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Classiques Garnier

Présentation des œuvres

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Œuvres complètes
  • Pages : 41 à 53
  • Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 31
  • Série : Poetica, n° 1
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782406059424
  • ISBN : 978-2-406-05942-4
  • ISSN : 2258-3556
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05942-4.p.0041
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/10/2016
  • Langue : Français
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Présentation des œuvres

Nous avons choisi ci-après de présenter les œuvres de Bertin en suivant, autant que possible, un ordre chronologique qui nest pas celui de cette édition1. Manque à ces Œuvres complètes un texte – pour linstant introuvable – mentionné dans Le Dictionnaire des Lettres françaises, le xviiie siècle de Monseigneur Grente2 : une certaine Épître sur les productions de lAmérique datée de 1778.

Mes Rêveries, contenant Érato et lAmour,
Poème ; suivi des Riens (1771)

Dans le reste de son œuvre, Bertin ne fait quune rapide allusion à son précédent ouvrage à la fin de lépître « À Madame *** » à qui il semble enjoindre doublier ce texte3 :

Louez un peu moins louvrage ;

Aimez un peu plus lauteur.

Douce ironie de lhistoire, cette épître parue dabord dans lAlmanach des Muses en 1774, sous le titre « À Rosine » fut la première à recevoir les compliments de La Harpe : « Ces vers sont rapides et très bien tournés.

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Ils sont dun jeune homme, et cest pour cela que nous les avons cités. Ils donnent lespérance dun talent très agréable4. » Cest une réception bien contraire qui accueillit la parution du premier recueil du jeune Bertin : Mes Rêveries, contenant Érato et lAmour, Poème ; suivi des Riens parut fin janvier 1771. La critique est sévère ; le 15 mai, Grimm traite Bertin de « Dorat mineur5 » ; le Mercure nen parle même pas, mais lAlmanach des Muses de 1772 en signale la parution avec un commentaire lapidaire :

Le jargon des Précieuses ridicules nest rien auprès du style de ces poésies. On doit au public de lui en citer quelques exemples, pour montrer jusquoù lon a poussé dans ce siècle lart du galimatias : « LAmour ne mord jamais la main qui le caresse6. »

Fréron semble du même avis :

Le poème dÉrato ne renferme autre chose que les amours de cette Muse avec le Dieu de la tendresse. Quant aux Riens, ce sont des poésies fugitives où vous trouverez de temps en temps des traits desprit et dassez jolis vers, mais plus souvent encore un style recherché, des idées précieuses et presque inintelligibles7.

De Grimm à Fréron, il semble que la déception soit unanime. Mais derrière la dénonciation cette écriture typique des jeunes beaux esprits qui se targuent décrire et dont le style est souvent jugé ampoulé, ce dernier pressent toutefois un talent à naître :

Lauteur de ces poésies me paraît jeune : on ne saurait assez lui conseiller de lire les bons auteurs du siècle de Louis XIV. Il y apprendra à écrire sainement, naturellement, et à mépriser ces faux brillants et ces méprisables abus de lesprit quon peut regarder comme les plus déplorables effets du mauvais goût. Sil navait aucune espèce de talent, ces conseils seraient superflus ; mais il y a dans cette Brochure quelques pièces qui prouvent quen se formant sur les bons modèles il peut réussir dans le genre anacréontique8.

Il semble bien que Bertin a suivi ses conseils dans les Amours. Il sagissait alors de faire oublier cette œuvre de jeunesse. Et lon peut dire

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que le poète y est parvenu. Ses exégètes, de Boissonade à Eugène Asse, ont suivi sans succès la piste que leur indiquait Ginguené qui attestait la parution de Mes Rêveries en 1773. Cest Barquissau qui, le premier, a retrouvé la trace du texte, suivi par Édouard Guitton, Georges Buisson et Catriona Seth9 qui nous a permis de copier son exemplaire afin de le publier ici, et que nous remercions10. Néanmoins, si cet ouvrage est paru de façon anonyme, la préface laisse penser que cet anonymat nétait que de convention et que lon pouvait alors en reconnaître lauteur aisément : « [] mais je prie le public de ne pas le prendre en mauvaise part. Il sait que jai la ressource accoutumée et que je puis tous les jours le retoucher sans scrupule jusquà ce que jatteigne enfin une médiocre perfection. »

Par « rêveries », il faut entendre des « fantaisies sans prétention ». Louvrage relève bien de la poésie anacréontique à laquelle Bertin consacrera le reste de son œuvre et présente deux ensembles de pièces légères. Érato et lAmour, dédié à une certaine Cloé, est un long poème de trois cent quarante-huit alexandrins en rimes suivies, qui fait alterner rimes masculines et féminines. Peut-être est-ce à labandon de ce formalisme un peu trop rigoureux que le poète des Amours fait allusion dans sa première élégie.

