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Classiques Garnier

Abréviations et éditions citées

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Beckett en échos. Rapprochements arts et littérature
  • Pages : 9 à 11
  • Collection : Bibliothèque des lettres modernes, n° 51
  • Série : Critique, n° 5
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406069409
  • ISBN : 978-2-406-06940-9
  • ISSN : 2430-8099
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06940-9.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/12/2018
  • Langue : Français
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Introduction

« Éloignez-vous et de vous et de moi1 »

Par cette recommandation à la tonalité moraliste, le poète Charles Juliet est invité par Beckett à poursuivre leffort que lauteur irlandais a déployé dans toute son œuvre. Séloigner, se dessaisir de soi : Beckett en fait une nécessité pour un sujet à la recherche de son désir comme pour lobjet que constitue lœuvre dart et sa propension à la répétition et au mimétisme. Lœuvre de Beckett na cessé elle-même de souvrir au dehors de son champ initial : de langlais sa langue maternelle au français, puis du texte à la scène, à la radio et à la télévision. Son lecteur a de fait subi le même traitement : si lœuvre lattire par sa grâce et son humour, par lénigme de sa violence et de son silence, cest souvent pour le repousser aux limites de la représentation, à distance du champ des possibles prévus pour lui par la tradition littéraire. Lœuvre de Beckett sinscrit bien dans la modernité artistique qui souvre avec Baudelaire et le refus revendiqué de toute norme préétablie.

Cette phrase anodine citée en exergue laisse aussi entendre une conception originale de lécriture poétique. La construction de la « Littérature-Objet » analysée par Roland Barthes dans Le Degré zéro de lécriture nest plus lenjeu central de la modernité selon Beckett. Ni “fabrication” flaubertienne, ni “meurtre” mallarméen (« [] lacte ultime de toutes les objectivations []2. »), léloignement beckettien définit un rapport nuancé à lart littéraire : moins une négation ou une affirmation quune singulière prise de distance, effet dun mouvement propre à lesthétique beckettienne.

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Des premières logorrhées impossibles à suivre aux dernières images spectrales impossibles à saisir, lœuvre de Beckett ne donne plus à lire un objet déterminé par les règles dune poétique littéraire préexistant à son geste. Entre texte et image, la littérature comme domaine propre aux mots est ainsi décentrée, éloignée delle-même, mise à lépreuve de son dehors. Cette violente mise à distance surprend le lecteur, lui fait perdre ses repères, lempêche de stabiliser le sens et de fixer limage. La logique de toute reconnaissance est troublée de lintérieur : celle de lœuvre par le lecteur, et celle du lecteur par lui-même, incapable de définir lobjet qui lui fait face et de sy réfléchir comme lecteur.

Aussi, et avant même la mise à lécart (temporaire) de sa langue maternelle, Beckett fait un premier détour révélateur par la peinture. Cest dans sa critique picturale quil formule dune manière étonnamment didactique les termes dun questionnement propre à toute une modernité artistique, y compris littéraire. Dans Le Monde et le pantalon (1945-1946), Peintres de lempêchement (1948) et les Trois dialogues (1949) avec Georges Duthuit, la peinture des frères van Velde donne ainsi à voir le « refus daccepter comme donné le vieux rapport sujet-objet » : il est donc « évident », affirme Beckett, « que toute œuvre dart est un rajustement de ce rapport » (MP, 58).

