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Classiques Garnier

Comptes rendus de thèses

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bloy-Huysmans
    2019 – 7
  • Auteurs : Millet-Gérard (Dominique), Seillan (Jean-Marie), Glaudes (Pierre)
  • Pages : 201 à 212
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Léon Bloy, n° 9
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406093985
  • ISBN : 978-2-406-09398-5
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09398-5.p.0201
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/07/2019
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
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« Symbolisme de lApparition » de Léon Bloy : confluent littéraire, historique et spirituel, thèse de doctorat soutenue par François Gadeyne en Sorbonne le 12 mars 2016, préparée sous la direction de Dominique Millet-Gérard. Au jury les professeurs Pierre Glaudes, Richard Griffiths, Luc Fraisse, le P. Philippe Vallin. Mention très honorable avec les félicitations à lunanimité.

La belle thèse de François Gadeyne, intitulée « Symbolisme de lApparition de Léon Bloy : confluent littéraire, historique et spirituel », met en scène, de façon très savante, tous les acteurs cachés qui président à la méditation bloyenne, et notamment labbé René Tardif de Moidrey.

Ce que lon savait sur ce personnage absolument fondamental pour comprendre la pensée de Bloy se limitait à quasiment rien. Sur ce prêtre énigmatique François Gadeyne sest livré à une minutieuse enquête, le suivant à la trace de Metz où il est né, en Normandie, à La Salette bien sûr, à Rome où il a été formé, et sur tous les lieux où il a accompli ses innombrables pèlerinages. Il en résulte un monumental travail dhistoire littéraire et religieuse.

Il faut saluer lédition du texte de Symbolisme, faite avec grand soin. Sajoutent en outre à la thèse cent vingt pages dannexes fort utiles, textes introuvables de labbé Tardif et de contemporains. Une bibliographie, abondante et remarquable, complète cette thèse, ainsi que quatre index (nominum, œuvres de Bloy, biblique, thématique).

Pourquoi ce travail est-il si précieux ? Il répond au vœu du professeur Émile Poulat, qui exprimait son désir de voir un jour explorée la descendance intellectuelle du P. Francesco Saverio Patrizi, sj, « une ville dYs à retrouver ». Cest fait, en la personne de cet abbé, « perpétuel chaînon manquant », selon François LYvonnet. Ce personnage nintéresse pas seulement Bloy, mais toute une constellation religieuse et littéraire en amont (Barbey dAurevilly et Hello), et en aval (Huysmans, Massignon, Claudel).

Pour le cerner, François Gadeyne a eu recours au document : journaux et revues ecclésiastiques patiemment dépouillés (Le Pèlerin, Le Rosier 202de Marie, la Revue sincère, les Annales de La Salette, les « Semaine catholique » de différents diocèses, etc.) ; archives de divers ordres religieux, de La Salette, du Mont-Saint-Michel, de Courtrai ; fonds occultiste du Jardin des Plantes ! Un document fondamental mais lacunaire existait, un mémoire resté inédit, rédigé par le petit-neveu de labbé, Bernard de Moidrey. François Gadeyne a ainsi reconstitué litinéraire dune vie : le milieu légitimiste messin, la communauté juive de la ville (le libraire Gerson-Lévy qui linitie à lhébreu et à la Kabbale), le milieu romain et lécole dexégèse jésuite du Collegio romano dominé par le P. Patrizi, le milieu lyonnais poreux à lésotérisme, avec Boullan, et ensuite, après lordination en 1859, une vie itinérante, au gré des pèlerinages, conférences, missions dun prêtre quasi gyrovague et charismatique.

Son œuvre ? Jusquà présent nous navions que ce Livre de Ruth, publié en 1871 à Bruxelles et très peu diffusé ; François Gadeyne a en outre trouvé, rassemblé, exposé et commenté des instructions et méditations de Tardif, tantôt de sa main, tantôt sous forme de résumés ou de notes prises par des auditeurs, un exercice dexégèse à sa manière par un de ses disciples, et sa lettre à Boullan (1873 ?), conservée à la bibliothèque de lArsenal, que lon peut mettre en regard de celle que Bloy lui adresse à la fin de 1877 ou au début de 1878 – la fameuse « lettre brûlée », mais dont le brouillon a été conservé : le face-à-face des deux textes est extrêmement révélateur de la parenté dâme des deux hommes.