Le poème narre comment Amour se lança un nouveau défi : entrer au Parnasse où il est interdit. Là, il tombe sur Érato, la muse de la poésie lyrique, qui dort, telle une bergère, à lombre de son arbre préféré. Bien sûr, Amour sen éprend sur-le-champ et lembrasse. Elle se réveille, se débat et de jeux de feintes et de fuites, tout cela se transforme en ébats :

De plaisir, Érato pleure, rit et soupire ;

Vingt fois, sur son beau sein, le Dieu renaît, expire.

Enfin la volupté, qui sourit à leurs jeux,

De roses et de myrte, a couronné leurs feux.

Mais les Muses arrivent pour surprendre celui qui viola lentrée du Pinde. Érato le protège mais il est capturé. Il préfère cependant être son éternel prisonnier. Vénus accourt, prévenue par Zéphyr ; elle achète à prix dor la liberté de son fils qui décide de rester auprès dÉrato. Si cet érotisme pastoral était fréquent à lépoque, Bertin aborde déjà ici

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certains de ses thèmes de prédilection comme lopposition entre lavidité et lamour sincère, le nécessaire refus de la femme pour relancer le désir de lhomme, et la sensualité (même sil va bien plus loin dans la description sensuelle des corps qui senlacent quil ne le fera plus tard).

Les Riens sont un recueil de dix-neuf poèmes assez divers : de lélégie plaintive à lépître sarcastique. Les dédicataires sont nombreuses : Cloé, Glycère, Églé, Doris. Mais le jeune Bertin écrit aussi à son père pour la Saint-François et à certains amis anonymes. Les poèmes sont parsemés dallusions qui permettent didentifier ses inspirations contemporaines : Dorat, Gentil-Bernard, Gresset, autant de poètes légers encore en vogue en ce milieu du xviiie siècle ; ou leurs prédécesseurs tels Chapelle, La Fare et Chaulieu. Le poème « À Monsieur D**, partant pour sa terre de St. J. » semble préfigurer la Caserne, comme la déjà noté Catriona Seth11.

La courte préface oscille entre esprit frondeur et pusillanimité. Le ton se veut dabord provocateur :

Javais résolu de faire une longue préface. Pour cela mon dessein était de ranger ici par ordre alphabétique tous les lieux communs possibles, et dy semer surtout cet air de philosophie, lornement le plus à la mode. Je croyais pouvoir faire ce quont fait tant dautres : je me trompais, et je suis forcé davouer que je nai pas toujours le talent dennuyer.

Mais, on le voit, il sagit déjà dun lieu commun – la préface qui critique les préfaces – et en fait, le texte reflète bien laspiration et langoisse de Bertin face au public : « Je vais paraître dans le centre des Arts ; et quel sera mon accueil ? » Après un compliment à Dorat, il explique quÉrato et lAmour serait fondé sur une traduction italienne du xiie siècle – en latin – dun texte grec et il se recommande alors de Malfilâtre qui lui aurait fourni des conseils. Celui-ci étant mort en 1767, dans une sombre retraite, la chose est hautement improbable tout comme lorigine obscure du manuscrit italien. Il sagit certainement là dune feinte de Bertin pour « donner à son poème des lettres de noblesse et entretenir le mystère de son origine12 ». Néanmoins, malgré cette forfanterie vraisemblable, toute la préface peut être lue comme une longue captatio benevolentiae qui témoigne principalement du désir du poète de « charmer loisiveté » : la sienne et celle de ses lecteurs – ou, surtout, de ses lectrices.

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Le Voyage de Bourgogne
et les Œuvres diverses (1772-1777)

Dans lédition de 1785 établie par Flins des Oliviers, les Œuvres diverses regroupent Le Voyage de Bourgogne et la plupart des poèmes publiés par Bertin soit dans lAlmanach des Muses, de 1772 à 1785, soit dans sa correspondance privée, avec les frères Parny notamment. 1775 est lannée qui a vu le plus grand nombre de poèmes de Bertin publiés dans lAlmanach : il est alors un poète reconnu, avant même la publication des Amours. Il continue dy publier jusquen 1785. Et, cette année, les trois pièces qui paraissent annoncent la nouvelle édition de ses œuvres.

