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Classiques Garnier

L’Introduction au Leviathan et la connaissance des passions humaines Montaigne inspirateur de Hobbes ?

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L’Introduction au Leviathan
et la connaissance
des passions humaines

Montaigne inspirateur de Hobbes ?
Une confrontation conceptuelle

Le problème historiographique du rapport entre Montaigne et Hobbes est d’approche et d’évaluation difficiles1. Nous ne nous placerons pas, ici, sur un tel terrain, notre intention étant seulement de porter au jour

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une série d’assonances conceptuelles qui résonnent dans l’Introduction du Leviathan2 (1651) de Hobbes et qui pourraient sans doute être rapportées à la « voix » de Montaigne.

En effet, il s’agit d’abord d’une assonance précise. Dans l’« Introduction », Hobbes juge que le précepte delphique « nosce te ipsum » nous apprend l’existence d’un principe de similitude entre les hommes : la connaissance de soi permet de connaître, par l’homme particulier, l’« humanité » des hommes (« mankind »). Or, cette valeur universelle de la connaissance de soi est affirmée à plusieurs reprises par Montaigne dans les Essais, jusqu’à se cristalliser dans les formules (controversées) de l’essai III, 2, « Du repentir » : « chaque homme porte la forme entiere de l’humaine condition […] », « il n’est personne, s’il s’escoute, qui ne descouvre en soy une forme sienne, une forme maistresse […]3 ». Nous allons donc exposer les points essentiels de l’Introduction, notamment les réflexions sur la connaissance de soi, pour passer ensuite aux Essais.

Dans l’introduction au Leviathan4 (1651), après avoir considéré la construction artificielle de l’état, Hobbes énonce le programme de son ouvrage, la description de la nature de cet homme artificiel. Le premier point traitera de la matière et du créateur de l’état, c’est-à-dire de l’homme ; le deuxième, de la manière et des pactes à travers lesquels l’état se constitue, les droits et l’autorité du souverain, ce que préserve l’état et ce qui le conduit à la destruction ; le troisième de la République chrétienne et, le dernier point, du Royaume de ténèbres. L’introduction pourrait être considérée comme accomplie, tant tout a été exposé de façon condensée et claire. Mais Hobbes revient sur le premier point de son projet théorique, que l’on pourrait qualifier d’anthropologique, relatif à la connaissance de l’homme. C’est ainsi que sur le seuil de l’un des ouvrages fondateurs de la Weltanschauung moderne, Hobbes choisit de mettre en relief un ancien précepte (« saying not of late understood »).

1. Pour énoncer le fondement anthropologique de sa théorie politique, la connaissance de l’homme (c’est la première partie du Leviathan, « Of man »), Hobbes se sert du précepte delphique-socratique : « nosce teipsum,

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read thyself5 ». Mais, par rapport à sa signification classique, ce précepte, selon l’interprétation hobbesienne, nous apprend non seulement à nous connaître nous-même mais aussi à connaître les autres. La connaissance de soi est ainsi, dans sa signification propre, orientée vers l’institution d’un espace de connaissance réciproque où le soi et les autres peuvent se rencontrer. La condition d’accès à cet espace est l’introspection : il s’agit d’observer empiriquement dedans soi ses propres pensées et ses propres passions, c’est-à-dire ce qui se passe en nous, ce que nous faisons quand nous pensons, désirons, craignons, etc., sur quels fondements et selon quelles modalités6.

2. Quiconque regarde en soi (« whosoever looketh into himself ») et connaît ses propres pensées et ses propres passions, connaît pour cela même les pensées et les passions de tous les autres hommes en semblables circonstances (« upon the like occasions »). Hobbes fonde cette connaissance sur la présence d’une similitude cognitive et passionnelle entre les hommes. Toutefois, l’extension de l’identité des passions et donc de leur universalité est à comprendre dans certaines limites. Les passions sont bien les mêmes dans tous les hommes (le fait de désirer, craindre, espérer, etc.) mais non pas les objets des passions (ce qui est désiré, craint, espéré, etc.), car dans ce cas la constitution individuelle et l’éducation (mais aussi la dissimulation et les fausses doctrines) produisent des différences et des variations telles qu’elles singularisent les objets et les fins des passions à l’infini. Cela fait que, au fond, les caractères du cœur humain restent inconnaissables à l’homme, et la connaissance de l’autre ne pourra jamais être exhaustive.

3. Certainement, dit Hobbes, il est quelquefois possible de découvrir les intentions d’un autre homme à partir de l’observation de ses seules actions

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(voire sans les confronter à la connaissance que nous avons des nôtres et à toutes les circonstances particulières), mais cela demande une grande intimité et une fréquentation personnelle qui elles seules rendent possible de connaître comment les pensées, les passions et les actions s’articulent dans l’autre. Le risque le plus fréquent, selon la métaphore de Hobbes, est de se trouver en face d’un texte dont on ne connaît pas l’alphabet et, ce qui est encore pire, de projeter des mobiles bons ou mauvais, selon l’homme que l’on est, ou bon ou mauvais. Cette connaissance, par ailleurs, quand bien même elle se réalise, n’est que la connaissance d’un homme singulier.

4. Mais un souverain qui doit gouverner une nation ne dispose pas de cette intimité avec ses sujets : pour cela il doit se connaître lui-même et lire en lui, non pas tel ou tel homme particulier, mais l’humanité (« mankind »). Le souverain doit connaître l’humanité en lui-même, c’est-à-dire ses pensées et ses passions, pour comprendre les mobiles des actions humaines. La connaissance de soi devient fondamentale à la constitution et au maintien de la science civile et de la vie sociale. L’entreprise est difficile, plus difficile qu’apprendre une langue ou une science, mais Hobbes a lui-même accompli cette lecture de l’universel en lui, et une fois qu’il aura exposé avec ordre et clarté dans son livre, le lecteur (le souverain) ne devra que refaire le même geste introspectif et vérifier si la description proposée par Hobbes ressemble à celle qu’il trouve en lui. Le sentiment interne et l’introspection prennent une valeur apodictique, ils sont même la seule démonstration, dit Hobbes, de la véracité de l’anthropologie du Leviathan (« For this kind of doctrine admitteth no other demonstration »).

