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Classiques Garnier

Introduction

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Introduction

Quatre-vingt-quatorze sonnait à lhorloge du xviiie siècle. Quatre-vingt-quatorze, dont chaque minute fut sanglante et enflammée. Lan de Terreur frappait horriblement et lentement au gré de la terre et du ciel, qui lécoutaient en silence. On aurait dit quune puissance, insaisissable comme un fantôme, passait et repassait parmi les hommes, tant leurs visages étaient pâles, leurs yeux égarés, leurs têtes ramassées entre leurs épaules reployées, comme pour les cacher et les défendre. [] Leur salut ressemblait à une attaque, leur bonjour à une injure, leur sourire à une convulsion, leur habillement aux haillons dun mendiant, leur coiffure à une guenille trempée dans le sang, leurs réunions à des émeutes, leurs familles à des repaires danimaux mauvais et défiants, leur éloquence aux cris des halles1

On a sans doute reconnu cet incipit si expressif, pour le dire à la manière de Vigny lui-même2. Cest entre la fin de 1831 et le premier trimestre de 1832 que le romancier, réagissant à la façon dont les suites émeutières de la révolution de Juillet réactivent la mémoire révolutionnaire, écrit son « Histoire de la Terreur », troisième récit de Stello. Par le biais du féroce « médecin des âmes » quest le Docteur-Noir, le récit du coup dÉtat du 9 Thermidor an II est loccasion de donner à voir et à analyser les formes de la violence révolutionnaire qui, à partir dun mouvement légitime de réforme ont conduit, de vagues de cruautés en « rages de nerfs3 », au « naufrage4 » collectif.

En les mettant à jour, il sagit pour lauteur de Stello de passer en revue les différentes interprétations contemporaines des mécanismes à lœuvre dans un régime émotionnel, radicalement inédit, de « passions nouvelles », propres au « règne de la Démocratie5 ». Comme Mme de 12Staël, quil lit avec une grande précision, Vigny est de fait bien conscient que leur régulation, cathartique et thérapeutique, est destinée à sinstaller comme enjeu essentiel de la civilisation moderne au cœur des dispositifs discursifs majeurs du premier xixe siècle, quils soient philosophiques ou politiques, scientifiques ou fictionnels6. Lun après lautre, tous deux notent bien la transition dun régime dhistoricité à lautre lorsque l« émotion continue de lassassinat7 » et toutes sortes de « sentiments immondes » ont guidé « des hommes gorgés de pouvoir et soûlés de sang dans leur inconcevable orgie politique8 » :

Sous la monarchie, personne navait à craindre du vice, ni à espérer de la vertu, tout allait par lascendant de la veille sur le lendemain. Il y avait un certain respect pour le passé qui contenait tout le corps social. Cela se fait ou ne se fait pas était lusage du monde pour les uns et le code de morale pour les autres. Mais, [] dans une révolution où la société recommence, où lhomme a senti toute la force de lhomme, où il a vu cet être, son semblable, tel quil est quand il na plus de pitié, quand il dispute la terre à ses habitants, quand il se livre à la vie sans en voir le terme ni le but, quand il senivre de son intérêt personnel comme dun sentiment dévastateur qui cherche le repos dans la destruction [], alors on a, pour ainsi dire, assisté au choc de tous les éléments qui ont rendu les lois de la morale nécessaires9.

La référence staëlienne dans le texte de Vigny dit assez la fonction éthique que ce dernier assigne à la littérature. Selon le même procédé que 13chez lauteur de LInfluence des passions, « lenjeu mimétique cède la place à lautopsie des passions », qui « valorise la capacité de limagination à saffranchir des circonstances pour saventurer sur des terrains insaisissables, voire impensables, alors que les situations intenses quelle dévoile résonnent avec les cauchemars du lecteur ou ce quil navait jamais eu le courage de formuler10 » – « je vous prendrai par la main et je vous ferai descendre avec moi dans les ténèbres d[u] cœur ; je tiendrai devant vous le flambeau dont les yeux faibles détestent la lumière, linexorable flambeau de Machiavel, et dans ces cœurs troublés, vous verrez naître et mourir des sentiments immondes nés, à mon sens, de [la] situation [des hommes] dans les événements et de la faiblesse de leur organisation incomplète11 », promet le Docteur-Noir à son jeune malade en proie à lune de ses très politiques « crises de tristesse et daffliction », provoquées par le morbus democraticus avant la lettre.

