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Classiques Garnier

« Douce passion naturelle » ou « qualité maladive » La vengeance dans les Essais de Montaigne

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« Douce passion naturelle »
ou « qualité maladive » ?

La vengeance dans les Essais de Montaigne

Échapper à la vengeance

Si la colère vengeresse d’un héros offensé occupe la première place dans l’Iliade, le premier chapitre des Essais de Montaigne s’ouvre quant à lui sur l’évocation des moyens par lesquels on peut essayer de se soustraire à quelqu’un que nous avons offensé et qui a « la vengeance en main1 ». C’est le symptôme de la prodigieuse importance de cette passion dans la vie humaine en tous les temps et dans toutes les cultures. Montaigne, à son habitude, n’en fait pas l’objet d’une tractation abstraite mais propose à ses lecteurs différentes situations tirées de l’histoire ancienne, des événements des guerres de religion et de sa propre vie, sans que cela l’empêche de proposer des conclusions générales, voire de nous offrir une thèse morale très nette. Comme David Quint l’a bien remarqué, Montaigne nous présente dés le début du premier chapitre une situation exemplaire qui acquiert des traits nouveaux à chaque reprise : il s’agit d’abord, dans l’essai « Par divers moyens on arrive à pareille fin », d’un conquérant en colère qui menace les vaincus d’une vengeance extrême, la destruction de la ville et la mort de tous ses habitants. Cette confrontation mortelle2 prend ensuite la forme de la vengeance d’un prince contre des conspirateurs, d’un mari contre sa femme adultère, de cannibales brésiliens contre les prisonniers d’une

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tribu ennemie, des juges athéniens contre Socrate, des persécuteurs contre les martyrs de la foi, des soldats prêts à lyncher leurs commandants et, peut-être, Montaigne lui-même3… Ce que ces situations ont en commun, c’est la possibilité d’une vengeance qui se déchaîne contre des victimes incapables de se défendre : « how these encounters will end – with life or death, with clemence or revenge ? – is the repeated question of Montaigne’s book4 ».

Ni l’histoire ni l’expérience, selon Montaigne, n’indiquent un moyen sûr par lequel le faible peut échapper à la mort : parfois crier merci permet d’obtenir la grâce, parfois cela ne suffit pas à apitoyer le vengeur ; parfois un comportement dédaigneux engendre du respect, parfois il rend le vainqueur plus irrité encore. Il n’y a pas de moyens infaillibles lorsqu’on a à faire avec le « furieux appetit de vengeance5 ». Le plus fort, lui aussi, ne peut compter sur une solution certaine : parfois celui qui se montre clément est récompensé par la gratitude des épargnés, parfois il est ensuite tué par l’ennemi laissé en vie. Et cela vaut aussi dans le cas opposé, c’est-à-dire s’il décide de donner libre cours à ses menaces : il peut arriver qu’il se débarrasse une fois pour toutes de son rival mais aussi qu’il tombe ensuite victime de la contre-vengeance qu’il a provoquée par son acte et qu’il aurait pu éviter s’il s’était montré clément. En général, le vengeur croit que, une fois le coup rendu, les comptes seront réglés une fois pour toutes ; or Montaigne montre que les choses ne sont pas si simples : à juger par l’expérience, la rétribution du mal par le mal ne garantit presque jamais la fin des conflits ni à l’individu ni, à plus forte raison, à la société. L’attention de Montaigne s’étend à la dimension sociale et politique, où les passions vengeresses se manifestent de façon amplifiée et sont encore plus redoutables : la vengeance domine partout, dans les sociétés anciennes comme dans les pays sauvages d’outre-mer ou dans la France du xvie siècle. Comment s’opposer à sa force ?