Tout à fait passionnante est la reconstitution des influences reçues : Mgr Jean Luquet, auteur dun ouvrage sur la vocation ; Jules Didiot, sur saint Thomas dAquin et sur le millénarisme ; loratorien Philpin de Rivières, auteur de Marie modèle de tout sacrifice ; labbé de Latreiche, cousin de Tardif, chapelain à Lorette ; Auguste Nicolas, auteur de La Vierge Marie et le plan divin ; et surtout le P. Francesco Saverio Patrizi, sj, De interpretatione Scripturarum sacrarum, et le milieu des juifs convertis, les abbés Lemann et Ratisbonne, le P. Libermann, lex-rabbin Drach, auteur de De lharmonie entre lÉglise et la Synagogue, bien connu de Frank-Duquesne, à quoi sajoute sans doute la marque de lexégèse figuriste janséniste du xviiie siècle dans sa dimension apocalyptique.

De ce jeu dinfluences se dégagent quatre grands axes, qui sont les mêmes que le « palimpseste » du Livre de Ruth : la dimension sacrificielle du sacerdoce ; limminence de la fin des Temps ; la nécessaire conversion des juifs qui en sera le signe ; le rôle de la Vierge (cest tout le sens de 203La Salette) dans ce « combat pour la conversion des juifs et leur foi en Marie, annonciatrice de lApocalypse, à lapproche du temps de lAntéchrist ». Cest bien là aussi le cœur de lœuvre de Bloy, et particulièrement de Symbolisme de lApparition qui retentira plus tard sur Le Salut par les juifs.

Dominique Millet-Gérard

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À contretemps. Le roman catholique français du second xixe siècle. Histoire et poétique, thèse de doctorat soutenue par Alexandra Delattre le 3 juin 2016 à luniversité de Nice-Sophia Antipolis, préparée sous la direction de Jean-Marie Seillan.

Au xixe siècle, lÉglise a longtemps prévenu les fidèles contre le genre romanesque, accusé dimmoralité et de subversion sociale ; à la fin du siècle, elle se trouve dotée de trois grands romanciers se réclamant du catholicisme, Barbey dAurevilly, Huysmans et Bloy. Lobjet de la thèse dAlexandra Delattre est détudier la parturition lente et contrariée de cette littérature par une Église qui se découvre grosse denfants quelle na pas désirés.

Létude souvre par une patiente contextualisation historique qui, en sattachant à des auteurs, des œuvres ou des revues oubliés, défriche un terrain ingrat, riche en résultats inédits et éclairants. Elle montre comment lÉglise balance, en politique, entre la raideur dogmatique du Syllabus et ladaptation aux réalités socio-politiques nouvelles et, en littérature, entre la résistance à lindividualisme démocratique et au réalisme, censé être son cheval de Troie, et le besoin doffrir une alternative morale à la mimèsis réaliste en favorisant la diffusion de romans édifiants à lusage des jeunes filles. Alexandra Delattre dégage avec finesse les caractères idéologiques, narratologiques et stylistiques de ce sous-genre 204en relisant lœuvre romanesque oubliée du grand détracteur du roman que fut Louis Veuillot, les prolifiques écrivaines que furent Céline Fallet et Zénaïde Fleuriot ou encore lHistoire de Sibylle dOctave Feuillet. Dans le domaine de la critique littéraire, elle relit les auteurs catholiques alors influents (Alfred Nettement, Léon Gautier, Elme Caro) et examine les enjeux de la polémique engagée par labbé Gaume en 1851 : dans Le Ver rongeur des sociétés modernes, celui-ci propose de remplacer dans les études littéraires la culture gréco-latine païenne et sa reviviscence dans lart de la Renaissance par la seule étude des saintes Écritures et des orateurs sacrés – débat qui aura des incidences sur les apologistes fin de siècle du Moyen Âge et la question du style des écrivains convertis. Dans le même esprit, Alexandra Delattre examine les tentatives de réforme de lart catholique et les plaidoyers en faveur dune « dévotion virile » : en réponse au procès en impuissance ouvert par Flaubert et Zola contre lart catholique, Bloy et Huysmans dénoncent la féminisation de lÉglise et la mièvrerie sulpicienne pour promouvoir à la place un christianisme viril.