1. Parmi les thématiques majeures des Essais de Montaigne, l’idéal delphique-socratique de la connaissance de soi montre une inflexion psychologique-introspective et une portée heuristique tout à fait originales par rapport à sa signification traditionnelle7. Le « connais-toi toi-même »

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– adage très répandu à la Renaissance – assume chez Montaigne des éléments inédits, au plan des concepts et au plan de la terminologie, qui en modifient la nature.

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Dans l’essai II, 6, « De l’exercitation », on lit que Socrate invitait ses disciples à parler d’eux-mêmes, « de l’estre et branle de leur ame8 ? ». Dans l’essai I, 26, « De l’institution des enfans », se connaître soi-même signifie connaître « quels ressors nous meuvent, et le moyen de tant divers branles en nous9 » ; dans l’essai II, 1, « De l’inconstance de nos actions », Montaigne avoue que ce n’est pas signe d’un sain entendement de juger et comprendre les actions humaines de l’extérieur, mais qu’il faut « sonder jusqu’au dedans, et voir par quels ressors se donne le bransle […]10 ». Dans l’essai II, 17, « De la praesumption », Montaigne s’adresse avec ironie aux doctes qui se sont installés sur l’épicycle de Mercure, mais ne savent rien de ce qui se passe en eux-mêmes : « ces gens là n’ont peu se resoudre de la connoissance d’eux mesmes et de leur propre condition, qui est continuellement presente à leurs yeux, qui est dans eux ; […] ils ne sçavent comment branle ce qu’eux mesmes font branler, ny comment nous peindre et deschiffrer les ressorts qu’ils tiennent et manient eux mesmes11 ». Montaigne est ici très claire : la connaissance de soi est la connaissance de sa propre « condition », et celle-ci se trouve « continuellemente présente » aux « yeux » internes de l’homme.

« Bransles de l’ame » est une expression – la plus courante – que Montaigne emploie pour indiquer les dynamismes, simples et complexes, de la vie réflexive et affective : penser, juger, se souvenir, imaginer, désirer, espérer, craindre, etc. « Quant aux bransles de l’ame, je veux icy confesser ce que j’en sens12 ». Le mot « ressort », non exempt d’une

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certaine connotation ‘mécanique’13, implique l’idée d’un processus causal qui conduit à la production d’un effet, d’un mouvement, d’un « bransle ».

2. Sur un plan général, les « ressorts » et « moyens » de tout nos « bransles » semblent être considérés, par Montaigne, comme communs à l’« humaine condition », car ce qu’un homme connaît en observant et en considérant en lui-même ses propres pensées et ses propres passions, un autre aussi pourrait le connaître en accomplissant le même geste introspectif. Ce présupposé vient au jour dans les Essais selon deux différentes modalités : dans un appel réitéré à exercer l’introspection et à ne pas rester dans l’ignorance de soi-même, et dans l’affirmation d’une véritable évidence empirique. Voyons d’abord quelques exemples relatifs à la première modalité.

L’essai I, 22, « Le profit de l’un est le dommage de l’autre » – le plus court des Essais – exprime, dès son titre, une attitude générale qui concerne la psychologie humaine et qui se retrouve, pour cela, à tous les niveaux de l’organisation sociale et des relations économiques14. L’étude de soi la découvre et confirme : la naissance et l’expansion de nos désirs se développent à détriment des désirs de l’autre (remarquons l’idée, implicite ici, d’une latente conflictualité des désirs) : « Que chacun se sonde au dedans, il trouvera que nos souhaits interieurs pour la plus part naissent et se nourrissent aux despens d’autruy15 ». Dans l’essai II, 1, « De l’inconstance de nos actions », Montaigne critique la notion stoïcienne

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de « constance16 » et l’idée qui lui est coextensive de l’unité et identité de la volonté qui manifesterait, ad extra, la cohésion interne des représentations (« certains loix et certaine police en sa teste17 »). « Notre façon ordinaire », au contraire, est de suivre « les inclinations de nostre apetit » et en général les passions qui naissent selon les « occasions », et qui sont bien plus fortes que les représentations générales qui devraient orienter notre conduite18. Pour cela, qui veut connaître les actions d’un homme, doit « les rapporter aux circonstances voisines » et aux multiples passions qu’elles engendrent, et qui font varier le jugement rendant l’homme inconstant et changeant : « Quiconque s’estudie bien attentifvement trouve en soy, voire et en son jugement mesme, cette volubilité et discordance19 ».

Dans l’essai III, 13, « De l’experience », Montaigne précise ce que signifie, pour lui, « estudier » soi-même jusqu’à en faire sa « metaphysique » et sa « physique20 ». Le texte fait suivre cette considération de l’idée d’une compréhension de soi qui découle de l’expérience directe de soi, sans aucune médiation (ni de « Cicéron », ni d’« Aristote », ni de « Cesar »), tant pour ses facultés psychologiques que pour ses passions. L’usage de son « jugement », de son « entendement » et de sa « memoire », lui ont appris la « débilité » de ses facultés psychologiques et leurs limites, une connaissance critique de « grand utilité à la vie », qui lui permet, écrit-il, « la reformation de toute la masse21 ». À l’emendatio intellectualis s’accompagne, dans la page, la possibilité d’une connaissance des passions non moins utile et efficace : « Si chacun espioit de pres les effects et circonstances des passions qui le regentent, comme j’ay faict de celle à qui j’estois tombé en partage, il les verroit venir, et ralantiroit un peu leur impetuosité et leur course22 ».