Cest assez introduire limportance de lémotion aux yeux de Vigny. Pour navoir peut-être pas eu une position ferme et univoque à légard des « passions12 », il est vrai quil nen a pas moins toujours cherché à « démasquer » leur force motrice dans la destinée humaine, comme leurs manifestations physiologiques sous le « poli de la civilisation13 », « émotions violentes, chagrins profonds ou élans involontaires14 ». Non sans mettre toujours en garde le « siècle froid15 » contre « [toute] société doù la sensibilité est retranchée », où l« on sexerce à durcir son cœur, on se cache de la pitié, de peur quelle ne ressemble à de la faiblesse ; [où l]on se fait effort pour dissimuler le sentiment divin de la compassion, 14sans songer quà force denfermer un bon sentiment on étouffe le prisonnier16 ». De fait son œuvre entière porte la marque de cette intensité émotionnelle qui, depuis la Révolution, a envahi la scène publique et tous les champs de la vie sociale et culturelle. Aussi nous sommes nous demandé sil était possible de définir les termes dune « esthétique empathique17 » qui lui serait propre.

Cette question a fait lobjet dune journée détude, qui a eu lieu le 16 juin 2017 à la Maison de la Recherche, co-organisée avec Sylvain Ledda, dans le cadre de nos centres de recherche respectifs de Sorbonne Université (Cellf 19-21) et de luniversité de Rouen (CÉRÉdI). Sans épuiser le sujet, nous y avons interrogé la dialectique entre émotions et passions à travers laquelle cette « esthétique empathique » nous semblait se donner à élucider ; et nous remercions une nouvelle fois les intervenants pour leurs éclairantes analyses. Nous publions ici leurs interventions au fil desquelles se sont révélés les enjeux et les formes de cette esthétique romantique de lémotion, telle que la promue lauteur de La Mort du loup, tout au long de son œuvre.

Sil est bien vrai que Vigny fait jouer avec finesse les tensions inévitables entre la raison et le sentiment, entre « lintelligence et lémotion » pour reprendre le titre de létude fondatrice de Philippe Saint-Gérand, il nen confère pas moins à la seconde une fonction dopérateur critique. En effet, que ce soit dans le domaine politique (Sophie Vanden Abeele-Marchal), dans le registre mystique (Esther Pinon) ou dans le cadre éthique (Pierre Dupuy), Vigny recourt à toute la gamme des usages possibles de lémotion par le discours moraliste, dont il revendique le cadre pour toute son œuvre. Lorsquon la considère sous langle de la fiction, que ce soit à travers la poésie (Aurélie Foglia-Loiseleur, Janette Mac Leman-Carnie), le théâtre (Sylvain Ledda) ou le roman (Feriel Younsi), lémotion est apparue située au cœur dun dispositif esthétique grâce auquel Vigny, en bon lecteur de Condillac et Diderot, mobilise tous les sens du lecteur et du spectateur, usant à plein du pouvoir mobilisateur du texte littéraire. Enfin, le « régime de lémotion » a été, grâce à Patrick Berthier, envisagé du point de vue de la réception critique : le polémique « cas Vigny » 15selon Henri Guillemin, promoteur dune « critique-passion », illustre bien la façon dont « la critique littéraire joue sur les deux tableaux, en profitant du désir toujours latent dinstitutionnalisation des émotions de lecture et en tirant delles sa notoriété, ses valeurs et ses codes, par le biais de toute une politique de la représentation18 ».