Bâtie sur ces assises historiques, la thèse en vient ensuite aux auteurs reconnus du roman catholique de lépoque. Elle souligne les contraintes éditoriales imposées à Barbey, Bloy et Huysmans, également forcés de trouver un espace entre lidéalisme jugé invertébré des romanciers idéalistes et le matérialisme déclaré trivial et aveugle des naturalistes. Position inconfortable qui les pousse à donner à leur isolement lallure dun choix aristocratique ou élitiste et à défendre leur statut avec une pugnacité de pamphlétaires qui les grandit à leurs yeux à proportion de leur échec commercial. Mais posture spécifique à chacun aussi : par la génération à laquelle il appartient, par ses racines normandes et par ses liens avec lAncien Régime, Barbey adopte une posture décrivain traditionnaliste quil jette à la face dune modernité illégitime et indigne ; recherchant dans le statut doblat une voie médiane entre le siècle et la clôture monastique, Huysmans loue lautorité de la règle bénédictine mais lamende à son gré pour poursuivre son œuvre dans le monde profane ; quant à Bloy, absolutiste et intraitable, il exhibe son insuccès littéraire pour justifier sa mission décrivain-prophète prêchant dans le désert religieux de son temps, comme le prouve la sacralisation de la Parole divine quil oppose à la foi frigide de ses contemporains.

Pour finir, la thèse étudie la façon dont le roman catholique construit sa singularité contre le modèle réaliste-naturaliste. Il rend au personnage 205de roman sa grandeur aristocratique sacrifiée par la médiocrité naturaliste, invente un héroïsme de léchec et de limpuissance, inscrit son parcours sur un axe vertical qui commande la pensée de Marchenoir comme le projet esthétique du Durtal de Là-bas. Linventaire descriptif, pivot de la mimèsis réaliste récusée par Barbey, laisse place chez le Huysmans dEn route à une reconstruction signifiante nommée « vision » et à lekphrasis qui supplante la perception directe, tandis que La Femme pauvre de Bloy voit dans lart de lenluminure une voie daccès à lau-delà de la réalité. Enfin, Alexandra Delattre se demande si lart peut figurer linvisible et labsolu avec les moyens humains : à la condition de suivre le modèle des Primitifs et de réinventer une langue, répond Huysmans ; en sachant percevoir sous le chaos des apparences les figures bibliques et le sens symbolique de lhistoire humaine, propose Bloy. Les solutions résidant dans un passé occulté ou défiguré, écrire est une entreprise solitaire qui voue le roman catholique au sort du martyr envié par ses héros – voire par ses auteurs.

On mesure par ce bref aperçu la richesse de cette thèse qui, en menant une enquête méthodique dans les archives du xixe siècle et une analyse novatrice de ces trois romanciers, fait faire un pas considérable à la connaissance dun champ littéraire jusquici négligé de la littérature française.

Jean-Marie Seillan

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Maud Schmitt, Le Récit apologétique laïc : Barbey dAurevilly, Bloy, Bernanos, thèse de doctorat, soutenue en Sorbonne le 26 novembre 2016, préparée sous la direction de Pierre Glaudes.

La thèse de Maud Schmitt sur le récit apologétique laïc dans lœuvre narrative et fictionnelle de Barbey dAurevilly, Bernanos et Bloy est un 206travail ambitieux, conduit avec une grande rigueur théorique. Lauteur entend montrer, à partir dun corpus de romanciers catholiques, quà une période, située entre la deuxième moitié du xixe siècle et la première du xxe, où les historiens de la littérature voient saffirmer lautonomie de la littérature et son intransitivité, le roman et la nouvelle continuent dentretenir des liens étroits et féconds avec des formes rhétoriques fort anciennes – la fable, le mythe au sens platonicien du terme, la parabole, lexemplum médiéval – qui associent la narrativité à des visées thétiques ou persuasives.