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Nous reconnaissons dans ces exemples, et surtout dans les formulations universelles que Montaigne emploie – « Que chacun se sonde au dedans, il trouvera que … », « Quiconque s’estudie bien attentifvement trouve en soy … », « Si chacun espioit de pres […] comme j’ay faict » –, la conviction de la ressemblance naturelle des dynamiques passionnelles en chaque homme, dynamiques qui se diversifient à l’infini en relation aux « occasions » et « circonstances », à la diversité des « complexions » individuelles, aux apprentissages de « l’institution », à la force de la « coustume », etc.

Montaigne semble donc persuadé que ce qu’il a observé en lui, quiconque pourrait l’observer si seulement il voulait refaire le même geste d’introspection. L’introspection ouvre ainsi un espace de réciprocité, source d’un possible accord. Le fait que cette formule soit souvent exprimée dans une proposition hypothétique, montre aussi l’intention d’accuser l’ignorance de soi, donc de ses propres passions, qui est diffusée dans la majorité des hommes.

Il est important de souligner que cette ignorance de soi ne relève pas seulement d’un souci éthique, relatif à la bonne vie et finalement à l’acquisition de la sagesse, mais elle est aussi importante pour ses dangereuses conséquences intersubjectives. Montaigne le laisse deviner dans l’essai I, 26, « De l’institution des enfans » : « Chacun doit dire ainsin : Estant battu d’ambition, d’avarice, de temerité, de superstition, et ayant au-dedans tels autres ennemis de la vie, iray-je songer au bransle du monde23 ? ». Résonne encore, ici, l’injonction socratique qui veut que l’homme ne doit pas s’occuper de choses naturelles mais de lui-même. Toutefois, la nécessité de la connaissance de soi est ramené, ici, à la menaçante présence intérieure des passions destructives et des croyances superstitieuses. Ces « ennemis de la vie » se fixeront, dans l’essai III, 1, « De l’utile et de l’honneste », dans les nombreuses « qualitez maladives » dont « nostre etre est simenté » : « l’ambition, la jalousie, la vengeance, la superstition, le desespoir, […] la cruauté24 ». Ces passions ne peuvent

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pas être éliminées de la nature humaine25, car elles sont présentes en l’homme d’une « naturelle possession », tant que nous le retrouvons chez les animaux et les enfants26. Elles qualifient la nature de l’homme, avec d’autres passions comme le « désir », la « peur », l’« espérance », la « tristesse », la « colère »… L’introspection permet donc, à tout homme, de découvrir son intrinsèque et naturelle dangerosité pour lui-même et pour les autres27.

3. La connaissance de soi, dans les Essais, est explicitement mise en relation avec la possibilité de connaître les autres hommes, à partir des personnes qui font partie de notre milieu familial et de nos fréquentations personnelles28. « Cette longue attention que j’employe à me considerer me dresse à juger aussi passablement des autres […]. Pour m’estre, dés mon enfance, dressé à mirer ma vie dans celle d’autruy, j’ay acquis une complexion studieuse en cela […]. Ainsin à mes amys je descouvre, par leurs productions, leurs inclinations internes29 ». La connaissance des autres, de la corrélation qui existe entre leurs actions et leurs inclinations, devient possible seulement en vertu d’une attention introspective longuement

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pratiquée (où l’on discerne comment s’articulent en soi-même les inclinations et les actions) et de la mise en relation de la connaissance de soi et de celle d’autrui. Montaigne dit en effet s’être habitué, jusqu’à en faire un trait de sa « complexion », à regarder sa propre vie dans celle d’autrui : mais se reconnaître soi-même dans l’autre et l’autre en soi signifie faire interagir, sans aucune exclusion réciproque, les champs conceptuels de la ressemblance et de l’altérité30.

Encore, cela signifie aussi pouvoir fonder une inférence « passablement » précise des dessins et inclinations d’autrui à partir de la connaissance qu’on a des siens. Montaigne ne cache pas, d’ailleurs, la fécondité de ce procédé : « J’en ay estonné quelqu’un [i.e. de mes amis] par la pertinence de ma description, et l’ay adverty de soy31 ». Toutefois, il n’a pas l’intention d’ordonner cette enquête anthropologique dans la forme d’un système achevé. Dans ce cas notamment, son intention reste limitée à une sorte de pédagogie personnelle de la connaissance intersubjective et amicale, sans aucune intention de « renger cette infinie varieté d’actions, si diverses et si descoupées, à certains genres et chapitres, et distribuer dinstictement mes partages et divisions en classes et regions cogneües32 ». Si ce souci de « relation », « conformité » et « ordre » dans l’agencement des actions et de mobiles humains, Montaigne dit vouloir le laisser aux « sçavans » et aux « artistes », il est bien évident qu’il lui laisse aussi l’indication gnoséologique et positive de la fonction anthropologique de l’introspection.

4. Si la connaissance de soi permet de connaître les « inclinations » des autres, c’est qu’il existe une certaine similitude des inclinations et passions humaines. Cette conviction est à la base de l’invitation renouvelée à ce que chacun vérifie, en soi, les connaissances que Montaigne a pu produire regardant en lui. Or, cette ressemblance trouve différentes expressions dans les Essais.

