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Classiques Garnier

Préface « Et l’inspiration ou la mort ». Rire, dérision et ironie chez Vigny

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Préface

« Et linspiration ou la mort ».
Rire, dérision et ironie chez Vigny

– Et linspiration ou la mort, dit Joseph Chénier en riant1.

Le dramaturge conventionnel fait face à Saint-Just. Le jeune triumvir de lan II, citant le 10e Fragment de ses Institutions républicaines, vient de définir la fonction des poètes dans la république quil y a modelée ; et celle-ci doit servir de fondement au pouvoir despotique quavec Robespierre il exerce durant cette année 1794 « dont chaque minute fut sanglante et enflammée2 », selon la formule liminaire du troisième récit de Stello dans lequel est située la scène. Sous le triple regard matois de Robespierre, effrayé du père Chénier et circonspect du Docteur-Noir, laffrontement, fictif, entre les deux hommes se déroule le 5 thermidor : trois jours après, lexécution du frère de Marie-Joseph, André, lauteur de « La jeune captive », précèdera de quelques dizaines dheures seulement le coup dÉtat de la Convention contre les Terroristes, le 9 Thermidor. À lenrôlement dictatorial dans la mécanique uniformisatrice du discours autorisé et autoritaire, Marie-Joseph Chénier oppose donc le rire ; au système théorique et à la formule officielle, devenue symbole républicain, il oppose lune des manifestations oratoires les plus désacralisantes de ce rire, lironie. Chénier prolonge en effet ironiquement le discours et le texte de Saint-Just : il leur ajoute une formule qui joue sur lintertextualité républicaine. Leffet en est de fait double. Non seulement ce fragment parodique transforme, décale, détourne laphorisme de 1793, « Lindivisibilité ou la mort3 », mais il vide de son sens, par 20contrecoup, le développement idéologique de ladversaire de Chénier. Paraphrase et jeu de mots à la fois, la substitution dun terme, indivisibilité, par un autre, inspiration, jouant sur leffet dassonance, impose un décalage, proprement ironique, à la fois énonciatif et sémantique : le réemploi de ces deux mots par une sorte de rapprochement in absentia dévalue la portée que leur conférait le discours initial des Fragments de Saint-Just. Il frappe même lensemble des valeurs républicaines exposées dans ce programme. Il en brouille les devises et les formes dexpression en les superposant. Et il invalide les prétentions du pouvoir terroriste à subordonner lart à son système idéologique.

Le procédé a force de réfutation autant que de dérision. Il retire aux mots, tels quils sont employés par les révolutionnaires de lan II, la charge symbolique que ceux-ci voudraient leur conférer pour étayer leur régime politique ; il les désacralise et les met à distance en tant que tels. Il ramène ces mots à une pure forme langagière, dérisoire, aussi relative dans ses emplois que dans ses significations et ses valeurs. En somme, dans le champ oratoire, lironie combat avec des armes de négation tout aussi violentes que, dans le champ politique, la Terreur et lidéologie elles-mêmes1. Il est dailleurs intéressant, à ce titre, que le poète qui affronte dans cette scène les deux principaux triumvirs de lan II ne soit pas André Chénier qui va « mourir sans vider son carquois » contre les jacobins « bourreaux barbouilleurs de lois2 », mais son frère, Marie-Joseph. Le poète officiel de la Révolution, dont le Charles IX ou lÉcole des rois compte parmi les trois pièces que la Convention, par décret, fait jouer trois fois par semaine, apparaît ainsi pris au piège de lengagement, cette question centrale posée par Stello au Docteur-Noir. Dune certaine manière, lorsquil recourt à lironie, acculé à laffrontement et à lopposition par le danger de mort que court son frère, il renie la violence idéologique quil a épousée : par le verbe (ironique), il la retourne contre elle-même.

