayant par toutes sortes de procédés persuasifs d’instiller un doute à propos de ces vérités « qui nous tyrannisent42 ». Les Essais abordent des thématiques brûlantes tout en suivant des trajectoires prudentes. Dans les endroits les plus divers, s’expriment et se répètent des jugements qui laissent transparaître aux yeux du « suffisant lecteur » leur descendance et leur destination : « comme le soleil espand du ciel en hors sa lumiere et ses puissances et en remplit le monde » son âme pareillement, disséminée par tout le corps, obéit à la volonté de l’esprit et se meut sous son impulsion : « Aucuns ont dit qu’il y avoit une ame generale, comme un grand corps, duquel toutes les ames particulieres estoyent extraictes et s’y en retournoyent, se remeslant tousjours à ceste matiere universelle43 ». Et il

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continue, s’attardant sur cette sorte de ‘panthéisme’ : ces âmes « estoyent produites de la substance divine », « ne faisoyent que s’y resjoindre et r’atacher44 », allant jusqu’à l’image d’âmes qui « sont engendrées de pere en fils, d’une pareille maniere et production que toutes autres choses naturelles ». Comme les anciens (Le commun des anciens), il justifie cette image sur la base de la « ressemblance des enfans aux peres […] et qu’on void escouler des peres aux enfans, non seulement les marques du corps, mais encores une ressemblance d’humeurs, de complexions et inclinations de l’ame45 ». Puis, l’auteur ajoute, toujours suivant Lucrèce, une question rhétorique : pourquoi la violence âpre est-elle liée à la race cruelle des lions, pourquoi la ruse est-elle héréditaire chez les renards, l’instinct de la fuite chez les cerfs, tout tremblants de crainte ? Pourquoi dans chaque famille, dans chaque espèce réside-t-il une âme déterminée qui croît en même temps que le corps46 ? Et il va jusqu’au bout de ces ‘divagations’, jusqu’à un point où il ne devrait pas aller : au seuil de la « justice divine », une justice qui punit dans les fils la faute des pères, une faute qui perd ainsi sa consistance, laissant l’ombre d’une « volonté » déviante.

Mais les hommes ne peuvent accuser leur créateur de leur avoir donné un esprit faible et une nature si malingre qu’elle ne suffit pas à contenir et modérer les « passions ». Et l’on ne peut nier, sauf à vouloir nier en même temps l’expérience et la raison, qu’il n’est pas donné à tous d’avoir un esprit fort, et que l’on ne choisit pas d’avoir un entendement sain, comme d’avoir un corps sain. L’on peut objecter que, si les hommes pèchent parce que leurs passions les font pécher, ils sont excusables – mais les effets et les tourments enracinés dans l’accomplissement des mauvaises actions elles-mêmes ne peuvent disparaître. Ce serait un père cruel, ce père qui damnerait et condamnerait à des supplices horribles ses créatures pour des péchés qu’ils ne pouvaient éviter, conduits par leurs faiblesses naturelles et par des circonstances contraires ; ce serait un père juste et miséricordieux s’il punissait les méchants et soulageait les vertueux :

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nous luy prescrivons des bornes, nous tenons sa puissance assiegée par nos raisons […] ; nous le voulons asservir aux apparences vaines et foibles de nostre entendement, luy qui a faict et nous et nostre cognoissance47.

Les « escritures saintes » supposent et impliquent partout la liberté humaine : on parle d’abominations, de promesses, de récompenses, de peines, toutes choses qui semblent militer contre la nécessité du péché : car si l’on refusait aux hommes la possibilité d’éviter les peines en s’abstenant de pécher, il faudrait dire que l’esprit humain agit mécaniquement, tout comme le corps. L’argumentation avance par le biais de disputes dangereuses qu’il faut affronter très précautionneusement. De toute façon, c’est le meilleur des points de vue, celui qui permet de mieux saisir synthétiquement toute l’attitude de Montaigne face au christianisme : la théologie n’est pas la servante de la raison, et la raison n’est pas celle de la théologie :

Et, de toutes les religions que Saint Paul trouva en credit à Athenes, celle qu’ils avoyent dediée à une Divinité cachée et inconnue luy sembla la plus excusable. Pythagoras adombra la verité de plus pres, jugeant que la connoissance de cette cause premiere et estre des estres devoit estre indefinie, sans prescription, sans declaration ; que ce n’estoit autre chose que l’extreme effort de nostre imagination vers la perfection, chacun en amplifiant l’idée selon sa capacité48.