D’abord elle surmonte les différences sociales, unifiant dans l’intériorité psychologique ce qui se trouve séparé dans l’extériorité sociale, notamment

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dans l’action politique. « Les ames des Empereurs et des savatiers sont jettées à mesme moule. Considerant l’importance des actions des princes et leur pois, nous nous persuadons qu’elles soyent produites par quelques causes aussi poisantes et importantes : nous nous trompons : ils sont menez et ramenez en leurs mouvemens par les mesmes ressors que nous sommes aux nostres. […] Ils veulent aussi legierement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appetits agitent un ciron et un elephant33 ». La causa prima de la guerre, « la science de nous entredesfaire et entretuer, de ruiner et de perdre nostre propre espece34 », dont il est ici question, se trouve dans les appétits des « Roys » et des « Empereurs » qui ne différent pas dans leurs « mouvements » et leur « ressorts » des appétits du vulgaire. Ce qui qualifie leurs actions, au contraire, c’est la quantité de « puissance » dont ils disposent et qui est au service de leurs passions.

S’affirme ici l’idée d’une unité de la vie, au-delà des hiérarchies sociales, qui est reprise en III, 13 : « et emperière, et populaire, c’est tousjours une vie que tous accidents humains regardent. Escoutons y seulement : nous nous disons tout ce de quoy nous avons principalement besoing35 ». Si le prince et l’empereur sont mus par les mêmes « ressors » qu’un cordonnier, c’est que chaque homme partage avec les autres « tous » les « accidents humaines », et parmi ces accidents les « inclinations » et les « passions » semblent avoir pour Montaigne une primauté.

Le passage aussi célèbre que difficile de l’essai III, 2, « Du repentir » devrait être lu comme une reformulation plus générale des résultats empiriques de l’« espineuse entreprinse36 » de la connaissance de soi et de celle d’autrui37 : « On attache aussi bien toute la philosophie morale à une

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vie populaire et privée que à une vie de plus riche estoffe : chaque homme porte la forme entiere de l’humaine condition38 ». Les Essais ne manquent certainement pas d’une intention anthropologique forte : connaissant lui-même et les autres, Montaigne vise à connaître l’homme – « l’estude que je fay, duquel le subject c’est l’homme39 ». Il lui arrive, aussi, de parler de « l’homme en general », et de dire que c’est de lui qu’il « cherche la cognoissance40 ». Mais dans cette connaissance, l’homme est appréhendé sous la « forme » de ses « conditions » et « accidents ».

Cette insistance sur les conditions et les accidents empêche, par conséquent, de lire en la formule de l’essai III, 2, l’idée aristotélico-thomiste d’une essence substantielle de l’homme qui le définirait au-delà de l’inhérence des accidents41. L’humanité de l’homme est de l’ordre de l’accident et du factuel, non pas de l’essence et du nécessaire : ce sont les « accidents » et les « conditions », pour Montaigne, qui donnent sens à la notion de « forme » et qui permettent de connaître l’homme. Il s’agit, ici, d’un renversement total de la tradition aristotélique, qui s’exprime dans l’affirmation d’une universalité des « accidents » et des « conditions ».

Dans l’essai III, 2, on trouve d’ailleurs une autre occurrence de l’idée d’une « forme » dont chacun peut avoir une connaissance empirique : « Regardez un peu comment s’en porte nostre experience : il n’est personne, s’il s’escoute, qui ne descouvre en soy une forme sienne, une forme maistresse, qui luicte contre l’institution, et contre la tempeste des passions qui luy sont contraires […]42 ». Ces lignes sont à comprendre à la lumière de la réflexion qui les précède, selon deux directions différentes43. D’abord, Montaigne

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vient de dire que l’« institution » ne modifie guère « les inclinations naturelles », elles résistent profondément au dressage pédagogique, et se manifestent à l’imprévu dans des circonstances particulières (la citation de Lucain44 dresse une comparaison avec les bêtes sauvages qui, bien qu’apprivoisées, reviennent à leur férocité naturelle à la première goutte de sang…) : « nature se sourdant et s’exprimant à force, à l’encontre d’un long usage45 ». Ce noyau des tendances naturelles, « qualitez originelles », enracinées dans le « fond des entrailles », est une partie constitutive de la « forme maitresse » de chacun. Mais cette « forme » se caractérise, aussi, par sa résistance à toutes les passions « qui luy sont contraires ». Il est probable que Montaigne veut dire que nous pouvons éprouver nombreuses passions, mais en même temps nous ne sommes pas disponibles à accueillir toutes les passions. Il y a des passions qui ne sont pas conciliables avec notre complexion, et face à celles-ci nous éprouvons une résistance.

Ce n’est donc pas une définition de l’homme en termes d’essence ou de substance qui est en jeu dans la question de la « forme ». Tout l’essai III, 2, engage le rapport de l’homme avec sa propre « conscience46 », son « dedans et [sa] poictrine47 » : il s’agit d’approfondir la connaissance et l’écoute de soi jusqu’aux limites de ce qui, en soi, n’est pas modifiable et réformable. Les inclinations et les passions sont un lot de la « condition humaine », et cette acceptation deviendra la clé de la philosophie morale de Montaigne : « Le jugement tient chez moy un siege magistral, au moins il s’en efforce soingneusement ; il laisse mes appetis aller leur trein, et la haine et l’amitié, voire et celle que je me porte à moy-mesme, sans s’en alterer et corrompre. S’il ne peut reformer les autres parties selon soy, au moins ne se laisse il pas difformer à elles : il faict son jeu à part48 ».