Il sagit donc dun ensemble relativement disparate. Certaines pièces sont assez longues, comme l« Épître à M. Des Forges-Boucher », qui avait dabord été publiée séparément en plaquette, tandis que dautres ne comptent que quelques vers. Les tonalités varient dun poème à lautre. Si nous avons respecté lordre établi par Flins des Oliviers, très certainement avec laccord de lauteur, on se rend compte toutefois que lordre chronologique des pièces ne marque pas de nette progression vers tel sentiment ou telle inflexion poétique, à lexception de la « Lettre écrite des Pyrénées » qui pourrait par endroits passer « à laveugle » pour un texte des débuts du Romantisme. Il est vrai que Bertin y maîtrise véritablement son art du prosimètre et, écrivant à son ami, se laisse aller à une sincérité des plus touchantes.

Ces pièces diverses comptent bien quelques élégies amoureuses et des poèmes dinspiration exotique, mais elles font aussi une large place à lamitié notamment avec les frères Parny (tantôt Jean-Baptiste, tantôt Évariste, tantôt les deux). Certains célèbrent des poètes, tels que Dorat ou Bonnard, mais il sagit surtout dy chanter indirectement les plaisirs de la bonne chère. Dautres se donnent pour de purs écrits de circonstance comme lépître « À Monsieur *** » de Joigny, le 19 septembre 1780, qui narre plaisamment les activités des militaires en garnison dans cette ville.

Relevant nettement moins de la poésie imitative que les Amours, ces poèmes ont aussi la valeur dun témoignage sur le milieu de cette jeune aristocratie quelque peu libertine. Mais, au-delà de leur diversité, on y retrouve des similitudes avec les trois livres délégies. Les références

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à lAntiquité, dabord, y sont certes moins nombreuses, mais ce sont les mêmes : bien que Bacchus soit plus souvent cité que Cypris, il est toujours question du Pinde et du Parnasse. Lévocation de la nature et de lenfance bourbonnaises dans l« Épître à M. Des Forges-Boucher » fait écho à celle de lélégie « Adieux à une terre… ». Lhétérométrie (et parfois le prosimètre) est désormais la règle : rares sont les poèmes rédigés dans un seul mètre, aucun nest écrit totalement en alexandrins (comme Érato et lAmour). Peut-être même la disposition des poèmes répond-elle à une sorte dalternance de vers badins et de textes plus sérieux ou plus profonds – parfois en fonction du dédicataire.

Les variantes témoignent du soin que Bertin a pris pour cette édition de 1785 et donc aussi de lintérêt quil portait à ces pièces. Il en est de même pour le Voyage de Bourgogne, paru en 1777 qui a connu quelques ajouts dans lédition de 1785. Ce premier texte des Œuvres diverses est composé en prosimètre et il narre le petit périple français de Bertin, Jean-Baptiste Parny, dun ami non identifié13 et dun serviteur qui semble être un ancien esclave, « le nègre Lazare », suivant le cours de la Seine vers la Bourgogne. Écrit dans la veine du Voyage de Chapelle et Bachaumont, ce récit se fonde sur un déplacement réel commencé le 15 septembre 1774. Il convient de lire cette relation viatique, rédigée en réponse aux Lettres de Parny alors en voyage à Bourbon14, dans sa dimension sinon épistolaire, du moins dialogique, comme le souligne Jean-Michel Racault :

Les deux opuscules sont donc indissociables, et lintérêt de ce qui pourrait bien apparaître comme le type même de la littérature de linsignifiance – la relation dune fort banale excursion sur la Seine ponctuée dévocations de beuveries, damourettes et dassauts héroï-comiques à la conquête dun pâté en croute – réside peut-être dans la densité de léchange intertextuel quon peut observer dun récit à lautre. Le dialogue sétablit ainsi entre celui qui na en réalité rien à raconter, sinon les incidents minuscules dune dérisoire navigation en coche deau aux portes de la Bourgogne, et laventureux périple océanique qui conduit son double plus heureux vers leur commune terre natale, la lointaine île Bourbon, via Rio de Janeiro et le Cap, à travers lAtlantique puis locéan Indien15.