Ainsi se trouve mise en perspective la méthode « homéopathique » qui est celle du Docteur-Noir dans la « consultation » que raconte Stello en 1832. Le jeune poète quest le personnage éponyme y est tenté par 21léloquence : assailli et troublé par « les diables bleus », il envisage, au nom dune « sublime forme de gouvernement1 », de mettre sa plume au service dun parti dans un contexte contemporain de « guerre civile » qui, selon lui, légitime son engagement. Lancrage référentiel du récit cadre qui met en scène le dialogue entre les deux personnages principaux est à cet égard très précis : la consultation du Docteur-Noir est inscrite dans lactualité brûlante de lannée 1832, que Vigny ne laisse jamais oublier à son lecteur. Point dacmé dune « crise » politique, sociale, idéologique qui fait de la satire, comme dans les Iambes quAuguste Barbier publie alors, la forme reine de l« indignation » au lendemain de la révolution de Juillet, cette année se révèle également, aux yeux du romancier, un moment de crise de la parole et du discours : la critique de léloquence délibérative contemporaine est au cœur du roman. En effet, au fil de son propos, le médecin évoque progressivement lensemble des débats parlementaires des deux premières années de la monarchie de Juillet, de la réforme électorale à celle de larmée et de lécole : brossant un tableau pessimiste des représentations contemporaines de lautorité et de sa légitimité, il souligne liniquité fondamentale de toute ligne de partage entre gouvernants et gouvernés et conclut à la permanence immorale de la « guerre éternelle que se font la Capacité et la Propriété2 » – la Démocratie et lAristocratie, dans la terminologie abstractive qui est celle de Vigny. Pour dissuader son idéaliste patient de tout engagement, le médecin investit les formes mêmes de cette éloquence qui tente celui-ci : il soigne léloquence par léloquence ; il combat lindignation satirique, qui « étouffe », par une autre forme dindignation, fondée sur le « mépris3 », la distance et la « neutralité armée4 », proprement poétique. Son traitement prend la forme dune argumentation maïeutique, qui emprunte à lanthropologie romantique héritée du sensualisme des Lumières et place, au cœur du discours de la persuasion, limagination et le sentiment éclairés par la raison et lesprit danalyse5. Les trois récits successifs quil oppose à la tentation qui est celle de Stello décrivent, dramatisent et décomposent léchec de 22toute forme dengagement idéaliste vouée, par nature, à lhostilité du pouvoir politique : quil sagisse de la monarchie absolue – Louis XV laisse mourir le jeune Gilbert ; de la monarchie constitutionnelle – le Lord-Maire anglais nempêche le suicide de Chatterton ; et enfin quil sagisse de la démocratie républicaine – la Terreur guillotine Chénier.

Fondée sur lémotion et la surprise, largumentation du Docteur-Noir contraint Stello à prendre acte de la disjonction radicale entre le réel et lidéal pour la dépasser. Elle lui impose une distance critique, proprement cynique, qui recourt à lironie, à ses procédés comme à ses effets. Associé à la maïeutique socratique et à lutilisation érasmienne du cynisme par la référence aux Silènes des Adages1, le discours argumentatif du « médecin des âmes » est tout entier construit sur les modèles linguistiques et stylistiques de cette forme de dérision dont la violence, du premier au troisième récit, monte en intensité. Cynique, il travaille sur le « paradoxe [] qui heurte lidée reçue2 » : à ce titre, il dévoile, sous les apparences, la réalité fondamentalement immorale de tout système idéologique, quil soit philosophique, religieux ou politique3. Cest bien ici la position de lironiste romantique qui met en scène une « conscience en action », selon la formule de René Bourgeois4. Et la dérision que cette ironie révèle dit le rapport problématique des personnages à un contemporain hanté par les « diables » du fanatisme et de la pensée autoritaire, qui conduisent à ce « séidisme » que dénoncera, en 1835, Servitude et grandeur militaires : lironie combat leurs « sophismes » avec leurs armes mêmes, défiant toute tentation de labsolu5. Ainsi Stello est-il, selon la formule de Vigny lui-même, un « livre de désespoir », dans lequel chaque récit se donne à lire comme une « fable politique », composant un espace narratif qui renvoie à lespace public contemporain, avec ses thèmes et ses images, jouant avec les mécanismes complexes de lanalogie, de lallusion et de lironie6.