Une idée renouvelée de la création artistique circule ainsi de la peinture des frères van Velde à lécriture de Beckett. Le mode de cette création sera désormais celui dune négativité créatrice qui oblige à faire le deuil de ces instances fixes du sujet et de lobjet. Elle devra donc laisser sexprimer de tout autres forces, qui traversent et défont ces fixations “classiques”, instituées et rassurantes. Selon Beckett, le geste créateur doit désormais assumer un épuisement risqué, un empêchement douloureux mais dont lassomption libère de nouveaux territoires, entre les deux faillites de lobjet-œuvre et du sujet-œil :

Il y a toujours eu ces deux sortes dartiste, ces deux sortes dempêchement, lempêchement-objet et lempêchement-œil. Mais ces empêchements, on en tenait compte. Il y avait accommodation. Ils ne faisaient pas partie de la représentation, ou à peine. Ici, ils en font partie. On dirait la plus grande partie. Est peint ce qui empêche de peindre. (MP, 57 ; nous soulignons)

La création artistique implique désormais dans son propre geste limpuissance à constituer le sujet et lobjet du regard pictural comme des données stables.

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Cette réflexion sur la pratique créatrice sinscrit bien sûr dans lhistoire. En 1945, au moment où Beckett écrit Le Monde et le pantalon, le premier des deux essais sur les van Velde, les ruines de la guerre obligent à repenser les fondements de lexpression artistique. Après le contact direct dune civilisation avec la destruction à grande échelle, la catastrophe historique sajoute à la crise de la représentation déjà active au xxe siècle – comme dans lœuvre du premier Beckett, avant-guerre. Limpossibilité de reconnaître et dêtre reconnu, dont témoigne Robert Antelme dans LEspèce humaine, concerne lexpérience concentrationnaire comme la découverte de cette expérience après la guerre3. Cette crise de la reconnaissance remet en cause toute velléité esthétique en obligeant à repenser le rapport du langage à lexpérience et de lart à ses possibilités. Resterait à comprendre comment lassomption de cette autre crise liée à la ruine du sujet et de lœuvre, voire sa mise en jeu dans lécriture, aura été la voie privilégiée par Beckett.

Avec la parution de Quest-ce que la littérature ? en 1947, Sartre pose la question dun point de vue historiquement déterminé, “en situation”. Sa définition avant tout pratique (“quest-ce quécrire ?”) commence ainsi par exclure la peinture et la musique, et leurs « notes, couleurs et formes » qui ne sont « pas des signes » : « Ce parallélisme [entre les arts] nexiste pas. Ici, comme partout, ce nest pas seulement la forme qui différencie, mais aussi la matière ; et cest une chose que de travailler sur des couleurs et des sons, cen est une autre de sexprimer par des mots4. »

À cette question, Beckett avait déjà répondu un an plus tôt, dune toute autre manière. Dans une approche réflexive de sa propre description picturale, il affirme dans Le Monde et le pantalon vouloir opérer dans la description un « transbordement » presque impensable, entre mots et images, littérature et peinture : « faire faire aux mots un véritable travail de transbordement », cest-à-dire « leur faire exprimer autre chose que des mots » (MP, 28). Mais ce désir bute sur le penchant des mots à « sannuler mutuellement », condamnant lauteur ainsi ridiculisé à écrire des phrases « dénuée[s] de sens » (27-28).

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Sans peur du ridicule donc, cest sur ce fond de méfiance envers limpuissance des mots à incarner leur référent, quune assertion inattendue vient conclure sa description de la peinture de Geer van Velde : « Cest ça, la littérature. » (MP, 35). Ne cherchant plus à distinguer frontalement les termes dun problème philosophique, sa réponse se fait au passage, comme un événement de sens émergeant dune réflexion particulière sur lactivité de critique dart :

Ici tout bouge nage, fuit, revient, se défait, se refait. Tout cesse, sans cesse. On dirait linsurrection des molécules, lintérieur dune pierre un millième de seconde avant quelle ne se désagrège.