Dans l’histoire moderne de la vengeance, les pages de Montaigne nous montrent un tournant décisif : pour la première fois cette passion est mise en question non en tant que péché (d’importance somme tout mineure par rapport aux fautes commises envers Dieu) mais plutôt

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comme manque d’humanité envers les autres hommes. Judith Shklar6 a écrit que l’audace de Montaigne comme philosophe moral réside avant tout dans le fait d’avoir fait de la cruauté le premier des vices7 et la cruauté est souvent le résultat d’une vengeance déréglée ; l’usage de la force contre ceux qui se trouvent en condition d’infériorité est pour Montaigne le trait le plus détestable de la vie de son temps, dans les punitions des enfants8 comme dans les peines judiciaires, dans la torture comme dans la guerre. La plus commune justification de la vengeance « juste » – « c’est l’autre qui a commencé… » – est considérée par Montaigne avec un soupçon plus que raisonnable :

ceux qui disent avoir raison de leur passion vindicative ou de quelqu’autre espece de passion penible, disent souvent vray comme les choses sont, mais non pas comme elles furent. Ils parlent à nous lors que les causes de leur erreur sont nourries et avancées par eux mesmes. Mais reculez plus arriere, r’appelez ces causes à leur principe : là, vous les prendrez sans vert. Veulent ils que leur faute soit moindre pour estre plus vieille, et que d’un injuste commencement la suitte soit juste9 ?

Montaigne sait bien que la vengeance ne peut être déracinée ni du coeur des hommes ni des moeurs de la vie sociale ; néanmoins il sent vivement la nécessité morale de la condamner sous toutes ses formes. Dans une

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culture où elle est universellement acceptée par tous les penseurs, à partir des théologiens chrétiens qui lui trouvent, chez Thomas d’Aquin, une justification très ample10, Montaigne ne se borne pas à montrer qu’il n’y a pas de vengeance utile mais il met en discussion la possibilité même de parler d’une vengeance juste, en arrivant par cette voie à mettre en doute toute pratique fondée sur la présomption qu’il peut y avoir un bon usage de la violence ; pour lui la souffrance, quelles que soient les raisons pour lesquelles on l’inflige, est toujours un mal. L’apparence de justice sous laquelle les vengeurs cachent leur violence se révèle, sous les coups de l’ironie ou de l’indignation de Montaigne, comme une hypocrisie extrême et une expression de la folie humaine ; en effet, la faiblesse de la raison se révèle être plus grave là où ses arguments paraissent plus forts : lorsqu’elle croit se trouver du juste côté, elle perd toute modération et devient inhumaine. La bonne violence et la mauvaise ne sont le plus souvent qu’une seule chose : un des arguments parmi les plus forts du scepticisme montaignien, sinon son fondement11.

« Descharger la passion »

Un répertoire des passages consacrés à la vengeance dans les Essais confirme que Montaigne est surtout intéressé par les passions humaines et ne fait pas grand compte de la vengeance divine : lorsqu’il en parle, il s’agit des dieux païens12, ou d’une vengeance simplement invoquée13, ou encore d’une vengeance qui sent la farce14. Il rappelle à ce propos la considération épicurienne15 selon laquelle Dieu, étant impassible, ne s’occupe pas de nous ; tout discours sur la justice de la vengeance divine, en outre, peut être rendu vain par la considération, qui sonne de façon

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un peu étrange sous la plume d’un ennemi de la Réforme, selon laquelle les fautes humaines viennent de Dieu lui-même (il en parle au pluriel mais la ruse n’est que trop évidente) :

sur quel fondement de leur justice peuvent les dieux reconnoistre et recompenser l’homme, apres sa mort, ses actions bonnes et vertueuses, puis que ce sont eux mesmes qui les ont acheminées et produites en luy ? Et pourquoi s’offencent ils et vengent sur luy les vitieuses, puis qu’ils l’ont eux-mesmes produict en cette condition fautiere, et que, d’un seul clin de leur volonté, ils le peuvent empescher de faillir16 ?

Puisqu’il est donc impossible « d’establir quelque chose de certain de l’immortelle nature par la mortelle17 », il faut ramener la vengeance sur la terre, dans les relations humaines ; celui qui affirme exercer ses vengeances au nom de Dieu18, n’est qu’un menteur. Ce n’est pas Dieu, mais plutôt notre conscience, avec ses « furies vengeresses19 », qui permet de révéler un délit et d’attirer sur le coupable la punition ici-bas.