Comme l’écrit Dominique Weber, « pour Hobbes, la connaissance de soi est chargée de définir l’espace commun et réciproque d’une connaissance conjointe et de soi et d’autrui […]. Il ne s’agit pas de lire en soi tel ou

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tel individu, mais bien l’humanité comme telle49 ». L’usage que Hobbes fait du nosce teipsum se différencie nettement, précise Weber, de celui des certains contemporains comme John Davies50 (Nosce te ipsum, 1599) et Thomas Wright (The passions of mind, 1601), qui ne pensent pas l’idée d’une connaissance universelle qui pourrait être atteinte à partir de sa propre singularité51. Or, cette idée d’une valeur universelle de la connaissance de soi dans sa propre singularité empirique est une thématique qui caractérise, non sans tensions, la pensée morale des Essais, bien au-delà, comme nous avons essayé de le montrer, de sa cristallisation dans les formules de l’essai III, 2. L’appel renouvelé de Montaigne à ce que chacun vérifie, en soi, ce que lui-même affirme à partir de soi, ne doit pas être compris comme un geste de l’ordre de la persuasion : il indique, en effet, l’idée d’une ressemblance des dynamismes passionnels52 au-delà des « occasions » et les « circonstances » qui font varier les contenus et les objets des passions à l’infini (« ce nombre infiny des passions », lit-on dans l’Apologie).

Nous sommes en droit, à cet égard, de nous demander si dans l’Introduction du Leviathan nous ne sommes pas en présence d’une référence directe à Montaigne, à ajouter à ces « severals allusions to Montaigne » déjà signalé par Skinner53. Il s’agirait, dans ce cas, d’une allusion importante, car la perspective anthropologique énoncée dans l’Introduction, cette perspective que la méthode scientifique développe et ordonne à d’autres niveaux, se trouverait comme fondée sur l’intuition montaignienne de la valeur anthropologique de l’introspection.

Emiliano Ferrari
Università degli Studi, Milano
Université Jean-Moulin, Lyon 3

1 S’il y a bien des manières de subir une influence, l’enquête sur les rapports, directs et indirects, entre les Essais de Montaigne et la philosophie de Hobbes est néanmoins délimitée par un réseau de facteurs dont la critique a commencé, depuis quelques années, à vérifier et approfondir l’étendue et la consistance réelles. D’abord, la traduction des Essais par John Florio, publiée en 1603, aura un grand impact sur les milieux culturels anglais. Ensuite, très important, Hobbes a entretenu un rapport personnel avec Francis Bacon, pour qui il a exercé des activités de secrétaire et traducteur dans la période 1620-1626 : étant donnée l’influence de Montaigne sur Bacon (Cf. l’étude classique de Pierre Villey, Montaigne et Francois Bacon, Paris, 1913, aussi que l’article « Bacon » de Thierry Gontier, Dictionnaire de Montaigne, dir. P. Desan, Paris, Champion, 2007), nous avons là un champ de recherche tout entier à explorer. Enfin, non moins important, Hobbes a fait de nombreux voyages en France en tant que précepteur, jusqu’au long exil parisien (1640-1651) où il a pu connaître, grâce à la fréquentation du cercle de Marin Mersenne et à l’amitié avec Pierre Gassendi, l’essentiel de la « République des Lettres », au sein de laquelle la référence à Montaigne s’imposait. Sur certains points de contact entre Hobbes et Montaigne quant à la pensée morale, on verra Quentin Skinner : Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 128, p. 340, mais surtout : Id., « Hobbes on rhetoric and the construction of morality », in Visions of Politics. Volume 3 : Hobbes and Civil Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 87-141, en particulier p. 111-113. Un rapprochement partiel entre l’anthropologie de Hobbes et celle de Montaigne a été proposé par Frank Lessay : « Sur le traité des passions de Hobbes : commentaire du chapitre vi du Léviathan », Etudes épistème, no 1, 2002 (disponible en ligne : www.univ-paris3.fr./recherche/sites/edea/iris/episteme), p. 20-44, sur Montaigne en particulier p. 38-39. L’impact épistémologique du scepticisme de Montaigne sur la philosophie de Hobbes est l’objet des recherches de Gianni Paganini : Skepsis : les débats des modernes sur le scepticisme (Montaigne, Le Vayer, Campanella, Hobbes, Descartes, Bayle), Paris, Vrin, 2008, chapitre iv, « Phénomènes et corps – Hobbes, le scepticisme continental et la réforme de la “philosophie première” », p. 171-227 (en particulier p. 188-199).

2 Thomas Hobbes, Leviathan, Oxford, Oxford University Press, 1996.

3 Essais, III, 2, p. 802 [B] et p. 811 [B]. Toutes les citations des Essais renvoient à : Montaigne, Les Essais, éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 2004. Les italiques sont de nous.

4 Leviathan, p. 7-8.

5 « But there is another saying not of late understood, by which they might learn truly to read one another, if they would take the pains ; and that is, nosce teipsum, read thyself » (Leviathan, p. 8). Nous laissons volontairement de côté les implications théoriques et métaphoriques de la traduction hobbesienne du nosce teipusm comme « lis-toi toi-même » (« read thyself »), sur lesquelles a réfléchi Skinner (Cf. Reason and rhetoric, op. cit., p. 384), la lecture étant, pour l’essentiel, un acte de connaissance. Dans l’Introduction, d’ailleurs, Hobbes alterne les verbes « to read » et « to know ».

6 Sur la fonction intersubjective que ce précepte assume chez Hobbes en tant que moyen de « rétablir une forme de réciprocité » entre soi-même et les autres, voir Dominique Weber : Hobbes et le désir des fous. Rationalité, prévision et politique, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2007, p. 332 et suivantes. Sur la valeur heuristique de l’analyse introspective : Cf. N. Dubos, « La méthode : de l’introspection à l’histoire », Klesis – Revue Philosophique : Hobbes et l’anthropologie, no 12, 2009 (téléchargeable à l’adresse suivante : http://www.revue-klesis.org/numeros.html#d12), en particulier p. 64-68.

