Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Bibliotheca Desaniana. Catalogue Montaigne
- Pages: 7 to 8
- Collection: Studies on Montaigne, n° 69
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN: 9782406105855
- ISBN: 978-2-406-10585-5
- ISSN: 1775-349X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10585-5.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-29-2021
- Language: French
PRÉFACE
Les livres anciens – ou livres « rares » en anglais – procurent un plaisir que les livres modernes ne possèdent pas. Ils nous transportent dans leur siècle et leur histoire. Un vélin ouvert devant nous, quelques annotations dans une main du xvie siècle, un ex-libris armorié sur une page de garde, ou encore la signature d’un lointain possesseur sur la page de titre, et nous voilà introduits dans le cercle restreint de ceux qui lurent Montaigne dans cet exemplaire à travers les siècles. On développe alors un rapport différent vis-à-vis de cet objet sorti d’une presse parisienne, bordelaise, voire étrangère. Notre mode de lecture des Essais est influencé par la matérialité d’un objet-livre conçu sur vingt ans et qui connut forcément des considérations éditoriales différentes dans le temps.
Mon fils me faisait un jour la remarque suivante : « En fait, cette bibliothèque de plus de mille volumes, ce n’est jamais que la bibliothèque d’un seul auteur et d’un seul livre ». Il n’avait pas tout à fait tort. Certes, le contenu des Essais n’est pas si différent d’un siècle à l’autre – bien que l’appareil paratextuel puisse varier considérablement d’une édition à l’autre –, mais la forme (format, reliure, mise en page, segmentation du texte en paragraphes, manchettes, titres courants, annotations, etc.) valorise différemment le texte et reflète des préoccupations et des intérêts stylistiques et idéologiques ponctuels associés à la réception du livre depuis sa parution.
Il faut aussi rappeler que, contrairement au mythe qui perdure, Montaigne ne fut pas l’homme d’un seul livre. Il commença sa carrière littéraire comme traducteur de Raymond Sebond et éditeur des œuvres d’Étienne de La Boétie avant de devenir, ensuite, auteur à part entière avec la publication de ses Essais en 1580. Il nous a également laissé un journal de son voyage en Italie, en Suisse et en Allemagne, bien qu’il n’envisageât jamais de publier les descriptions et commentaires de son périple européen d’ailleurs rédigé – pour la majorité du texte – par un secrétaire dont nous ne connaissons pas le nom. Il annota aussi copieusement quelques auteurs (livres) qui influencèrent sa pensée, tels Lucrèce et César, par exemple. Bref, Montaigne représente plus que les Essais.
8Malgré ce rappel, il faut pourtant avouer que sa réputation – et canonisation parmi les grands auteurs de la littérature française, voire mondiale – est presque exclusivement due à ce livre si différent des autres et qu’il considérait comme des essais, c’est-à-dire un livre toujours en chantier et jamais achevé. Malgré l’incomplétude implicite au genre des Essais, il faut reconnaître que ce livre bien particulier, et qui ne prétend jamais être didactique, fut de tout temps recherché. Chaque édition – et pas seulement du vivant de Montaigne – apporte « du nouveau », précisément parce que sa forme défie son contenu. Sur ce point, l’auteur était lui-même conscient de l’importance et de la « nouvelletez » de son entreprise littéraire. Comme il le dit : « Par long usage cette forme m’est passée en substance » (III, 10, p. 1011, édition Villey-Saulnier). Ce catalogue témoigne de cette particularité éditoriale qui, dans un effet de « consubstantialité » propre à Montaigne, unifie la forme et le contenu du livre. Jamais peut-être un ouvrage n’a connu un rapport si fondamental entre la matérialité du livre et l’esprit de son texte.
Très tôt, je me suis intéressé aux formes si variées que pouvaient prendre les Essais dans le temps. Encore aujourd’hui, je suis étonné par ce livre caméléon qui adapte sa forme au goût du jour et se transforme littéralement en fonction des attentes de ses lecteurs. Un même texte peut en effet présenter différents visages, et donc produire des lectures contrastées, voire contradictoires. Il me fallait collectionner ces « Montaignes » pour mieux comprendre la réception souvent tumultueuse et controversée d’un texte redéfini par sa forme physique et son façonnage éditorial.
Étrange entreprise que de rassembler l’ensemble des éditions des Essais (pas seulement les Essais), toutes langues confondues, depuis le xvie siècle jusqu’à nos jours. C’est effectivement le même texte (ou à peu près), mais ces objets-livres apparaissent à chaque fois comme transformés par le travail qu’ils subissent dans l’atelier de l’imprimeur et l’échoppe du relieur, sans parler de l’histoire individuelle des exemplaires et de leurs provenances. Toutes ces transformations dans le temps et dans l’espace – je pense notamment aux nombreuses traductions – en disent long sur le statut de l’auteur à travers les siècles, mais aussi sur les pratiques de lecture et la réception de ce texte à la fois paradoxal et indémodable.
Paris & Chicago, décembre 2020