Dans le plus célèbre passage consacré à cette passion, Montaigne en affirme le caractère puissant et naturel en se déclarant, en même temps, exempt de toute fascination pour elle : « c’est une douce passion que la vengeance, de grande impression et naturelle : je le voy bien, encore que je n’en aye aucune experience20 ». Il ne nie pas l’existence d’un plaisir naturel dans l’acte de celui qui a été offensé ou blessé et qui cherche à rendre le coup. Il s’agit d’une réaction qui n’a en soi rien de culturel : même les enfants et les animaux se vengent21. La raison n’a rien à faire avec cela, au contraire on s’en prend parfois même à Dieu22 et aux objets

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inanimés : « qui n’a veu macher et engloutir les cartes, se gorger d’une bale de dets, pour avoir ou se venger de la perte de son argent23 ? ». À ce niveau l’âme accepte aisément, comme l’indique le titre du chapitre i, 4, de « descharger ses passions sur des objects faux, quand les vrays luy defaillent ». Il s’agit d’un mécanisme physiologique, d’une abréaction cathartique, qui permet de replacer l’âme dans une situation active en annulant les passions pénibles qui l’ont perturbée. Ce comportement n’implique pas nécessairement la cruauté ; surtout, il ne s’agit pas d’un état durable, susceptible de produire les haines implacables et interminables que nous voyons partout. Pour que cela arrive, il est nécessaire que se greffent sur la passion naturelle des processus culturels qui en multiplient la violence et la transforment en un devoir socialement reconnu visant la défense de l’honneur, de la justice et de la vérité : la vengeance exercée dans le contexte public est une vraie dette qui s’impose aux hommes et qui ne doit pas être confondue avec la simple passion naturelle. Il faut donc voir si la vertu et la raison, comme le suggère la morale philosophique, sont des moyens pour supprimer la passion vengeresse (ou au moins pour atténuer ses effets, en lui permettant de décharger sa force sans grands dommages) ou si elles lui servent plutôt d’aiguillon.

Du vindicatoire au vindicatif

Il y a dans les Essais plusieurs passages qui semblent indiquer la praticabilité d’une vengeance réglée ; on pourrait définir cette notion, en utilisant une distinction de Gérard Courtois, comme appartenant au « registre du vindicatoire », par opposition au « registre du vindicatif ». Avec ces termes, Courtois vise à appliquer à la vengeance la dichotomie lacanienne entre symbolique et imaginaire ; ce qui caractérise le

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vindicatoire est la capacité d’entendre la vengeance comme échange paritaire, « [maintenu] dans les limites acceptées et approuvées par l’opinion publique24 », alors que le vindicatif est le domaine où les pulsions agressives ont libre cours. Montaigne déplore la moderne incapacité de contenir l’inimitié dans des limites convenables : « qu’est-ce qui faict en ce temps nos querelles toutes mortelles ; et que, là où nos peres avoient quelque degré de vengeance, nous commençons à cette heure par le dernier, et ne se parle d’arrivée que de tuer : qu’est-ce, si ce n’est couardise25 ? ». La possibilité d’un échange honorable consiste dans la juste mesure des répliques : « nos peres se contentoient de revencher une injure par un démenti, un démenti par un coup, et ainsi par ordre26 ».

Dans le registre vindicatoire, théorisé par Aristote dans la Rhétorique, l’homme libre fait valoir sa dignité en réagissant aux offenses avec mesure, et selon la raison ; l’ethos de la polis, contrairement à ce qu’en pensent les stoïciens, ne peut se passer des passions :

sans colère et vengeance, sans le désir de rendre le mal pour le mal, nous serions esclaves, or il n’y a pas de cité d’esclaves. La passion colérique est donc un des fondements où ne cesse de s’originer l’être-citoyen de l’homme. Dira-t on que la colère est une passion dangereuse et déréglée, Aristote répond qu’elle fait partie des passions qui peuvent tenir compte des avis raisonnables et finalement de l’expérience sociale27.

Même dans les conflits avec les ennemis extérieurs, écrit Montaigne, il y avait chez les anciens une mesure honnête : « nous voyons la liberté des invectives qu’ils font les uns contre les autres, je dy les plus grands chefs de guerre de l’une et l’autre nation, où les parolles se revenchent seulement par les parolles et ne se tirent à autre consequence28 ».

Montaigne propose trois considérations pour exhorter ses contemporains à modérer la vengeance : en premier lieu l’excès de violence, que les anciens et « nos pères » savaient éviter, est la marque des esprits couards :

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« chacun sent bien qu’il y a plus de braverie et desdain à battre son ennemy qu’à l’achever, et de le faire bouquer que de le faire mourir29 ». Le vrai courage se montre en épargnant la vie de l’ennemi : la clémence a quelque chose de dédaigneux et de vaillant dans la mesure où elle montre que nous ne craignons pas que notre ennemi demeure en vie30.