« Revenons à l’Empire de la coustume49 » : conscient de ses désirs mais ignorant les causes qui les déterminent, tout le monde croit agir parce son esprit l’a décidé librement, et ne pense pas être guidé par une impulsion (impetu ferri) :

Celuy que vous vistes hier si avantureux, ne trouvez pas estrange de le voir aussi poltron le lendemain : ou la cholere, ou la necessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d’une trompette luy avoit mis le cœur au ventre ; ce n’est un cœur ainsi formé par discours ; ces circonstances le luy ont fermy ; ce n’est pas merveille si le voyla devenu autre par autres circonstances contraires50.

C’est un préjugé inné chez tous les hommes, dont il est difficile de se libérer. Et pourtant, l’expérience enseigne qu’ils ne peuvent rien, surtout

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pas modérer leurs propres appétits et que, agités de passions contraires, ils voient le meilleur et suivent le pire :

Cette variation et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu’aucuns nous songent deux ames, d’autres deux puissances qui nous accompaignent et agitent, chacune à sa mode, vers le bien l’une, l’autre vers le mal, une si brusque diversité ne se pouvant bien assortir à un subjet simple51.

Tout le monde semble déterminé à sauver les rituels qui affirment le caractère sacré de l’individu par de véritables pratiques cérémonielles. Au contraire, pour Montaigne, le moi n’est pas quelque chose d’organique, une entité qui agit derrière le personnage ; la dialectique entre la personne et le rôle qu’elle joue, entre l’être et le paraître, dialectique derrière laquelle semble se cacher la plus authentique subjectivité, est en fait imposée et réglementée par l’extérieur : il n’y a pas de vrai visage. Les masques sont des expressions figées et d’admirables échos de passions, à la fois fidèles, discrets, et plus vrais que nature. Le contraste entre le premier plan et l’arrière-plan donne l’impression qu’il existe une identité finale et définitive qui organise et gère tous les autres, mais c’est une impression illusoire : il n’y a rien ! Il y aura donc une libre nécessité, celle du créateur, et une coacta necessitas, celle des choses créées ; ainsi la liberté humaine est imaginaire (ficta) car on ne peut la considérer comme une province autonome dans l’empire de la nécessité naturelle, comme le voudrait la présomption du sage : « il est luy mesme à soy son empire52 » – « imperium in imperio », comme le dira plus tard Spinoza. En même temps, mots et images ressemblent à des coquilles : ils ne font pas moins partie de la nature que les substances qu’ils recouvrent, mais ils parlent mieux à l’œil et s’ouvrent davantage à l’observation – pourtant certains philosophes semblent en vouloir aux images de n’être point les choses, et aux mots de n’être point les pensées. Cela ne veut pas dire que la substance n’existe que pour l’apparence, ou les visages que pour les masques, ou les passions que pour la poésie et la vertu. Rien ne se produit pour autre chose dans la nature ; le cycle de la vie englobe également tous ces moments et tous ces effets.