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Tout se passe donc dabord dans le langage même dont le Docteur-Noir, qui en explore ce quil appelle la « souplesse1 », maîtrise tous les artifices, multipliant les jeux de mots démystificateurs, déployant un ensemble de procédés de décalages sémantiques et de dédoublements lexicaux par lhomophonie ou la polysémie, exploitant aussi bien lantiphrase, lexpolition et la reformulation détournée que lassociation oxymorique2, jouant de lintertextualité ou de lallusion. Les exemples sont en effet nombreux, qui structurent lensemble de largumentation et des récits. Le premier récit raconte « lhistoire dune puce enragée » : cest sur un dédoublement de sens du verbe enrager que tout est construit. A priori cest la phobie capricieuse de la jolie maîtresse de Louis XV à légard des puces qui est à lorigine de la visite du Docteur-Noir à Versailles. La remarque apparemment naïve de la maîtresse du roi : « Il y en a qui enragent pourtant3 » associe les morsures de ces puces à celles que produisent sur la monarchie les attaques des « philosophes » contre lesquels tonne alors Louis XV et déclame le pauvre poète Gilbert, que le Roi, comme ces derniers, refuse daider. Ainsi est assigné au verbe un double sens, médical (être atteint de la rage) et politique (au sens figuré, le verbe renvoie au lexique révolutionnaire et désigne lextrémisme réformiste du groupe jacobin des Enragés de 1793). La phobie imaginaire de la jeune femme ouvre sur la critique des penseurs de la Révolution et de ses conséquences les plus noires, tandis que ces puces, comme les autres « moucherons », « sangsues » et autres « gnomes dune petitesse imperceptible [] même au microscope que vous pourriez supposer tenu par un ciron4 » accrochés tantôt à Stello, tantôt à Chatterton, composent un bestiaire microscopique renvoyant dans lensemble du roman à la dénonciation de toute forme de système de pensée autoritaire, contraire à linspiration poétique et prophétique. Les plus simples éléments du décor signifient également par leffet de ces décalages ironiques, qui peuvent jouer de lintertextualité, pour introduire la satire politique et morale : ainsi les chenets de cuivre doré du salon de Louis XV représentent-ils « Pygmalion et Ganymède5 ». La référence 24à Pygmalion et Galatée, attendue pour valoriser, dans le style Régence de ce récit, le couple formé par le roi et sa maîtresse, est détournée. Le procédé dédouble les couples en orientant la référence mythologique vers le livre X des Métamorphoses dOvide dans lequel Orphée raconte « avec légèreté » les amours « anormales » de « garçons chéris des dieux » et de « filles frappées par le désir et des flammes interdites1 ».