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Quand Parny revient à Bourbon, Bertin lui fait remarquer sa gloire : il est « le premier poète, depuis le Camoëns, qui ait doublé ce fameux cap des Tempêtes », tandis que lui double le « cap de Corbeil ». Et lauteur de jouer demblée sur la parodie, dès les premières lignes en prose, assimilant le petit bateau fluvial à un vaisseau de haute mer, usant dun jargon technique qui devient burlesque :

Lentrepont est occupé par des moines, des catins, des soldats, des nourrices et des paysans ; et je crois être à bord de ces navires destinés à peupler quelques terres nouvellement découvertes, et chargés danimaux de toute espèce.

Si le récit semble bien suivre les étapes du voyage réel – la navigation jusquà Montereau, le trajet en voiture jusquà Branay – lespiègle poète en agrémente en effet les étapes de diverses anecdotes poétiques ou comiques. Larrivée à Choisy est loccasion de renouer avec léglogue et de rendre hommage à un poète :

Sous ces ombrages solitaires,

Au fond de ces bosquets fleuris,

On voit encor quelques débris

Du temple, où lon sait dans Paris

Quautrefois la belle Cypris

Eut ses trépieds et ses mystères.

Cest là quentouré des Amours

Dont il fut lapôtre fidèle,

Le desservant de la chapelle,

Gentil Bernard16 dans ses beaux jours

Instruisait, dit-on, sa bergère ;

Mettait lart dOvide en chansons ;

Et le soir, couronné de lierre,

Était payé de ses leçons

Dans les bras de son écolière.

Les escales sont loccasion de ripailles parodiques, dorgies en lhonneur de la nymphe du fleuve, où le lecteur peut voir énumérés quelques-uns des crus les plus prestigieux de lépoque17. À Blaineux, la petite troupe rencontre un ermite aux facultés merveilleuses qui peut décrire aux voyageurs émus Parny à Bourbon, aux pieds de sa muse. Ce passage est

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certes loccasion dun hommage à lami, au poète et au compatriote, mais il relève aussi de la parodie de la pastorale18. En fait, tout le plaisir de ce texte relève sans doute de lambivalence fondamentale qui le caractérise, de son oscillation constante entre la parodie et le badinage dune part, et lémotion sincère de lautre. Car on y lit aussi ladmiration profonde de Bertin pour la France, qui – une fois sorti de Paris – nest pas seulement synonyme de frivolité ; elle est aussi un lieu chargé dhistoire, qui contraste avec la jeune colonie, inculte dans tous les sens du terme. Là, au fil des étapes, il évoque Montpensier, la Pompadour, La Fontaine, et croit entendre « lombre de Henri IV » qui chasse encore dans la forêt de Fontainebleau…

La fin du périple est marquée par le rite dinitiation dune nouvelle recrue de qualité. Il faut y voir un hommage à cette douce amitié qui unit les membres de la Caserne autour de tous ces plaisirs au milieu desquels le Voyage a entraîné le lecteur. Cest dailleurs tout ce qui demeure à la fin du voyage, ce sentiment tendre, plus important que les vers du poète que le vent peut emporter :

Le vent plus fier qui soulève les mers,

Si jabandonne un moment mon pupitre,

En tournoyant emporte mon épître,

Et mes couplets, et ma prose, et mes vers.

Tout cela mavertit de finir. Adieu, mon cher ami, reviens bien vite à la Caserne ; et puisses-tu, dégoûté des voyages, nen faire plus quun, mais éternel, de Paris à Feuillancour, et de Feuillancour à Paris !

Les Amours (1780-1785)

Cest ce recueil qui offre enfin à Bertin la consécration attendue, faisant du « chantre des Amours » le « Properce français » : on a déjà cité, au début de cette présentation, les articles élogieux de La Harpe en 1780 et de Garat en 1786, publiés dans le Mercure de France. Entre temps, le poète a réécrit certains de ses textes. Il prend en considération la critique de La Harpe qui lui reprochait « des expressions et des images un peu

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nues ». Il estompe alors certains passages un peu trop sensuels : ainsi Eucharis qui lui ouvrait la porte « en simple jupon court » se trouve en 1785 « en long habit de lin ». Lexpression est ennoblie, les glissements les plus anacréontiques sont édulcorés.