7 Sur le rapport entre Socrate et Montaigne, on verra le récent volume collectif : Le Socratisme de Montaigne, (dir.) Th. Gontier et S. Mayer, Paris, Classiques Garnier 2010. Pour cueillir la véritable signification heuristique que le « connais-toi toi-même » assume dans les Essais, il faut le comprendre au-delà de la stricte référence au socratisme et le mettre en relation avec la situation du savoir psychologique que Montaigne connaissait le mieux, historiquement et théoriquement : la psychologie des facultés. Dans l’« Apologie de Raimond Sebond », quand Montaigne critique la psychologie, il en critique justement la production surnuméraire des entités psychologiques qui fait de l’âme « une chose publique imaginaire » (II, 12, 537 [A]). Cette métaphore classique de l’âme/état (Platon, République, IV), est une directe référence au chapitre cv du Liber Creaturarum de Sebond, où l’on trouve un exposé ponctuel de la psychologie aristotélique de tradition arabo-latine (Cf. Theologia naturalis sive liber creaturarum, Lugduni, Sumptibus Petri Compagnon, 1648, Titulus CV, p. 146-151). Pour le théologien catalan, « anima est quoddam regnum in se » car elle est organisée – comme un état, « ad modum regni » - en des rapports hiérarchiques qui ordonnent la vie psychique et aussi physiologique, selon le paradigme propre de l’hylémorphisme. Le résultat est une âme qui, étant la forme et le principe vital du corps (« omnia organa vivificando dando vitam & sensum ac motum omnibus membris »), doit se diviser et organiser en autant de puissances (« vegetativa » et « sensitiva ») et sous-puissances (nous n’allons pas les énumérer…) que d’opérations du vivant (« Ex multiplicitate organorum corporis arguit multiplicitatem officiorum animae »). Mais dans l’homme – à la différence des autres animaux – il y a aussi deux « altissimae potestates », « intellectus & voluntas », qui sont un état séparé « in regno animae », et qui opèrent sans aucune intermédiation des organes du corps (« sunt per se operantes sine corpore »). Or, cette topographie de l’âme, qui était encore pour Sebond un principe d’ordre et de compréhension du psychologique, est devenue pour Montaigne un véritable obstacle épistémologique : « Pour accommoder les mouvemens qu’ils voyent en l’homme, les diverses functions et facultez que nous sentons en nous, en combien de parties ont-ils divisé nostre ame ? en combien de sieges logée ? à combien d’ordres et estages ont-ils départy ce pauvre homme, outre les naturels et perceptibles ? et à combien d’offices et de vacations ? Ils en font une chose publique imaginaire. C’est un subject qu’ils tiennent et qu’ils manient […] chacun à sa fantasie ; et si ne le possedent pas encore » (II, 12, 537 [A]). Facultates, operationes, virtutes, officia, potestates : c’est le langage employé par Sebond et bien sûr par toute la tradition scolastique. Si de cette psychologia rationalis, bâtie sur de nombreux présupposés métaphysiques, Montaigne conteste tout, cela ne permet pas de conclure qu’il refuse aussi toute idée d’une connaissance de l’âme. C’est là que le nosce te ipsum devient un outil critique et positif. Pour Montaigne, c’est un problème de ‘méthode’, car l’« architecture » des facultés est un produit de la « fantasie » et ses sous-divisions des « lopins faux et fantastiques » qui n’existent pas (Ibidem, p. 537-538 [A]). Il faut donc prendre une autre voie : privilégier le sentiment interne, « notre ame » et ce que « nous sentons en nous », et faire valoir une véritable économie de l’explication causale en se tenant aux éléments « naturels et perceptibles ». Le discours rationnel et substantialiste sur les facultés disparaît, au profit d’une phénoménologie de l’intériorité qui privilège l’expérience subjective et immédiate des dynamismes psychiques, ce qui d’ailleurs s’accorde très bien à l’idée montaignienne selon laquelle « nostre ame » est une « suite » et non une « pièce continue », et qu’elle nous « eslance […] ses pointes diversement et imperceptiblement » (Essais, I, 38, p. 235-236 [A] ; nous avons analysé ce petit – et injustement oublié – essai dans notre article : « La psychohistoire ou ‘l’anatomie de la philosophie’ », Montaigne, dir. P. Magnard et T. Gontier, Paris, CERF 2010, en particulier p. 244-251). S’il est vrai que Montaigne a ‘désubstantialisé’ l’âme, selon la très juste expression de Frédéric Brahami (Cf. Le Scepticisme de Montaigne, Paris, PUF, 1997, p. 33), nous ne sommes pourtant pas prêt à conclure que cela signifie la disparition de toute « intériorité » et « réalité animique » (Brahami, op. cit., p. 69), mais bien plutôt une nouvelle appréhension de celles-ci, rendue possible par le primat de l’expérience psychologique directe où, justement, l’âme ne se laisse pas connaître comme une substance stable, fixe, continue, mais comme autre chose. On n’oubliera pas, pour conclure, que la rupture entre psychologie et hylémorphisme détermine un important changement quant à la représentation du statut de la vie corporelle.