Enfin pour ne prendre quun autre exemple parmi tant dautres, ces procédés de décalage ne sinscrivent pas seulement dans le texte par des jeux de références sémantiques et lexicales ou littéraires : celles-ci peuvent superposer des références et des réalités historiques, et toutes ramènent toujours les récits à lactualité contemporaine qui préoccupe Stello et à la consultation elle même. Cest le cas dans le chapitre liminaire du second récit, l« Histoire de Kitty Bell ». Décrivant la pantomime par laquelle il cherche à attirer lattention de la jolie Anglaise, le Docteur souligne lincorruptibilité de celle-ci et « jure quil y serait encore »… sans le suicide de Chatterton : « jen jure sur votre Panthéon, deux fois canonisé par les canons et doù votre sainte Geneviève est allée coucher deux fois, dans la rue ; ô galant Attila, quen dis-tu2 ? » Lironie ici vient troubler le portrait de la sage jeune femme et dédoubler la scène de séduction comique, censée se dérouler à Londres en août 1770, pour lassocier à lactualité parisienne des premières années de la monarchie de Juillet par la médiation digressive de lallusion à un passé plus reculé. La référence aux deux transformations successives du monument parisien de la Montagne Sainte-Geneviève est construite sur un type de décalage sémantique, récurrent dans le discours du Docteur-Noir, qui travaille sur lhomonymie ou la polysémie de termes appartenant aux trois champs lexicaux de la religion, de la révolution ou de la philosophie, et que Vigny fait sans cesse glisser de lun à lautre. Ainsi le verbe décanoniser, que Napoléon Landais signale comme vieilli dans son Dictionnaire des dictionnaires de 1834, signifie « rayer de la liste des saints définie selon les règles du droit Canon3 ». Mais la loi des canons des révolutions de 1789 et juillet 1830 remplace ici lautorité ecclésiastique 25compétente. Du point de vue de lallusion historique, la phrase renvoie à plusieurs épisodes de lhistoire française contemporaine encore : en avril 1791, la Constituante a fermé au culte lancienne église dédiée par sainte Geneviève à saint Paul et saint Pierre, retirant clochers et croix, pour la destiner à honorer les cendres des « grands hommes ». Alors que la Restauration, après Napoléon, lavait rendue en 1822 à sa destination initiale et avait rétabli ses symboles religieux, Louis-Philippe, par ordonnance du 26 août 1830, en a laïcisé à nouveau la fonction, fait enlever la croix du dôme et remettre le fronton inauguré par la Constituante. Le serment du Docteur-Noir souligne lintention égrillarde et volontiers rabelaisienne de celui qui le prononce. Mais surtout, pour être vérace, il devrait sappuyer sur un ordre de valeurs : il ne dit, par le jeu homonymique sur le « canon », que les fluctuations contradictoires des autorités successives, dailleurs toutes associées à la force armée et à la violence. Burlesque, la crédibilité même du portrait féminin brossé par ce « galant » émule du barbare Attila, visiblement aveuglé par sa propre suffisance, est relativisée : malgré la référence à lhéroïsme légendaire de sainte Geneviève pendant les deux sièges successifs de Paris au moment des « invasions barbares » du ier siècle, la jeune Anglaise de 1770 semble avoir peu de points communs avec cette sainte patronne, française et catholique.

Cest en fait sur le plan metatextuel que ce jeu de mots ici prend sens : le Docteur-Noir donne ainsi à voir – et à relativiser – la mécanique de ses propres récits, soulignant la subjectivité et la partialité radicales et oppressives, inhérentes à tout discours. À ce titre, ce roman que Vigny dit « analytique et critique1 » est bien ce que Philippe Dufour appelle un « roman philologique2 » : le recours à lironie y pose la question de la parole, de son efficacité et de son autorité, à partir du constat que les transformations du langage et des formes de représentations collectives reflètent les traumatismes de lHistoire. La forme dialogique de Stello met en scène le langage et les fondements théoriques de la persuasion. Ainsi fait-elle comprendre les enjeux éthiques et esthétiques des débats contemporains sur les conditions de possibilité dune rhétorique et dune éloquence postrévolutionnaires. Elle souligne à quel point Vigny ironiste 26en vient à douter de lautorité même dune parole publique, conscient quà une époque de « parlementarisation de la culture1 » son renouvellement est cependant essentiel. Si Stello montre à quel point il partage avec Mme de Staël une vision terriblement critique de labus et de la manipulation des mots sous la Révolution et du discrédit contemporain de la rhétorique qui en est résulté, Vigny y affirme aussi, par les jeux langagiers de lironie dont il fait le propre du personnage du Docteur-Noir, cette « souplesse de la langue », nécessaire au « combat des idées2 ».