Deuxièmement, le plaisir de la vengeance requiert que notre ennemi éprouve un déplaisir et qu’il sache que c’est nous qui le lui infligeons. Mais une réaction trop violente nous enlève cette satisfaction :

Il s’en repentira, disons nous. Et, pour luy avoir donné d’une pistolade en la teste, estimons nous qu’il s’en repente ? Au rebours, si nous nous en prenons garde, nous trouverons qu’il nous faict la moue en tombant : il ne nous en sçait pas seulement mauvais gré, c’est bien loing de s’en repentir. Et luy prestons le plus favorable de tous les offices de la vie, qui est de le faire mourir promptement et insensiblement31.

À ces deux argumentations théoriques, Montaigne en ajoute une troisième plus pratique, liée à la façon dont la vengeance est réglementée dans la France de son temps : la vengeance étant punie par les lois, c’est le vengeur qui a le dessous : « nous sommes à coniller, à trotter et à fuir les officiers de la justice qui nous suivent, et luy est en repos32 ». Poussée à l’extrême, donc, la vengeance révèle la couardise, ne donne pas de satisfaction et comporte une continuelle anxiété.

Mais l’exhortation à une vengeance modérée n’est qu’une conclusion provisoire, que Montaigne vient bientôt démentir par une réflexion plus radicale. C’est le deuxième point le plus important : on a vu que la vengeance, pour poursuivre ses fins, doit contempler la souffrance de l’autre. L’idéal de justice et d’honneur qu’elle semble proposer est donc déjà terni en principe par l’acceptation de la violence comme élément nécessaire à sa mise en pratique. La juste mesure dans l’échange des offenses peut bientôt dégénérer en cruauté, comme il arrive dans les guerres de religion ou dans les luttes des sauvages brésiliens, qui

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aboutissent au cannibalisme parce que ces hommes ne connaissent pas le mot « pardon33 ». L’insistance sur la « couardise mère de cruauté » ne doit pas faire oublier que le plus vaillant des guerriers, Alexandre le Grand, fut capable des actions affreuses que Montaigne décrit à la fin du chapitre « Par divers moyens on arrive à pareille fin » :

Seroit-ce que la hardiesse luy fut si commune que, pour ne l’admirer point, il la respectast moins ? Ou qu’il l’estimast si proprement sienne qu’en cette hauteur il ne peust souffrir de la veoir en un autre sans le despit d’une passion envieuse, ou que l’impetuosité naturelle de sa cholere fust incapable d’opposition34 ?

Le courage des anciens héros n’est parfois que le prélude à la cruauté, qui est l’éternelle tentation des tyrans :

les tyrans pour faire tous les deux ensemble, et tuer et faire sentir leur colere, ils ont employé toute leur suffisance à trouver moyen d’alonger la mort. Ils veulent que leurs ennemis s’en aillent, mais non pas si viste qu’ils n’ayent loisir de savourer leur vengeance. Là dessus ils sont en grand peine : car, si les tourments sont violents, ils sont courts ; s’ils sont longs, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré : les voylà à dispenser leurs engins. Nous en voyons mille exemples en l’antiquité, et je ne sçay si, sans y penser, nous ne retenons pas quelque trace de cette barbarie35.

En effet le courage extrême est loin d’être rare, comme Montaigne le remarque avec une ironie amère : « les autres vertus ont eu peu ou point de mise en cet aage ; mais la vaillance, elle est devenue populaire par noz guerres civiles, et en cette partie il se trouve parmy nous des ames fermes jusques à la perfection, et en grand nombre, si que le triage en est impossible à faire36 ». Les guerres de religion nous montrent des Alexandres par douzaines, tous prêts à manifester leur vertu guerrière dans des vengeances sans limite. De même que le courage, les autres vertus, poussées au-delà de l’ordinaire et parées de noms grandiloquents, peuvent durcir les hommes jusqu’à l’inhumanité : « l’ambition, l’avarice, la cruauté, la vengeance n’ont point assez de propre et naturelle impetuosité ; amorchons les et les attisons par le glorieux titre de justice et devotion37 ».