La liberté et la nécessité sont l’envers de la même réalité, l’une se traduit dans l’autre, comme la raison reflète les passions – « j’appelle raison nos

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resveries et nos songes, avec la dispense de la philosophie53 ». L’intellect (entendement), selon sa matrice discursive, évalue et confronte les choix, ce qui engendre la croyance que la volonté est libre – « car, aller selon nature, pour nous, ce n’est qu’aller selon nostre intelligence54 » – mais la volonté suit toujours la raison, qu’elle juge bien ou mal. Toutefois, que la raison sache juger dépend de ses propres dispositions naturelles, parmi lesquelles les passions entrent en jeu, in primis le désir, qui en est l’essence – satisfait, il donne de la joie, déçu il procure de l’amertume. C’est le « désir » qui vainc le principe d’inertie et détermine le mouvement vital. La véritable objection du scepticisme montaignien contre la liberté de la raison ne peut être exprimée par l’impuissance de l’homme à accomplir ce qu’il estime bien (l’utile) mais plutôt par l’impossibilité à vouloir le mal rationnellement. « Ne plus ne moins qu’une pierre esbranlée en sa cheute, qui ne s’arreste jusqu’à tant qu’elle se couche55 ».

Marco Sgattoni
Università di Urbino « Carlo Bo »

1 Essais, II, 37, p. 782 [A]. Toutes les citations des Essais sont tirées de l’édition de Pierre Villey, PUF, Paris. 

2 Essais, II, 12, p. 486 [A] : « … nous avons pour nostre part l’inconstance, l’irresolution, l’incertitude, le deuil, la superstition, la solicitude des choses à venir, voir, apres nostre vie, l’ambition, l’avarice, la jalousie, l’envie, les appetits desreglez, forcenez et indomptables, la guerre, la mensonge, la desloyauté, la detraction et la curiosité. Certes nous avons estrangement surpayé ce beau discours dequoy nous nous glorifions, et ceste capacité de juger et cognoistre ».

3 « Le chaos, c’est dans l’homme que Montaigne le trouve. Lorsqu’il regarde en soi, il découvre un magma de forces hétérogènes » (Cf. Michel Jeanneret, « Le chaos intérieur : Montaigne », in Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1997, p. 108).

4 Essais, III, 2, p. 813 [B].

5 Essais, II, 1, p. 332 [B].

6 Ibidem, p. 333 [A].

7 Il s’agit de l’objet d’étude d’un courant très important du panorama humanistique de la Renaissance, exprimé en termes plus systématiques par Pietro Pomponazzi : « Aristoteles posuit voluntatem mere passivam et moveri ab obiecto, et non voluntatem movere obiectum ; veluti est in sensu et in appetitu eius sensus, quoniam appetitus sensitivus movetur a sensu informato obiecto, et appetitus sensitivus non movet se. Quare cum Aristoteles nullam faciat differentiam inter appetitum sensitivum et voluntatem, quoniam est et differentia inter intellectum et sensum ; quoniam sensus est sine discursu et particulariter cognoscit neque mensurat et comparat inter suas actiones, quae tamen omnia fiunt ab intellectu. Hinc extimatur voluntatem esse liberam quoniam intellectus ad partes consulit, ad partes utrasque argumentatur ; sed ipsa voluntas semper sequitur ipsum intellectum, sive bene iudicet intellectus, sive male iudicet » (Petri Pomponatii, De fato, de libero arbitrio et de praedestinatione, III, 10, v. 11-12).

8 Essais, II, 1, p. 335 [B et C]. Cette citation, mieux que d’autres, confirme « l’importanza del ‘pensare per contrari’ negli Essais », comme on peut le lire dans l’étude de Michele Ciliberto, Pensare per contrari. Disincanto e utopia nel Rinascimento, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 2005, p. 8.

9 Essais, III, 11, p. 1026 [B et C].

10 Essais, II, 12, p. 569 [A].

11 Essais, II, 12, p. 569 [A].

12 H. Haydn, The Counter-Renaissance, New York, Scribner, 1950.

13 Essais, II, 12, p. 600 [A].

14 Cf. les positions opposées de deux célèbres interprètes de Montaigne, Marcel Conche et André Comte-Sponville.

15 Montaigne était porteur d’une sagesse propre, qui dépassait tout à fait l’arrière plan culturel hérité des « Anciens », même s’il empruntait aux Pyrrhoniens les éléments mêmes de son langage : le scepticisme s’incorpore à son écriture – les précieux travaux de Jean-Yves Pouilloux et d’André Tournon l’ont éloquemment démontré.