Le roman de 1832, dont Vigny se félicitait quil eût « donné le vertige à la critique3 », constitue une sorte de laboratoire des formes de lironie qui y foisonnent dans une diversité réelle et témoignent de la conception heuristique que son auteur prête au langage. Nous en avons à peine esquissé quelques lignes. Il montre surtout à quel point lironie empreint le regard lucide et critique de Vigny sur le présent et ses représentations. Elle porte le sceau du romantisme dont on sait bien quil a puissamment réinterprété, au même titre que la métaphore et lallégorie, ce qui, après avoir été un motif discursif socratique, a constitué une figure centrale de la rhétorique classique. Cette ironie romantique, emblème de la liberté créatrice, marque lensemble de son œuvre : par lellipse ou la citation, la réécriture ou le jeu de mots, elle dit le refus des formes et des idées convenues, renverse les lieux communs et les clichés pour sélancer vers une écriture et une pensée du contemporain, de ses ruptures et de ses crises. Elle traduit une posture existentielle et philosophique – « morale », selon sa terminologie –, qui est celle du penseur. Et si lon fait la part de sa virulence partiale, le portrait quen 1864 Sainte-Beuve brossa de Vigny ouvre bien des perspectives à la réflexion sur ce plan. Le critique y fait de l« ironie dune nature très fine » la caractéristique majeure du poète : quil sagisse, développe-t-il, du « penseur monarchique né à la vie sociale en 1814 [et venu à concevoir] un sentiment de répugnance ou dhostilité secrète contre tout ce qui est proprement politique, contre ce qui nest pas de lordre pur de lesprit » ; quil sagisse du « philosophe et penseur, se rattachant [] aux écoles du progrès et de lavenir [tout en] sen pren[ant] aux débats publics [et] au développement accéléré et 27aux conquêtes de la démocratie » ; quil sagisse même aussi, ajoute-t-il, du poète dramatique ou de lamoureux déçu : « de tous ces éléments contradictoires, continués et pétris ensemble [], il était résulté à la longue dans cette nature poétique et fine une infiltration sensible, une ironie particulière qui nétait quà lui1 », conclut le critique. Une « infiltration sensible » de lironie imprégnant lœuvre, la poétique et la vie, la vision du monde et de la société : la formule donne matière à interroger la complexité originale dune pensée et de ses « combats ». Elle invite à sonder ce sentiment décartèlement tragique entre, précise encore Sainte-Beuve, « imagination » et « intelligence », au fondement du « désespoir » de Stello, cette conscience aiguë dune dichotomie radicale entre lidéal et la réalité, entre le « rêve » et l« action », que lœuvre, ironiquement en somme, met en scène.

Ce volume explore quelques aspects de la richesse « ironique » de lœuvre de Vigny : du « rire » à l« ironie » en passant par les formes de lhumour, de lenjouement mondain et de l« esprit », du théâtre au roman en passant par la poésie et jusquà la correspondance.

Pour introduire ses « notes sur le rire chez Vigny », Sylvain Ledda rappelle, parmi dautres, le mot subtile dAnatole France : « Qui donc a entendu le rire de Virgile et du Dante ? Le rire eût été une difformité sur le visage placide dAlfred de Vigny ». Ce type de représentations figées ne tient pourtant pas dans son uniformité sclérosante et caricaturale : Vigny sait rire, reconnaît Sylvain Ledda ; mais son rire se déploie dans une distance qui est celle, selon lui, que le poète « sait placer entre lui et sa création ». Si lœuvre de Vigny, en effet, convoque le rire, cest au nom de la vérité : celle de lart et celle de la vérité humaine. À ce titre, montre Sylvain Ledda, lauteur « fait entendre toutes les gammes du rire, de son cristal le plus net à sa plus noire désespérance ». Dans lépisode de « Laurette ou le cachet rouge » de Servitude et grandeur militaires, le rire a une fonction consolatrice : il allège les inquiétudes en rappelant un paradis familial perdu. Le plus souvent, le rire joue comme une sorte de « révélateur social », au sein dun ensemble de représentations à valeur satirique. Ainsi, dans La Maréchale dAncre comme dans Cinq-Mars, il révèle la critique socio-politique : il est le symptôme par excellence de 28linstabilité et du mélange, voire, avec le terrible et lucide « rire noir » de Richelieu, annonce le « satanisme du rire baudelairien ».

Janette Mc Leman-Carnie, notant que lironie est un procédé inhérent au discours dramatique en tant que tel, évalue sa présence dans lœuvre de Vigny à partir dune analyse des traductions de Shakespeare. Elle remarque que Vigny ny reprend pas au dramaturge anglais les formes stylistiques de lironie qui lui sont propres mais travaille plutôt sur le coup de théâtre. Lironie constitue même, selon elle, une « stratégie dramatique exceptionnellement puissante » chez Vigny : elle est un des ressorts de son adaptation de Romeo et Juliette, comme de Chatterton ; et lon retrouve ce procédé jusque dans les poèmes de La Prison et dÉloa.