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Au même échec est vouée toute tentative de se servir de la raison pour contrôler la passion vengeresse : la vengeance raisonnable se révèle comme une chimère et devient l’objet d’une critique sans appel, qui acquiert tout son sens si on l’oppose aux vues exprimées par Sénèque dans son De ira ; selon le philosophe latin, la colère doit être entièrement déracinée de l’âme du sage pour faire triompher l’implacable poursuite de la justice et ses féroces châtiments : « ratio […] si ita opus est, silens quietaque totas domus funditus tollit et familias rei publicae pestilentes cum coniugibus ac liberis perdit, tecta ipsa diruit et solo exaequat et inimica libertatis nomina exstirpat : hoc non frendens nec caput quassans38 ». C’est la philosophie stoïcienne qui « veut qu’au chastiement des offences receuës, nous en distrayons la cholere : non afin que la vengeance soit moindre, ains au rebours afin qu’elle soit d’autant mieux assenée et plus poisante39 ».

En faisant taire la voix de la compassion, l’appel à la raison peut conduire aux supplices les plus élaborés. Sans la capacité d’éprouver la souffrance des autres, on tombe aisément de la vengeance modérée dans le vindicatif, c’est-à-dire, pour reprendre la dichotomie lacanienne, dans l’imaginaire ; l’autre apparaît dans ce contexte comme « le privateur de l’être, le grand castrateur et aucun châtiment limité ne pourra combler le vide ouvert par son agression40 ». La vertu stoïcienne est donc la racine de tout fanatisme ; le modèle héroïque du sage, comme celui des saints et des martyrs – « il ne faut pas vouloir mourir pour se venger41 » ! –, contraste avec le bon sens et la condition moyenne de l’homme et ne produit que de nouvelles misères42.

Seule la compassion peut refréner la passion vengeresse ; du reste les impulsions naturelles, comme Montaigne l’affirme en prenant son propre exemple, peuvent être plus réglées et plus douces que la raison des philosophes43 : « j’ay une merveilleuse lascheté vers la misericorde et la mansuetude. Tant y a qu’à mon advis, je serois pour me rendre

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plus naturellement à la compassion, qu’à l’estimation44 ». Même dans l’exercice de la justice, sa nature contraste avec les devoirs de la raison et de l’utilité publique : « aussi ne hay-je personne ; et suis si lache à offencer que, pour le service de la raison mesme, je ne le puis faire. Et lors que l’occasion m’a convié aux condemnations crimineles, j’ay plustost manqué à la justice45 ».

Mais la compassion ne peut ni être apprise, ni se substituer à la dette de la vengeance, valeur publique reconnue comme fondamentale pour l’homme d’honneur et, surtout, pour l’éthique de la noblesse d’épée. L’analyse de la situation sociale dans la France des guerres de religion met en évidence selon Montaigne la nécessité de sortir du cercle vicieux des vendettas et d’abandonner le modèle de vertu impitoyable indiqué par la tradition, qui s’est révélée être l’une des causes de la ruine du pays : que suggère-t-il à ses concitoyens ?

Le refus de l’imitation

Il n’y a que très rarement chez Montaigne un renvoi au refus chrétien de la vengeance46, qui, du reste, était amplement démenti en pratique et même en théorie par l’Église. Au contraire, il estime que l’enseignement évangélique ne peut avoir une grande efficacité pour détourner les hommes de la passion de la vengeance ; mieux vaut rappeler les avantages de la clémence :

pour en distraire dernierement un jeune prince, je ne luy allois pas disant qu’il falloit prester la jouë à celuy qui vous avoit frappé l’autre, pour le devoir de charité ; ny ne luy allois representer les tragiques evenemens que la poësie attribue à cette passion. Je la laissay là et m’amusay à luy faire gouster la beauté d’une image contraire : l’honneur, la faveur, la bien-veillance qu’il acquerroit par clemence et bonté ; je le destournay à l’ambition47.