Sans doute cette rencontre du récit et de lidée, qui soulève la question générale de lallégorisme plus ou moins latent des productions narratives, nest-elle pas lapanage des trois romanciers étudiés. Maud Schmitt le sait bien, elle qui connaît, par exemple, la dette de Barbey dAurevilly à légard de Balzac et ladmiration de lauteur des Diaboliques pour celui des Romans et contes philosophiques, où se manifeste, avec quelle puissance, cette vocation du récit à la pensée et au sens. Mais son propos a ceci doriginal quil concerne un aspect particulier de lexemplarité narrative. Sa thèse sintéresse dune part aux conditions de persistance du récit apologétique, dont le but est dagir sur les consciences ad majorem gloriam dei, en un siècle en voie de sécularisation, où lincroyance se propage, – ce qui pose aux écrivains concernés la question des meilleurs moyens de toucher le public en lui parlant de Dieu, de lintéresser à un tel sujet dans une société où les idéaux communément partagés séloignent de plus en plus de la foi et des valeurs chrétiennes.

Au cœur de cette thèse se trouvent en effet trois romanciers catholiques antimodernes, ce qui signifie, dautre part, dans la perspective adoptée par Maud Schmitt, quils ont la particularité dentretenir un rapport paradoxal à la modernité : tout en vomissant leur siècle, dont il dénoncent pêle-mêle le matérialisme, la libre pensée, la religion de la science et du progrès ou encore le nivellement démocratique, ils ont de lécrivain et de la création esthétique, dans la postérité de Chateaubriand, une idée moderne, qui conduit ces laïcs à sapproprier, dans et par la littérature, certaines prérogatives – théologiques, exégétiques, pastorales – traditionnellement dévolues aux clercs, sans avoir reçu de mandat de lÉglise, – ce qui ne va pas sans présenter quelques difficultés à une époque où les autorités ecclésiastiques sont particulièrement méfiantes 207à légard de la littérature et, au nom du dogme et de la morale, assujettissent celle qui se veut catholique à de très nombreuses restrictions (cf. la thèse dAlexandra Delattre dont on trouve le compte rendu dans ce volume, p. 203-205).

Se développant dans ce cadre bien défini, la thèse de Maud Schmitt porte sur un corpus dune incontestable cohérence, les liens de filiation intellectuelle entre Barbey dAurevilly et Bloy étant bien connus, comme linfluence quils ont exercée, au dire même de Bernanos, sur lesthétique et la poétique romanesques de ce dernier. Les conditions actuelles de réalisation de la thèse de doctorat ont conduit par ailleurs à circonscrire ce corpus aux récits de Barbey dAurevilly postérieurs à sa conversion (1846), aux deux romans et aux deux recueils de nouvelles de Bloy, ainsi quaux quatre grands romans de Bernanos. Léchantillon constitué de la sorte a paru assez vaste (plus dune dizaine dœuvres au total) et assez représentatif pour permettre à lenquête conduite par Maud Schmitt de se dérouler dans dexcellentes conditions.

La thèse réalisée à partir de ce choix méthodologique frappe par son ampleur. Composé en quatre parties, ce travail, avant den venir aux œuvres proprement dites, commence, en guise de préliminaire, par une précieuse généalogie du récit exemplaire (du paradeigma aristotélicien à lhistoire tragique des xvie et xviie siècles), fondée sur une connaissance très sûre de la tradition rhétorique dans laquelle senracine cette forme narrative. Cette mise en perspective diachronique, où la maturité intellectuelle et la capacité de Maud Schmitt à synthétiser avec aisance des questions complexes font merveille, lui permet de dégager vigoureusement les fondements théoriques de son étude.