Valentina Ponzetto choisit, quant à elle, de centrer son étude sur le proverbe, Quitte pour la peur. Cette « perle fine », selon le mot de Ratisbonne, traite dune « question bien grave [] renfermée sous une forme légère », comme le décrit Vigny lui-même. Valentina Ponzetto, cherchant à en définir lironie, souligne linsuffisance de la distinction autrefois établie par André Jarry entre « ironie rose », pur divertissement relevant de lhumour, et « ironie noire », satire de tradition voltairienne. Elle propose de revenir vers une définition « littéraire » pour évaluer la nature de lironie dans la pièce de 1833. Aussi reprend-elle la définition dAnne Ubersfeld selon laquelle le procédé est enté sur la « double énonciation » : « le discours des personnages devant toujours être perçu comme enchâssé dans une autre ligne de communication dont lémetteur est lauteur du texte et le destinataire est le public des lecteurs et des spectateurs ». Lironie ainsi définie relève dune série de décalages, dont Valentina Ponzetto rappelle la nature avant de montrer comme ils jouent dans Quitte pour la peur. Elle y souligne la « polyphonie » qui attribue tour à tour à chaque personnage, comme au « scripteur », des postures ironiques. Lironie se déploie dans le proverbe, analyse-t-elle, comme une véritable maïeutique : elle est une « arme de combat qui dénonce les injustices et les laideurs », selon la formule de Simon Jeune que cite Valentina Ponzetto au terme de cette analyse.

La contribution de Roselyne de Villeneuve aborde lironie du point de vue du style et de la langue. Elle étudie lemploi des indéfinis dans Cinq-Mars. Lironie, qui repose sur un « dédoublement argumentatif et/ou énonciatif », fait, rappelle-t-elle, « interférer deux points de vue ». Dans ce roman, elle apparaît essentiellement liée au discours rapporté, 29particulièrement fréquent, et à son « montage ». Plusieurs caractéristiques en découlent : non seulement elle joue sur lintertextualité, mais elle a une dimension axiologique au cœur de laquelle les indéfinis, qui traduisent des degrés de quantification, ont une place particulière : « dans la modulation de lévaluation, le numérique interfère avec laxiologique », explique Roselyne de Villeneuve. Travaillant sur lindétermination, les indéfinis opèrent « un défigement référentiel et axiologique propice à lémergence dune polysémie ironique ». Ainsi quelques, particulièrement associé à Richelieu, contribue au portrait de ce « grand niveleur », tandis que les emplois de tout révèlent la façon dont la conspiration prend en défaut autant les conjurés que le faible Louis XIII et que rien ou personne soulignent le vide de Gaston dOrléans et de la « gastonite » que Roselyne de Villeneuve voit à lœuvre chez dautres personnages.

Cest à la dimension ironique de larabesque dans Stello quAnastasia Scepi sattache. Sans renvoyer à la veine sternienne, elle en puise la définition chez Schlegel pour qui ce motif esthétique et littéraire majeur du début du siècle est la « synthèse absolue dabsolues antithèses ». Figure polysémique du mélange des genres, elle métaphorise, selon Anastasia Scepi, le « cours erratique du récit », reliant entre eux contraires et éléments discordants, tant du point de vue narratif que du point de vue stylistique. Elle lui paraît mettre en jeu ce quelle appelle un « autre modèle du monde et de lœuvre », car elle épouse la forme du questionnement philosophique.

Lise Sabourin explore de son côté le discours épistolaire : elle montre comment, tout en protégeant la vie privée, il dévoile un tempérament que la gravité de lœuvre ne laisse pas deviner. Analysant la maîtrise fine de la rhétorique de lenjouement mondain, elle montre que les formules de bonne humeur, les compliments voire les galanteries soulignent à la fois laptitude de Vigny à la vie sociale et son respect dune convention tout aristocratique de courtoisie. Elle souligne enfin l« esprit » des lettres les plus intimes qui favorisent lautodérision, les touches drôlatiques et les traits les plus piquants.