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Mais nous avons déjà vu que pour Montaigne la clémence n’est pas toujours une solution définitive et dépourvue de périls : si le jeune prince est vraiment, comme on le suppose, le futur Henri IV, sa fin par la main de Ravaillac ne sera qu’une preuve des « divers evenemens de mesme conseil »…

L’analyse de Quint montre que le fait de « se plier » à l’autorité du roi, élevé au rang de concept, constitue une nouvelle valeur morale, la seule permettant de mettre fin à l’anarchie qui s’était répandue dans toute la France et qui donnait lieu à tant de vengeances particulières48 ; or, s’il a sans doute raison lorsqu’il souligne les inclinations « politiques » de Montaigne, cela ne va pas sans difficultés. Comment conserver, tout en se pliant, sa propre dignité ? Selon Quint, la conclusion morale de Montaigne consiste « in the choice that Montaigne makes to yield to others. The political implications of his ethical model are clear : for, against the argument and title of La Boétie’s treatise, Montaigne upholds a servitude that would preserve human dignity – and a sense of noble honor – just because it is voluntary49 ». Il faut certes se soumettre, mais librement, ce qui est le contraire d’une obéissance passive et aveugle : « c’est un excellent moyen de gaigner le coeur et volonté d’autruy, de s’y aller soubsmettre et fier, pourveu que ce soit librement et sans contrainte d’aucune necessité, et que ce soit en condition qu’on y porte une fiance pure et nette, le front au moins deschargé de tout scrupule50 ». Sans obéissance, en effet, « selon l’imbecillité et varieté infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions en fin des devoirs qui nous mettroient à nous manger les uns les autres51 ».

Mais si l’obéissance est peut-être le seul moyen de poursuivre l’utile dans la société, elle ne doit être poussée au-delà des limites de l’humanité et nous faire oublier la compassion : on sait que Montaigne attribue aux peines une valeur uniquement « médicinale52 » et on a raison de soupçonner

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que son refus de la médecine peut être étendu à l’administration violente de la justice. Il est vrai que l’État doit compter aussi sur les bourreaux mais on ne doit pas se laisser contaminer par leur violence :

Nostre estre est simenté de qualitez maladives : l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous, d’une si naturelle possession, que l’image s’en recognoist aussi aux bestes : Voire et la cruauté, vice si desnaturé […]. Desquelles qualitez, qui osteroit les semences en l’homme, destruiroit les fondamentales conditions de nostre vie : De mesme, en toute police : il y a des offices necessaires, non seulement abjects, mais encores vicieux : Les vices y trouvent leur rang, et s’employent à la cousture de nostre liaison : comme les venins à la conservation de nostre santé. S’ils deviennent excusables, d’autant qu’ils nous font besoing, et que la necessité commune efface leur vraye qualité : il faut laisser jouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux, et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces autres anciens sacrifierent leur vie, pour le salut de leur pays : Nous autres plus foibles prenons des rolles et plus aysez et moins hazardeux : Le bien public requiert qu’on trahisse, et qu’on mente, et qu’on massacre : resignons cette commission à gens plus obeissans et plus soupples53.

La vengeance et la cruauté, Montaigne le comprend bien, sont contagieuses : « les jugements ordinaires s’exasperent à la vengeance par l’horreur du meffaict. Cela mesme refroidit le mien : l’horreur du premier meurtre m’en faict craindre un second, et la haine de la premiere cruauté m’en faict hayr toute imitation54 ». La haine de Montaigne pour la violence est aussi haine de l’imitation vulgaire ; il se décrit comme un homme capable de commencer le pardon, de sortir de l’obligation de la vengeance, pratique servile, par un acte libre qui témoigne de sa supériorité morale. On n’est pas trop loin du refus de La Boétie d’obéir au tyran : comme le refus montaignien de la cruauté, c’est une vertu, mais une vertu non grégaire. Le vrai secret de la tyrannie est l’imitation, la corruption qu’elle exerce sur les hommes en les rendant tous semblables au tyran. Se désister, refuser tout mimétisme est donc la seule voie pour s’opposer à la domination de la vengeance et aux devoirs cruels qu’elle impose aux hommes. Les effets de l’imitation sont soulignés par Montaigne dans le chapitre « Des mauvais moyens employez à bonne fin », où il décrit avec étonnement la façon dont le goût pour la boucherie des jeux des gladiateurs se répandait parmi les spectateurs, et

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jusqu’aux femmes : « c’estoit, à la verité, un merveilleux exemple, et de tres-grand fruict pour l’institution du peuple, de voir tous les jours en sa presence cent, deux cens, et mille couples d’hommes, armez les uns contre les autres, se hacher en pieces […]55 ».