Sappuyant en particulier sur les travaux de Susan Suleiman, elle propose daborder le récit exemplaire à partir des trois éléments qui, en se combinant de façon plus ou moins explicite, déterminent la constitution de cette forme : (1) un usage thétique de la fiction narrative dont le but est dutiliser ses ressources comme lillustration dune règle générale ; (2) une dimension herméneutique, qui confère au récit fictif son pouvoir heuristique de révélation, en donnant au sens quil construit la valeur dune figure au sein dun processus dallégorisation ; (3) une visée pragmatique enfin, qui attribue un pouvoir éthique à la forme narrative exemplaire et postule sa capacité dinduire des convictions et de 208modifier des pratiques, – une partie de la thèse étant ensuite consacrée à chacun de ces éléments de définition.

Avant dexaminer plus en détail chacune de ces parties, il faut encore souligner une autre réussite de cette thèse, qui tient à son mode dexposition et à la conception de son plan, où intervient nécessairement une dimension comparative : Maud Schmitt est parfaitement parvenue à résoudre la difficulté inhérente à son sujet ; elle a su conduire, avec un sens aigu des articulations logiques et conceptuelles, une étude bien organisée, qui considère dans une étroite solidarité les trois auteurs du corpus, tout en ayant soin de trouver, dans le détail des analyses, un équilibre faisant ressortir aussi bien leurs traits communs, qui permettent de les regrouper dans une « famille desprits », que leurs particularités spirituelles, esthétiques ou poétiques.

Venons-en à la partie qui examine les mécanismes thétiques par lesquels les récits apologétiques du corpus font dune histoire particulière un cas despèce, représentatif dune vérité générale, quil appartient au lecteur dinférer. Maud Schmitt dégage avec finesse le paradoxe de ces récits, qui traitent linvention fictionnelle, non pas comme un pur jeu de lesprit, mais comme un échantillon du réel et, ce faisant, en dénient ou en estompent la part dartifice, de mensonge, dillusion, pour lui conférer la dignité dinstrument au service de la vérité. Cette redéfinition du statut de la fiction a pour effet, comme le montrent fort bien les analyses proposées dans cette partie, déloigner les récits apologétiques des conventions de la vraisemblance réaliste, pour privilégier dautres modes daccréditation, quils relèvent du témoignage historique ou quils tirent parti de la mimésis formelle, en prenant pour modèles des genres factuels : biographie, vie de saint, autobiographie, journal intime, anecdotes écrites en marge de la grande Histoire, genre épistolaire, etc.

Souvent hybrides, les récits apologétiques questionnent en permanence leur propre statut, en rompant létanchéité de la fiction au réel. Ainsi, donnent-ils forme à un « réalisme chrétien », en rupture avec les présupposés scientistes du réalisme moderne, qui cherche dans la physiologie, la psychologie ou la sociologie naissante lorigine des déterminations qui régissent et motivent la causalité narrative. À cet égard, ce réalisme chrétien renoue avec des formes anciennes de représentation de la réalité, bien indexées par Erich Auerbach dans Mimésis, lorsquil 209sintéresse aux récits évangéliques ou aux romans médiévaux : à rebours de la rationalité moderne, ce réalisme-là sappuie sur une métaphysique de lincarnation pour élargir la définition ontologique du réel au-delà de ce qui tombe sous le sens ou relève du sens commun.

Refusant que lensemble des phénomènes ressortissant au surnaturel soient rejetés dans le néant, il fait la part belle au légendaire, au merveilleux, au mystérieux, à lincompréhensible, où il voit des formes confuses daperception de lÊtre. Polémique, le réalisme chrétien est à lévidence un antiréalisme au sens moderne du terme : il fait la part belle à lexagération, à lagrandissement des situations, à lhéroïsation des personnages, à la stylisation qui résulte du recours à des registres en tension (sublime/grotesque, par exemple), toutes choses facilitant la mise en œuvre de la dialectique du singulier et de luniversel, du relatif et de labsolu qui lui est nécessaire.