Sophie Vanden Abeele-Marchal

Cest avec un retard tout à fait indépendant de notre volonté que nous publions ce deuxième numéro de la Nouvelle Série du Bulletin. La rédaction prie les lecteurs et les membres de lAssociation de bien vouloir len excuser.

1 Stello, éd. Sophie Vanden Abeele-Marchal, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 155.

2 Cinq-Mars, éd. Sophie Vanden Abeele-Marchal, Paris, Librairie Générale Française, coll. Livre de Poche classique, 2006, p. 184.

3 Stello, éd. citée, p. 159.

4 Mémoires inédits, éd. Jean Sangnier, Paris, Gallimard, 1958, p. 14 (« nous avons tous fait naufrage en 93 »).

5 Stello, éd. citée, p. 155.

6 Sur la Révolution comme « dynamique fictionnalisante », épicentre dune « mobilisation affective et émotionnelle intense », voir lintroduction signée par Jean-Marie Roulin et Corine Saminadayar, « La Révolution, machine à fiction », dans le volume : Fictions de la Révolution. 1792-1912, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2017, p. 7-20.

7 Stello, éd. citée, p. 159 : cette expression, en italiques dans le texte, est une citation du chapitre 8 du texte de Mme de Staël, De linfluence des passions sur le bonheur des individus et des nations, que Vigny utilise pour écrire son récit, avec lEssai sur les fictions et les Considérations sur les principaux événements de la Révolution française – pour tous ces emprunts, nous nous permettons de renvoyer à notre édition de Stello (op. cit. p. 292, 303, 321, 338, 339, 345, 377, 381).

8 Stello, éd. citée, p. 159.

9 Mme de Staël, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la république en France, éd. Lucia Omacini, Paris-Genève, Librairie, Droz, coll. Textes littéraires française, 1979, p. 342 (écrit en 1798, deux ans après De linfluence des passions, ce texte est demeuré inédit jusquen 1906, date de la première édition du manuscrit qui avait été confié à Mme Récamier avant dentrer dans le fonds de la Bibliothèque nationale).

10 Stéphanie Genand, « Repenser lâme sauvage en 1800 », Fictions de la Révolution, op. cit., p. 67-68.

11 Stello, éd. citée, p. 156. Le « flambeau de Machiavel » renvoie au poème allégorique de ce dernier, LÂne dor (1517), imitation de Dante sur le thème ovidien de la métamorphose : ce flambeau est porté par la femme que rencontre le narrateur alors quelle mène paître, de nuit, dans une forêt, un troupeau dhommes changés par un regard de la magicienne Circé, chacun étant devenu la bête à laquelle sa vie et ses passions ont montré quil ressemblait le plus.

12 Voir André Jarry, « Vigny philosophe », Cahiers de lAssociation Internationale des Études Françaises, 1993, no 45, p. 179-194 ; repris dans : Alfred de Vigny. Poète, dramaturge et romancier, Paris, Classiques-Garnier, 2010, p. 197-212.

13 Stello, éd. citée, p. 169 ; voir la même idée, dans Servitude et grandeur militaires, Œuvres complètes, t. 2, éd. Alphonse Bouvet, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de La Pléiade, 993, p. 760.

14 Ibid., p. 765.

15 Daphné, ibid., p. 900. Il y a là référence à lune des lectures fondatrices de la pensée de Vigny, celle de lEssai sur lindifférence de Lamennais, sous la Restauration.

16 Servitude et grandeur militaires, Œuvres complètes, t. 2, éd. citée, p. 760.

17 Voir Emmanuel Bouju et Alexandre Gefen, Introduction, « Lémotion, puissance de la littérature », Modernités, no 34, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2012, p. 5-10.

18 Selon les termes de Frédérique Toudoire-Surlapierre, « Critiques de lémotion », ibid., p. 191-209.