Le désistement de Montaigne est peut-être une forme de hauteur, la seule noblesse qu’il estime digne d’être poursuivie. En haïssant toute vengeance et toute cruauté dans une société qui en fait des valeurs indiscutables, en se distinguant de la foule mimétique sans cesser d’être homme, Montaigne réforme la notion de vertu. Sa compassion signifie son refus de participer au jeu de tout le monde, celui qui consiste à s’appuyer sur les injustices d’autrui ou sur l’utilité générale pour justifier la violence.

Gianfranco Mormino
Università degli Studi, Milano

1 Essais, I, 1, p. 7 [A]. Toutes les citations des Essais sont tirées de l’édition de Pierre Villey, PUF, Paris 1999.

2 Quint l’appelle « a fearful showdown » (D. Quint, Montaigne and the quality of mercy. Ethical and political themes in the Essais, Princeton University Press, Princeton (New Jersey) 1998, p. 3).

3 Essais, I, 24, p. 131 [B].

4 D. Quint, Montaigne and the quality of mercy, op. cit., p. 3.

5 Essais, II, 11, p. 422 [A].

6 « Very few people have chosen to run the emotional and social risks of putting cruelty first, to regard it as unconditionally the summum malum. Among moralists only Montaigne and his disciple Montesquieu can be said to have done so consistently […]. To put cruelty first is to disregard the idea of sin as it is understood by revealed religion. Sins are transgressions of a divine rule and offenses against God ; pride – the rejection of God – must always be the worst one, which gives rise to all the others. However, cruelty – the willful inflicting of physical pain on a weaker being in order to cause anguish and fear – is a wrong done entirely to another creature. When it is marked as the supreme evil it is judged so in and of itself, and not because it signifies a denial of God or any other higher norm » (Judith N. Shklar, Ordinary vices, Harvard University Press, Cambridge (Mass.) 1984, p. 8-9).

7 « Je hay, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l’extreme de tous les vices » (Essais, II, 11, p. 429 [A]).

8 Le seul passage où Montaigne admet avoir éprouvé le désir de se venger se réfère justement aux mauvais traitements infligés aux enfants : « combien de fois m’a-il prins envie, passant par nos rues, de dresser une farce, pour venger des garçonnetz que je voyoy escorcher, assommer et meurtrir à quelque pere ou mere furieux et forcenez de colere. Vous leur voyez sortir le feu et la rage des yeux […], à tout une voix tranchante et esclatante, souvent contre qui ne faict que sortir de nourrisse. Et puis les voylà stropiets, eslourdis de coups ; et nostre justice qui n’en fait compte, comme si ces esboitemens et eslochements n’estoient pas des membres de nostre chose publique » (Essais, II, 31, p. 714 [A]).

9 Essais, III, 10, p. 1016 [C].

10 Cf. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, II, II, q. 108 et q. 158 ; Cf. Marie-Madeleine Davy, Le Thème de la vengeance au Moyen Âge, dans Gérard Courtois (éd.), La Vengeance. Études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie. Volume IV. La vengeance dans la pensée occidentale, Cujas, Paris 1984, p. 131-132.

11 Cf. David Quint, Montaigne and the quality of mercy, cit., p. X.

12 Essais, I, 6, p. 28 [A] ; aussi II, 17, p. 636 [C].

13 Essais, II, 3, p. 356 [A].

14 Essais, I, 32, p. 216 [A].

15 Essais, II, 12, p. 567 [A] ; aussi Ibidem, p. 516 [A] et p. 521 [C].

16 Ibidem, p. 520 [A].

17 Ibidem, p. 520 [C]. Un des rares passages contraires, sous cet égard, dit que « la vengeance divine presuppose nostre dissentiment entier pour sa justice et pour nostre peine » (Ibid., p. 522 [C]) ; considération qui, présupposant la possibilité d’une analogie entre la justice humaine et la justice divine, demeure problématique.

18 Cf. par exemple Thomas d’Aquin : « appetere vindictam propter malum eius qui puniendus est, illicitum est. Sed appetere vindictam propter vitiorum correctionem et bonum iustitiae conservandum, laudabile est. Et in hoc potest tendere appetitus sensitivus inquantum movetur a ratione. Et dum vindicta secundum ordinem iudicii fit, a Deo fit, cuius minister est potestas puniens » (Summa theologiae, II, II, q. 158, 1).