Informées et suggestives, les analyses de Maud Schmitt sont convaincantes, notamment lorsquelle aborde la question du temps, dont elle montre bien le caractère bidimensionnel dans les récits apologétiques de son corpus. Il lui faut en effet tirer toutes les conséquences de ce que le christianisme apporte à lexpérience humaine de la temporalité, cest-à-dire la brisure produite par lévénement décisif de lIncarnation (comme la bien montré François Hartog, dans Régimes dhistoricité) : la mort, puis la résurrection du Dieu fait homme, qui rédime lhumanité de son péché, ouvre un temps nouveau, que doit clore lultime événement de la Parousie, retour glorieux du Christ appelé à régner sur le monde au Jugement dernier. Prise entre la réalisation dune promesse et une attente, lHistoire humaine après lIncarnation est cet entre-deux temporel, ce présent quhabite lespérance eschatologique de la fin, un présent distendu entre le « déjà » de lIncarnation et le « pas encore » des Derniers Temps.

De ce fait, Barbey dAurevilly, Bloy et Bernanos figurent le temps en établissant deux plans de temporalité, distincts dun point de vue ontologique et axiologique : la durée humaine et la temporalité providentielle. Tout ce qui arrive dans ce monde est pris dans cette tension entre le plan humain et le plan divin, que les récits apologétiques du corpus dramatisent. Maud Schmitt montre fort opportunément quils opposent, dune part, lexpérience humaine du temps, caractérisée par la répétition du même, lennui, lexposition au mal et, dautre part, le 210surgissement de linconnu, pur commencement qui embranche le temps humain sur la temporalité surnaturelle.

Cette conception du temps éloigne du déterminisme causal qui régit le réalisme moderne, pour lui préférer le dynamisme dun finalisme indéterminé, souvent illisible. Dans ces récits apologétiques, la lutte de Dieu et de Satan, qui se révèle dans la manifestation du surnaturel sous les formes antagonistes de la tentation ou de la grâce, renvoie lhomme à labîme de sa liberté, ce qui a souvent pour effet de ramener le temps à une énigme, voire à une aporie. Car lexercice de cette liberté est toujours une mise à lépreuve dans laquelle les personnages de Barbey dAurevilly, Bloy et Bernanos sont plongés, face au temps, dans linquiétude spirituelle, entre désespoir et espérance, risque denfermement dans le mal et ouverture de tous les possibles.

Passionnante, la partie suivante est consacrée à la nécessaire conjonction, dans les récits exemplaires, de la compréhension de leur sens littéral et de linterprétation du sens second auxquels ils renvoient sur un plan transcendant. Maud Schmitt est dabord conduite à mettre en évidence les compétences herméneutiques que ces textes requièrent de leur lecteur idéal, lequel doit être capable dappréhender la dimension allégorique de la fiction. Cela lamène à souligner le rôle capital des indices dont les narrateurs parsèment leur récit et qui sont autant de dispositifs de guidage permettant déviter que le lecteur se fourvoie. Les pages consacrées au traitement du corps des personnages dans un tel contexte, qui montre la subversion du paradigme indiciaire opérée par les œuvres du corpus, comme les considérations sur le passage dune logique causaliste à un principe analogique permettant de glisser insensiblement de lindice à la figure, sont remarquables. Dune manière générale, tout le développement sur la poétique de la figure, qui aborde le mécanisme central de ces récits apologétiques, y compris dans lextension maximale que connaît cette poétique chez Bloy, où elle sagrandit aux dimensions de lhistoire universelle, témoignent dune compréhension extrêmement aiguë des enjeux du sujet. Sans doute ces questions ne sont-elles pas entièrement neuves, mais Maud Schmitt, sappuyant notamment sur le Figura dAuerbach et sur la théorie augustinienne du signe telle que lexpose le bel ouvrage de Vincent Giraud1, met à profit ses habituelles qualités pour éclairer 211dun jour nouveau lanalyse serrée de ces questions dune redoutable complexité.