Bertin a aussi opéré des ajouts dans le livre III qui correspond à sa liaison avec Catilie : ce livre sen trouve largement augmenté et passe de quatorze à vingt-trois élégies, malgré la suppression du « Clair de Lune » (la douzième de lédition de 1780). Ces dix textes ont vraisemblablement été composés entre 1780 et 1784, témoin celui portant « Sur le Mariage de Catilie », si lon adhère à lhypothèse de G. Buisson lidentifiant à Élisabeth Lagourgue, mais témoin surtout « Aux Mânes dEucharis », contemporaine du « Tombeau dEucharis » de Parny, et « Adieux à une terre… ». Ces ajouts sont sans doute davantage marqués par une poésie de la nature et des sentiments quelle inspire. Leitmotiv de lœuvre, le goût pour la campagne, la nature sauvage – du moins en tant quelle soppose à la ville – peut tout aussi bien sexpliquer par les origines du poète, né sous les feux du Tropique, quà une vogue qui sexprime de plus en plus fortement en Europe et en France19.

On remarque aussi que les reprises directes ou indirectes des poètes latins ont une moins grande part dans cette poésie plus personnelle et inspirée. Bertin y suit moins les scenarii des élégiaques antiques et puise directement dans sa vie les éléments de ses vers : les lieux communs y sont certes toujours présents, mais ils acquièrent toute leur légitimité qui consiste à opérer le lien entre lindividuel et luniversel. Et les Amours sont bien, ici en tout cas, « lhistoire fidèle de [sa] vie » comme il la affirmé au comte de Bourbon-Busset.

La question de la forme et de limitation est dailleurs celle qui ouvre le recueil. Les quatre premiers vers de lélégie I signent labandon de cet alexandrin trop rigoureux et artificiel dÉrato et lAmour :

Je chantais les combats : étranger au Parnasse,

Peut-être ma jeunesse excusait mon audace.

Sur deux lignes rangés, mes vers présomptueux

Déployaient, en deux temps, six pieds majestueux.

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Et le poème sachève sur le désir décrire une poésie sincère, qui vienne du cœur :

« Tu peux chanter, dit-il ; louvrage est dans ton cœur. »

Je cède, enfant terrible, à votre ordre suprême.

Hélas ! dun feu brûlant je me sens consumer.

Mais de rigueurs nallez point vous armer.

Faites que dès ce soir on maime ;

Ou, si cest trop, du moins, que lon se laisse aimer.

Le poème liminaire pose ainsi les « règles » qui dirigent la forme et le fond des Amours. La pièce suivante réalise lenchantement de Cupidon et le poète rencontre Eucharis. Il convient, bien sûr, de nuancer cette revendication de sincérité et de spontanéité. Ce pastiche dart poétique est lui-même fortement imprégné – parfois traduit à la façon des « belles infidèles » – des Amours dOvide : le titre choisi par Bertin invitait dailleurs le lecteur à lintertextualité. Lui-même sest plu à se surnommer Ovide dans « Le Congé » en 1777, en sadressant « à une dame romaine ». Le poète et ses lecteurs goûtent la transposition antique : tantôt celle-ci a quelque aspect artificiel quand les carrosses deviennent des chars, tantôt lanalogie coule de source quand Spa se trouve assimilé à Baïes. Bertin puise aussi beaucoup chez Tibulle. Mais ce quil emprunte à ces deux Latins, au-delà de quelques vers conformément au principe de la poésie imitative, ce sont essentiellement les éléments dun scénario quil recompose pour quil exprime lhistoire de ses amours à lui. Les trois livres retracent en quelque sorte un roman qui peut évoquer les récits dinitiation en vogue au xviiie siècle et qui marqueront le siècle suivant20.