8 Essais, II, 6, p. 379 [C].

9 Essais, I, 26, p. 159 [A].

10 Essais, II, 6, p. 338 [A].

11 Essais, II, 17, p. 634-635 [A].

12 Ibidem, p. 633 [A]. Rappelons que dans le contexte originel, empreint d’une évidente connotation ‘dualiste’, cette phrase accompagne l’idée que les mouvements du corps ne répondent pas à notre volonté : « [je] ne puis pas respondre des branles du corps ; mais, quant aux branles de l’ame, je veux icy confesser ce que j’en sens ». Montaigne est en train, ici, de réfléchir sur « cette autre sorte de gloire » qui est la « praesumption » (Ibidem, p. 631 [A]), et il avoue pouvoir déceler en lui-même des traces de « quelque vaine et sotte fierté », d’abord dans les mouvements corporels. Mais ces mouvements-là, écrit-il, adviennent « sans nostre sçeu et consentement », car ils sont produits par « des conditions et des propensions si propres et si incorporées en nous, que nous n’ayons pas moyen de les sentir er reconnoistre » (Ibidem, p. 633 [A]). La passion de la « praesumption » – cette « affection inconsidérée, dequoy nous nous cherissons » (Ibidem, p. 631 [A]) – demande à être décrite et étudiée sur un double plan, physiologique et psychologique. Le premier, indépendant de la délibération et involontaire, considère les manifestations externes du corps : dans ce passage, Montaigne avoue que c’est grâce au regard d’autrui (« on remarquoit en moy ») qu’il a pu découvrir « je ne scay quel port de corps et des gestes » témoignant de cette passion. Le deuxième, au contraire, Montaigne pense pouvoir l’assumer directement, car la « praesumption » a aussi une dimension psychique et cognitive, liée à l’« opinion » que nous avons de nous-même et à l’acte de « s’estimer », dont il peut, lui-même, dire ce qu’il en sent en soi. Il est intéressant, à notre avis, que Montaigne puisse penser qu’une passion complexe comme la « praesumption » (qu’il appelle indistinctement, ici, « gloire », « fierté », « vanité ») peut avoir, dans sa genèse, une composante physiologique et involontaire qui, quant à elle, ne relève d’aucune action de l’âme.

13 Il est utile de rappeler que le mot « ressort » est employé par Ambroise Paré dans ses Dix livres de la chirurgie (Paris, Jean Le Royer, 1564, ff. 121-123), à propos des prothèses et des organes artificiels - « jambe de bois », « main de fer », « bras de fer », etc. -, où il indique un élément capable de produire un mouvement. Cette connotation ‘mécanique’ de l’usage du mot ressort chez Montaigne, a été signalée aussi par Jean Ceard : « Montaigne anatomiste », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 2003, 55, p. 299-315 (en particulier p. 307).

14 Pour les implications économiques de la notion de « profit » dans l’essai I, 22, voir : P. Desan, « Montaigne et le “moi gelé” », Romance Notes, vol. XXX, 2, 1990, p. 93-100.

15 Essais, I, 22, p. 107 [A].

16 La référence est ici à la Lettre 20 de Sénèque. Sur la constantia dans l’école du Portique et son renouveau à la Renaissance, on verra : J. Lagrée, « La vertu stoïcienne de constance », Le stoïcisme au xvie et xviie siècle, dir. P.-F. Moreau, Paris, Albin Michel 1999, p. 94-116.

17 Essais, II, 1, p. 333 [A].

18 Ibidem, p. 334 [A].

19 Essais, II, 1, p. 335 [B].

20 Essais, III, 13, p. 1072 [B].

21 Ibidem, p. 1073-1074 [B et C].

22 Ibidem, p. 1074 [B]. On peut le confronter à cet autre passage, où Montaigne affirme l’importance d’une connaissance directe de ses propres passions et aussi, implicitement, la possibilité de faire jouer les passions l’une contre l’autre pour en harmoniser les forces (ce qu’il appelle, dans l’essai III, 4, « diversion ») : « Qui remet en sa memoire l’excez de sa cholere passée, et jusques où cette fiévre l’emporta, voit la laideur de cette passion mieux que dans Aristote, et en conçoit une haine plus juste » (III, 13, p. 1073 [B]).

23 Essais, I, 26, p. 160 [C].

24 Essais, III, 1, p. 790 [B]. L’analyse psychologique, qui permet de découvrir, en soi-même d’abord, tout un lot de passions dangereuses pour la vie, trouve sûrement dans l’Essais une connexion avec la réflexion politique. Sur ce point, nous ne pouvons que souscrire aux analyses claires et illuminantes de Anna Maria Battista : Cf. « Psicologia e politica nella cultura eterodossa francese del Seicento », dans A.M. Battista, Politica e morale nella Francia dell’età moderna, Genova, Name, 1998, p. 221-247 (voir en particulier sur Montaigne, p. 222-225). La Battista, qui soulignait par ailleurs comme le « straordinario rinnovamento […] operato in sede di ricerca psicologica [da] Montaigne nei suoi Essais » soit un élément sur lequel « non si riflette mai troppo » (Ibidem, p. 222), avait en effet indiqué ce raccord entre « la ricerca psicologica e il discorso politico » : « L’aver scoperto nell’uomo sentimenti, passioni, spinte conflittuali un tempo ignorate conduce questi intellettuali a sostenere, con un passaggio automatico, l’esigenza di un potere forte, di leggi altamente repressive » (Ibidem, p. 224). L’auteur cite, ensuite, le passage de l’« Apologie » où Montaigne avoue la nécessité de « donner à l’esprit humain les barrières les plus contraintes qu’on peut », c’est-à-dire « religions », « loix », « coustumes », « science », « preceptes », « peines et recompenes mortelles et immortelles […] » (II, 12, p. 559 [C]). Selon Battista, la réflexion hobbesienne, qui donnera à cette articulation entre psychologie et politique une assise scientifique et démonstrative, se nourrira de la « nuova psicologia » née en France à partir de Montaigne.

25 « Desquelles qualitez qui osteroit les semences en l’homme, destruiroit les fondamentalles conditions de nostre vie » (Ibidem, p. 791 [B]).