Cela lui permet en particulier de montrer de manière très convaincante comment les récits apologétiques de son corpus sont pris dans une dialectique de la figure et de la défiguration qui caractérise le monde moderne. Pour Barbey, comme pour Bloy et Bernanos, la modernité, parce quelle voit, contre toute attente eschatologique, à la fois sapprofondir et sétendre la dégradation dans laquelle lhomme a été plongé par le péché originel, est en effet caractérisée par une crise du signe, qui affecte la syntaxe figurale grâce à laquelle tout événement, quil engage le destin dun homme ou celui de lhumanité, peut être référé à une logique providentielle. Ce dysfonctionnement de léconomie figurale, où se perçoit lintervention maligne de Satan, se traduit par une perversion des figures. Celles-ci sont soudain frappées dillisibilité ou deviennent ambivalentes, dans une forme de neutralisation sémantique qui confronte lexégète à lindécidable, ou elles évoluent encore vers une étrangeté monstrueuse, qui nest jamais quun des symptômes de la perte du sens transcendant.

Cette dialectique de la figuration et de la défiguration, à travers laquelle sexprime toute lénigme du mal moderne, trouve cependant une issue dans les récits exemplaires du corpus, ce quentreprend de montrer le chapitre très abouti que Maud Schmitt consacre à la voie négative. En sappuyant sur de lumineuses microanalyses, elle y montre comment Barbey dAurevilly, Bloy et Bernanos ont en commun, dans leur entreprise apologétique, de prouver Dieu par son contraire, selon la logique du miroir inversé qui, chez saint Paul comme dans la théologie apophatique, établit lêtre par la négative, dans lépreuve même du néant.

La dernière partie de la thèse aborde la question de leffet pragmatique visé par de tels récits. Maud Schmitt y montre comment Barbey dAurevilly, Bloy et Bernanos, en exploitant les ressources de la mise en abyme, modélisent, au sein même de la fiction exemplaire, le processus de conversion quils tentent denclencher. Surtout, elle met au jour, avec une grande force de conviction, le nouveau paradoxe des conversions représentées dans les œuvres mêmes du corpus : lapologétique figurée en abyme dans ces récits, du fait de la soudaineté, de la fulgurance des conversions qui sy produisent, disqualifie les longs discours de persuasion et leur formalisation rhétorique dun argumentaire. Invalidant le modèle sermonnaire, les récits apologétiques des trois romanciers lui 212préfèrent leffet de présence produit par un personnage exemplaire qui, dans sa fonction sacrée – celle dun être que Dieu a mis en réserve, quil ait été frappé du signe de Caïn ou quil soit engagé sur la voie de la sainteté – joue le rôle dintercesseur du surnaturel.

Pour mettre en scène de tels personnages, il faut des narrateurs qui croient aux scandales nécessaires dont parle lÉvangile et qui adoptent un éthos de convertisseur fondé sur lénergie, qui voudrait avoir la puissance dun rapt. Doù la conclusion à laquelle en arrive Maud Schmitt : lefficacité pragmatique des récits exemplaires quelle étudie repose moins sur les pouvoirs du logos, dont lappareil rhétorique tend à être court-circuité, que sur ceux du pathos, cest-à-dire sur la charge émotionnelle des images. Toutes les œuvres du corpus misent en effet sur des images dun sublime terrible, indissociables dune mystérieuse expérience épiphanique, où le surnaturel se donne enfin à voir, fût-ce le plus souvent dans le registre déceptif de lincompréhensible.

Par sa hauteur de vue, la thèse de Maud Schmitt apporte incontestablement une contribution de premier plan à la théorisation du récit exemplaire, forme qui, depuis quelques années, a retenu lattention des théoriciens de la littérature. Elle a surtout lintérêt de circonscrire parfaitement la forme particulière du récit apologétique laïc et de préciser ainsi un aspect non négligeable de lhistoire de notre littérature narrative aux xixe et xxe siècles. Ce faisant, elle contribue enfin, par sa pertinence et son efficacité critiques, à approfondir notablement notre connaissance de la filiation spirituelle, esthétique et poétique qui lie étroitement Barbey dAurevilly, Bloy et Bernanos.

Pierre Glaudes

1 Augustin, les signes et la manifestation, Paris, PUF, 2013.