Sophie Vanden Abeele-Marchal

Université de Paris-Sorbonne

1 Stello, Œuvres complètes, éd. Alphonse Bouvet, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. 2, 1993, p. 625. – Le chapitre est (ironiquement) intitulé : « Un petit divertissement ».

2 Ibid., p. 558.

3 Le 1er juillet 1793, un arrêté du conseil de Paris imposa sur les façades des maisons la formule : « Unité, Indivisibilité de la République, Égalité ou la Mort » ; sur les monuments publics, elle devait être assortie du drapeau aux trois couleurs et du « bonnet de la liberté ». Voir aussi, au chapitre xxiii, Œuvres complètes, t. 2, éd. citée, p. 574.

1 Sur ce point, voir Chantal Delsol, La Haine du monde. Totalitarismes et postmodernité, Paris, Le cerf, 2016, p. 51 et suiv.

2 André Chénier, Iambe IX, Œuvres complètes, éd. Gérard Walter, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1940, p. 194.

1 Stello, éd. citée, p. 501.

2 Ibid., p. 502.

3 Ibid.

4 Ibid., p. 664.

5 Voir Arlette Michel, « Romantisme, littérature, rhétorique », Histoire de la rhétorique dans lEurope moderne, sous la direction de Marc Fumaroli, Paris, PUF, 1998, p. 1039-1070.

1 Stello, éd. citée, p. 501.

2 Ibid., p. 562.

3 Voir notre article, « Mots de guerre et guerre de mots chez Vigny : “Je men lave les mains, lavez vos noms” », Diachroniques, no 4, Paris, PUPS, 2016, p. 41-62.

4 René Bourgeois, LIronie romantique : spectacle et jeu de Mme de Staël à Gérard de Nerval, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1974, p. 21.

5 Voir Chantal Delsol, op. cit., p. 63.

6 Éléonore Reverzy, Préface, Les Fables du politique des Lumières à nos jours, éd. R. Fonkua, P. Hartmann, É. Reverzy, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2012, p. 9-18.

1 Stello, éd. citée, p. 565. – Nous reprenons ici certains aspects de la préface de notre édition de Stello, à paraître début 2017, aux Classiques Garnier.

2 André Jarry en analyse un certain nombre dans sa thèse, Alfred de Vigny. Étapes et sens du geste littéraire, Genève, Droz, t. 1, 1998, p. 374 et suiv.

3 Stello, éd. citée, p. 507.

4 Ibid., p. 500.

5 Ibid., p. 562.

1 Ovide, Métamorphoses, X, 153-154.

2 Stello, éd. citée, p. 529.

3 Dictionnaire des dictionnaires, t. 1, Paris, Bureau central, 1834, p. 723 ; à la même entrée darticle, en 1801, Louis-Sébastien Mercier, dans sa Néologie ou Vocabulaire des mots nouveaux, à renouveler ou pris dans des acceptions nouvelles, ironise déjà semblablement : « Le pape canonise, et la philosophie décanonise » (t. 1, Paris, Moussard et Maradan, p. 147).

1 Journal d un poète, Œuvres complètes, éd. Fernand Baldensperger, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, t. 2, 1948, p. 962.

2 Philippe Dufour, La Pensée romanesque du langage, Paris, Le Seuil, 2004, p. 9-10.

1 Françoise Mélonio, Naissance et affirmation dune culture nationale. La France de 1815 à 1830, Paris, Le Seuil, coll. Points Histoire, 2001, p. 58 et suiv.

2 Journal d un poète, éd. citée, p. 1336.

3 Ibid., p. 962.

1 Sainte-Beuve, « Portraits de poètes contemporains », Revue des deux mondes, 15 avril 1864, t. XL, p. 785 (article repris dans les Nouveaux lundis, Paris, Michel Lévy frères, 1866, t. 6, p. 398-451).