26 Sur la présence de « vrayes semences et racines de la cruauté, de la tyrannie, de la trahyson » chez les enfants voir : Essais, I, 23, p. 110 [C].

27 Il nous parait intéressant de rappeler que dans son De corpore (édition Karl Schumann, Vrin, 1999, I, VI, p. 63), Hobbes affirme que par l’expérience de l’examen de son propre esprit, quiconque peut connaître que les passions humaines – si elles ne sont pas contraintes par un quelque pouvoir - produisent la guerre entre les hommes (« […] tales sunt hominum appetitus et motus animorum, ut, nisi sint a potentia aliqua coerciti, bello se invicem persecuturi sint, id quod per uniuscujusque proprium animum examinantis experientiam cognosci potest », p. 63).

28 Cette connaissance de l’autre peut, dans de très rares cas, atteindre une totale transparence. C’est ainsi que Montaigne parle de son amitié avec Etienne de La Boétie : « Aucune de ses actions ne me sçauroit estre presentée, quelque visage qu’elle eut, que je n’en trouvasse incontinent le ressort » (I, 28, p. 189 [A]).

29 Essais, III, 13, p. 1076 [B].

30 Sur l’idée de « spazio interno » comme « spazio della soggettività e dell’alterità » et, finalement, « spazio dell’Umanesimo », nous renvoyons aux analyses de Nicola Panichi dans son : I vincoli del disinganno : Per una nuova interpretazione di Montaigne, Firenze, Leo Olschki Editore, 2004, p. 441 et suivantes (tr. Fr. Les liens à renouer : scepticisme, possibilité, imagination politique chez Montaigne, Paris, Champion 2008).

31 Essais, III, 13, p. 1076 [B].

32 Ibidem.

33 Essais, II, 12, p. 476 [A et B].

34 Essais, II, 12, p. 473 [A].

35 Essais, III, 13, p. 1074 [B].

36 Essais, II, 6, p. 378, [C].

37 Le caractère empirique et factuel de cette enquête est confirmé, aussi, par le fait que Montaigne considère les livres d’histoires comme les plus utiles à connaître l’homme, car il « y paroist plus vif et entier » dans l’ensemble de ses « conditions internes », des « moyens de son assemblage » et de ses « accidents » (Essais, II, 10, p. 416 [C]). Mais surtout, sa préférence, est à ceux qui « escrivent les vies » (comme Plutarque), car « ils s’amusent plus aux conseils qu’aux evenemens, plus à ce qui part de dedans qu’à ce qui arrive au dehors » (Ibidem). La connaissance psychologique prime sur l’événementielle, l’histoire devient psychohistoire, continuation de la pratique introspective « par le moyens des histoires », véritable « anatomie de la philosophie, en laquelle les plus abstruses parties de nostre nature se penetrent » (I, 26, 156). Sur l’usage psychologique de l’histoire, nous renvoyons à notre article : « La psychohistoire », Montaigne, cit.). 

38 Essais, III, 2, p. 805 [B].

39 Essais, II, 17, 634 [A].

40 Essais, II, 10, p. 416 [C].

41 Cette interprétation, sur laquelle nous ne nous accordons pas, a été proposée par Michaël Screech (Cf. Montaigne et la mélancolie, Paris, PUF, 1992, p. 134-137), qui a voulu lire dans la formule « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » (III, 2) une affirmation d’ordre scolastique, selon laquelle Montaigne se pense comme une unité de forme (nécessaire et universelle) et matière (accidentelle et singulière). Pour une critique de cette interprétation essentialiste et métaphysique du mot « forme », on verra : A. Tournon, « Le grammairien, le jurisconsulte, et l’“humaine condition” », BSAM, no 21-22, 1990, p. 107-118 ; J.-Y. Pouilloux, « La forme maîtresse », Montaigne et la question de l’homme, Paris, PUF, 1999, p. 33-45 ; T. Gontier, De l’homme à l’animal : Paradoxes sur la nature des animaux. Montaigne et Descartes, Paris, Vrin, 1998, p. 128-129 ; E. Faye, Philosophie et perfection de l’homme : de la Renaissance à Descartes, Paris, Vrin, 1998, p. 226-232.

42 Essais, III, 2, p. 811 [B].

43 Nous partageons l’analyse de ce passage que Jean-Yves Pouilloux a proposée, qu’il synthétise dans cette question très pertinente : « Peut-être – écrit-il – que la forme maîtresse a-t-elle à voir avec ce pli d’être, enfoui en chacun, et résistant à toute entreprise de civilisation, d’humanisation (c’est-à-dire de domestication et de connaissance) ? » (J.-Y. Pouilloux, « La forme maîtresse », Montaigne et la question de l’homme, cit., p. 42).

44 Lucain, Pharsalia, IV, 237-242.

45 Essais, III, 2, p. 810 [C].

46 Ibidem, p. 806 [C].

47 Ibidem, p. 808 [B].

48 Essais, III, 13, p. 1074 [B].

49 D. Weber, op. cit., p. 334.

50 Il faut signaler que Davies était un lecteur de Montaigne. On ne trouve pas pourtant, dans son poème, aucune allusion à l’idée d’un rapport entre la connaissance de soi et la connaissance de l’humanité (Cf. R. Nemser, « Nosce Teipsum and the Essais of Montaigne », Studies in English Literature 1500-1900 : The English Renaissance, Rice University Stable, Vol. 16, no 1, 1976, p. 95-103).

51 D. Weber, op. cit., p. 334 et note 354.

52 Sur ce point nous nous permettons de renvoyer à notre article : « Montaigne et la connaissance des passions : traits généraux », BSAM, no 52, 2010, p. 51-64.

53 Q. Skinner, Visions of Politics. Volume 3 : Hobbes and Civil Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 121 et note 214.