19 Essais, II, 5, p. 367 [A].

20 Essais, III, 4, p. 835 [B].

21 Essais, I, 4, p. 22 [B] et II, 12, p. 476 [A].

22 La vengeance des hommes envers Dieu est jugée par Montaigne avec mépris et ironie, comme une sottise et une bêtise non exempte d’outrecuidance : « ceux là surpassent toute folie, d’autant que l’impieté y est joincte, qui s’en adressent à Dieu mesmes, ou à la fortune, comme si elle avoit des oreilles subjectes à nostre batterie, à l’exemple des Thraces qui, quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d’une vengeance titanienne, pour renger Dieu à raison, à coups de flesche » (Essais, I, 4, p. 23-24 [A et C]).

23 Ibidem, p. 23 [A]. « Point ne se faut corroucer aux affaires. Il ne leur chaut de nos choleres » (Ibidem, p. 24 [A]).

24 Gérard Courtois, La vengeance, du désir aux institutions, dans Gérard Courtois (éd.), La Vengeance. Études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie. Volume IV. La vengeance dans la pensée occidentale, Cujas, Paris 1984, p. 14.

25 Essais, II, 27, p. 694 [A].

26 Ibidem, p. 695 [A].

27 Gérard Courtois, Le sens et la valeur de la vengeance, chez Aristote et Sénèque, dans Gérard Courtois (éd.), La vengeance. Études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie, cit., IV, p. 99.

28 Essais, II, 18, p. 667 [A].

29 Essais, II, 27, p. 694 [A].

30 « Le tuer est bon pour éviter l’offence à venir, non pour venger celle qui est faicte : c’est une action plus de crainte que de braverie, de precaution que de courage, de defense que d’entreprinse. Il est apparent que nous quittons par là et la vraye fin de la vengeance, et le soing de nostre reputation : nous craignons, s’il demeure en vie, qu’il nous recharge d’une pareille » (Ibid., p. 694-695 [A-C]).

31 Ibid., p. 694 [A et C].

32 Ibidem, p. 694 [A].

33 Essais, I, 31, p. 207 [A].

34 Essais, I, 1, p. 9-10 [B et C].

35 Essais, II, 27, p. 700 [A].

36 Essais, II, 17, p. 662 [A].

37 Essais, III, 12, p. 1043 [B].

38 Sénèque, De ira, I, 19, 2.

39 Essais, III, 10, p. 1008 [B].

40 Gérard Courtois, La Vengeance, du désir aux institutions, dans Gérard Courtois (éd.), La Vengeance. Études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie, cit., p. 13.

41 Essais, II, 12, p. 558 [B].

42 La vengeance des maris trahis, par exemple, « blesse plus nos enfans qu’elle ne nous guerit » (Essais, III, 5, p. 869 [B]).

43 Cf. Essais, II, 11, p. 428 [B].

44 Essais, I, 1, p. 8 [B].

45 Essais, III, 12, p. 1063 [B].

46 Avec nos prières nous devrions offrir à Dieu « nostre ame exempte de vengeance et de rancune » (Essais, I, 56, p. 323 [A]) mais il arrive plus souvent que « nous appellons Dieu et son ayde au complot de nos fautes, et le convions à l’injustice » (Ibidem, p. 323 [A et C]).

47 Essais, III, 4, p. 835 [B].

48 Cf. David Quint, Montaigne and the quality of mercy, cit., p. 103.

49 David Quint, Montaigne and the quality of mercy, cit., p. 108 ; cf. aussi p. 137.

50 Essais, I, 24, p. 130 [B].

51 Essais, II, 12, p. 488 [A].

52 « C’est un usage de nostre justice, d’en condamner aucuns pour l’advertissement des autres. De les condamner par ce qu’ils ont failly, ce seroit bestise, comme dict Platon. Car, ce qui est faict, ne se peut deffaire ; mais c’est affin qu’ils ne faillent plus de mesmes, ou qu’on fuye l’exemple de leur faute. On ne corrige pas celuy qu’on pend, on corrige les autres par luy » (Essais, III, 8, p. 921 [B et C]).

53 Essais, III, 1, p. 790-791 [B et C].

54 Essais, III, 12, p. 1063 [C].

55 Essais, II, 23, p. 684 [A].