16 Essais, I, 23, p. 117 [A].

17 Essais, III, 9, p. 961 [B].

18 Essais, II, 12, p. 567 [A].

19 Essais, I, 23, p. 115 [C].

20 Roland Barthes, Critique et vérité, dans Œuvres complètes, édition établie et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, 1994, tome II (1966-1973), p. 1027.

21 Sur cette question on doit signaler le numéro spécial du BSAM, « Montaigne et l’action », 17-18, 2000.

22 Essais, III, 10, p. 1004 [C].

23 Frédéric Brahami, s.v. « Volonté », dans Dictionnaire de Michel de Montaigne, publié sous la direction de Philippe Desan, Paris, H. Champion, 2007 (2004), p. 1206.

24 De toute façon, il n’y a pas de présupposés pour soutenir que Montaigne ne doit pas appartenir à la tradition des sceptiques – une indication bibliographique parmi d’autres : Gianni Paganini, Skepsis : le débat des modernes sur le scepticisme, Paris, Vrin, 2008.

25 Cf. Essais, II, 12, p. 505 [A].

26 Essais, II, 10, p. 410 [A].

27 Ibidem, p. 407 [A].

28 Ibidem, p. 408 [A].

29 Essais, I, 39, p. 241 [A].

30 Essais, I, 8, p. 32 [A].

31 Essais, III, 2, p. 814 [B].

32 À ce propos, signalons un article de George Hoffmann, « The investigation of nature », dans The Cambridge Companion to Montaigne, edited by Ullrich Langer, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 163-182.

33 Essais, II, 34, p. 742 [C].

34 Essais, III, 13, p. 1114 [B].

35 Ibidem, p. 1115 [C].

36 Ibidem, 13, p. 1089 [B].

37 Parmi ses sources sceptiques on doit intégrer Plutarque : Nicola Panichi, « Montaigne and Plutarch : A Scepticism that Conquers the Mind », dans Renaissance Scepticism, edited by José Raimundo Maia Neto and Gianni Paganini, Dordrecht, Springer, 2008, p. 183-212 (repris en édition augmentée dans son Montaigne, Roma, Carocci, 2010, p. 199-224).

38 Essais, II, 12, p. 601 [A].

39 Essais, III, 9, p. 1001 [B].

40 Essais, II, 12, p. 526 [A].

41 Essais, I, 27, p. 180 [A].

42 Essais, II, 12, p. 541 [A].

43 Ibidem, p. 547 [A] ; la traduction est tirée de la citation suivante que Montaigne reprend de Lucrèce, De rerum natura, III, v. 143-144 : « Cætera pars animæ per totum dissita corpus / Paret, et ad numen mentis moménque movetur ».

44 Essais, II, 12, p. 547 [A].

45 Ibidem.

46 Ibidem, p. 548 ; encore une fois on traduit les vers que Montaigne cite en latin : « Denique cur acrum violentia triste leonum / Seminium sequitur, dolus vulpibus, et fuga cervis / A patribus datur, et patrius pavor incitat artus ; / Si non certa suo quia semine seminioque / Vis animi pariter crescit cum corpore toto ? » (Lucrèce, De rerum natura, III, v. 741-743 et 746-747).

47 Essais, II, 12, p. 523 [A].

48 Ibidem, p. 513 [A et C].

49 Essais, I, 23, p. 116 [C].

50 Essais, II, 1, p. 335 [A].

51 Essais, II, 1, p. 335 [C].

52 Essais, I, 42, p. 260 [A].

53 Essais, II, 12, p. 523 [A].

54 Ibidem, p. 526 [A].

55 Essais, III, 10, p. 1004 [C].