Les deux premiers livres sont consacrés à Eucharis, celle avec qui il découvrit lamour, si lon en croit les deux premières élégies21. La rencontre de lélégante parisienne dans un jardin public, les Tuileries certainement, est pittoresque et relève de la peinture de genre. Si la belle est déjà mariée, elle cède assez rapidement aux ardents baisers de leffronté. Les rendez-vous galants se multiplient, la ruse tibullienne déploie ses ressources et lérotisme ovidien saccroît dans des scènes dalcôve à la façon de Boucher. Mais, comme chez les élégiaques latins, comme chez

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Pétrarque aussi, léloignement et un rival apportent quelques ombres au tableau. Et là, cet étrange aveu, Eucharis se voit désigné comme : « Toi quun père autrefois me défendit daimer. » La Parisienne est créole. Les scénarii sentrecroisent, au mépris de la vérité, peu importe : cest tellement plus romanesque. Mais le caractère de la belle est assez nettement transposé, comme le signale Henri Potez :

Elle est hardie, délurée, elle a une singulière présence desprit. Dans une occasion mémorable, elle aide son compagnon à sévader, après lavoir gardé dans sa chambre contre toute prudence. Cela ne lempêche pas dêtre poltronne, de craindre lorage, le tonnerre, dy voir le signe de la colère des « dieux ». Elle redoute le châtiment de ses péchés. Ils sont nombreux. Elle trompe son époux pour le poète, le poète pour un financier qui paiera son luxe. Elle est dailleurs très frivole, veut être entourée, adulée, courtisée, traîner à sa suite « une foule idolâtre » []22.

Les seize élégies du premier livre sont celles du bonheur : « Eucharis me sourit, ma grâce est dans ses yeux » (I, XV). La dernière pièce chante le plaisir dêtre un poète léger heureux en amour. Mais le second livre est consacré à la rupture : dans la pure tradition de la plainte élégiaque, Bertin se plaint de lindifférence dEucharis, de linfidélité de ses serments, et chante alors son désespoir : « Je nai plus dEucharis ! Que mimporte la vie ? » (II, II). Mais le ton varie : prières, reproches, publication de sa honteuse infamie, amertume faussement cynique à légard de son rival… Les élégies VIII et IX rompent momentanément le dialogue avec lingrate et entament une discussion avec les frères Parny ; Évariste ayant écrit « À un ami trahi par sa maîtresse », Bertin lui répond ici. Mais les consolations de lamitié ne suffisent pas, du moins pas encore. Les quatre dernières élégies expriment sa triste et morbide résignation – mais une fragile résignation qui hésite entre le départ et le refuge à Feuillancour et qui sachève sur la fin de sa carrière. « Brisons cette lyre inutile » : la poésie na de sens que si elle chante lamour. Bertin a au moins cette constance qui lui permet de reprendre la plume en rencontrant Catilie, donnant à ce topos une certaine profondeur, un accent de sincérité. La légende de la gravure qui orne le frontispice de lédition de 1780, « Lune fut ma première amour, Et lautre sera ma dernière », prend alors tout son sens.

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Légérie du Livre III na que seize ans et cest le poète qui se charge alors de tout lui apprendre. On sent dans ses vers le plaisir quil éprouve à jouer ce rôle mais il se pose aussi, tel un nouvel Ovide, comme un guide en matière damour, pour le lecteur (ce qui fait écho au souhait émis à la fin du Livre I) :

Cest assez que lamant me lise à sa maîtresse,

Quils maccordent ensemble un sourire ou des pleurs.

Ah ! si dun tendre amour la fille un jour éprise

Me consulte en secret sur son trouble naissant,

Et, vingt fois en sursaut par sa mère surprise,

Dans son sein entrouvert me cache en rougissant,

Je ne veux point dautre gloire.

Lingénue Catilie découvre donc la sensualité et si elle conserve une certaine candeur, elle se montre néanmoins habile et gourmande dans les jeux érotiques. Cette candeur la distingue nettement de la décevante Eucharis, aussi la liaison est-elle moins tumultueuse et angoissante que la précédente. Les moments pénibles – léloignement ou le mariage – ne suscitent plus de colère de la part du poète, mais sa mélancolie. Les rencontres se déroulent le plus souvent à la campagne et évoquent des fêtes galantes dans le goût de lépoque. Les joies rustiques entraînent le lecteur dans des décors qui lui sont familiers grâce à Watteau ou J.-J. Rousseau. Garat – qui avait témoigné son admiration pour limitation – loue cette poésie et la rapproche de celle de Delille. Il rend justice aux « efforts » du poète et conclut par cet hommage :

Boileau a dit, en parlant des écrivains élégiaques : Cest peu dêtre Poète : il faut être amoureux. On pourrait retourner le vers de Boileau, et dire encore : Cest peu dêtre amoureux : il faut être Poète. M. le Chevalier de Bert… est lun et lautre : en parlant de son amour, il a mérité et obtenu une place distinguée dans la littérature française23.

Les Œuvres complètes dAntoine de Bertin reproduites ci-après constituent donc un ensemble assez représentatif de la poésie légère de la seconde moitié du xviiie siècle, dans ses variations thématiques et stylistiques, et même dans lévolution de la poétique de lauteur, depuis son recueil de jeunesse – qui nest pas sans rappeler ces « bagatelles »

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critiquées par Garat – jusquà la gloire acquise grâce à la poésie imitative des Amours. Mais la force du Bourbonnais déraciné est justement davoir réussi une poésie qui mêle lesprit néo-classique à des rêveries plus personnelles. Si lon évitera lécueil critique qui consisterait à faire de Bertin un préromantique, on conviendra néanmoins que lintégration et le renouvellement de lesprit de léglogue dans une poétique personnelle caractérisent bien cette évolution de lexpression du sentiment au tournant des Lumières comme une quête de sincérité.

1 Si la démarche consiste ici en une tentative de reconstitution du fil diachronique de lélaboration de lœuvre poétique de Bertin, notre édition, au contraire, vise à restituer un ordre plus conforme à la volonté du poète (qui voulait dailleurs faire oublier Mes Rêveries), du moins à la dernière édition du vivant de lauteur. Voir infra, « Principes de cette édition ».

2 Monseigneur Grente, Le Dictionnaire des Lettres françaises, le xviiie siècle, Paris, Fayard, 1960 – réédité et remanié par François Moureau, 1996 – p. 180.

3 En fait, Georges Buisson pense déceler une éventuelle allusion dans le premier poème des Œuvres diverses, « Vers à M. le Maréchal… ».

4 Œuvres de La Harpe, t. VI, Paris, Chez Pissot, 1778, p. 24-25.

5 Correspondance littéraire, éd. Tourneux, IX, p. 320-321, 15 mai 1771.

6 Almanach des Muses, 1772, « Notice littéraire », p. 180-181. Signalons une autre ironie de lhistoire : à la page 69 du même Almanach, Bertin fait publier « Aux Sauvages ».

7 E.-C. Fréron, lAnnée littéraire, 1771, Volume V, p. 164.

8 Ibid., p. 165.

9 Voir Georges Buisson, art. cité, p. 59.

10 Et sur lhistoire du texte, nous renvoyons dailleurs à son article : « Oubliées et non perdues : les Rêveries de Bertin », Cahiers Roucher-André Chénier, no 10-11, 1990-1991, p. 29-37.

11 Catriona Seth, art. cité, p. 35.

12 Ibid., p. 33.

13 Eugène Asse émet la « conjecture très hasardée » quil sagit de M. de La Gervaisais, gentilhomme breton ami des Bourbonnais : Bertin, Poésies et œuvres diverses, Eugène Asse (éd.), Paris, Quantin, 1879, p. 157.

14 Parny les publie entre 1778 et 1780 dans un ensemble ayant pour titre Voyage à Bourbon. Sur lhistoire de ce texte, voir Catriona Seth, Évariste Parny (1753-1814), op. cit., p. 53-70.

15 Jean-Michel Racault (éd.), Voyages badins, burlesques et parodiques du xviiie siècle, Publications de lUniversité de Saint-Étienne, « Lire le Dix-huitième siècle », 2005, p. 213.

16 [Note de lauteur] Il était secrétaire du cabinet de Choisy.

17 Entre autres, le champagne, le Haut-Brian, le chasselas de Thomery, le Malvoisie…

18 Sur ce point, voir : Jean-Michel Racault, éd. citée, p. 214.

19 Sur le sentiment de la nature, voir : Daniel Mornet, Le sentiment de la nature en France, de Jean-Jacques Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, Essai sur les rapports de la littérature et des mœurs, Genève, Slatkine, 2000 (reprint 1907).

20 Sur ce point, voir Catriona Seth, « Entre autobiographie et roman en vers : les Poésies érotiques », in Autobiographie et fiction romanesque autour des « Confessions », Actes du Colloque de Nice réunis par J. Domenech, Nice, Presses Universitaires, 1997, p. 171-179.

21 Celle qui fit de lui un poète si, conformément à son vœu, on oublie Mes Rêveries.

22 Henri Potez, LÉlégie en France avant le romantisme : de Parny à Lamartine (1778-1820), 1893, Genève, Slatkine (reprint), 1970, p. 172.

23 Garat, art. cité, p. 71.