Cest ça, la littérature. (MP, 35)

Si la réponse de Beckett est ironique, cest quelle mime pour sen moquer la posture péremptoire du savant, et labstraction de son “jugement déterminant” au sens kantien. Cette réponse apparaît par surprise, en décalage avec lattente philosophique dune définition générale induite du particulier – définissant ici la peinture, ailleurs la littérature. Mais la fusion des deux domaines esthétiques compte autant pour son rapprochement inattendu que pour sa puissance de déflagration paradoxale. Ni la littérature ni la peinture ne semblent plus pouvoir être définies, et sil persiste un enjeu commun aux deux activités, il est lui même paradoxal : lune et lautre doivent exprimer le mouvement malgré limmobilité de leurs moyens, que ce soit à travers la forme fixe du tableau ou “lannulation mutuelle” des mots. Même si le ton léger, sarcastique ou moqueur paraît faire diversion, Beckett nous fait comprendre ici limportance de la peinture dans son œuvre écrite.

Entre labsence de vie statique de la pierre et sa “désagrégation” dynamique, littérature et peinture seraient donc censées recueillir la vitalité intense et implicite de molécules vivantes, en-deçà et par-delà toute humanité. Si lhumain et son destin sont au centre de lécriture beckettienne, dans les élans encore explicitement métaphysiques dEn attendant Godot par exemple, une autre dimension de lécriture apparaît avec cette vitalité picturale, plastique, matérialiste et atomiste, qui sagite entre la fuite de lobjet irreprésentable et celle du sujet incapable de représentation. Limpossibilité de toute représentation picturale ou verbale devient alors selon Beckett la cause dun « dilemme » qui est « celui même des arts plastiques : Comment représenter le changement ? » 17(MP, 38). Ce changement peut donc sentendre comme une transformation vivante cernée par la ruine de toute vie (la pierre), un mouvement à peine perceptible mais quil sagit de percevoir. Si une crise se définit par un trouble « brusque et intense » (TLFi) qui « laisse percevoir un changement décisif », la crise de la représentation littéraire prend donc chez Beckett une forme paradoxale : désaffectée en apparence, statique mais secrètement agissante, éloignée delle-même (faisant signe en pleine description picturale, comme plus tard au théâtre ou à la télévision) et involuée au plus profond.

Pour Beckett, la question de la pratique créatrice et de son territoire esthétique a donc rapport avec cet empêchement de la représentation. Beckett sinscrit dans la droite ligne du soupçon moderne envers toute idée de maîtrise. Si la réponse trop définitive et maîtrisée de Beckett signale ironiquement cet enjeu, comment comprendre alors un tel “transbordement” entre littérature et peinture ?

Le terme transbordement signifie à lorigine le transfert dun navire à lautre, donc dun “bord” à lautre, au sens du vocabulaire marin. Puis il sest généralisé à toute forme de déplacement dun véhicule à lautre. On peut donc entendre dans ce mot le passage, la traversée, le débordement, le franchissement dun bord comme limite ultime. Est-ce donc le territoire des mots qui est trop restreint, et quil sagit de dé-border ? Peut-on dire que les mots manquent, parce que lobjet à exprimer serait indicible ou ineffable, trop prosaïque ou sublime ? Est-ce donc parce que le langage est incapable datteindre le réel quil faut changer de “véhicule” ? Ou bien est-ce le locuteur lui-même qui est devenu muet par aphasie, stupeur, confusion sensible ou manque tragique de vocabulaire ?

Chez Mallarmé, le désir dun vers qui « rémunère le défaut des langues5 » et regagne ladéquation du langage à son référent sensible, inaugure la tentative poétique moderne : celle dun renouvellement du langage dans lassomption même de ce « défaut ». Chez Beckett, lécriture se glisse donc entre léchec constaté et lemploi des mots malgré tout. Derrière le désespoir apparent, la tentative spécifique de Beckett consiste à vouloir faire passer les mots dans une autre dimension, quitte à prendre acte de lépuisement de tous leurs possibles, et de lépuisement du locuteur lui-même – sa « disparition élocutoire » au sens de Mallarmé.

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Jusquà la fin de lœuvre, apparaît dailleurs cette tension entre léchec des mots et le goût primordial de Beckett pour la poésie. Jim Lewis évoque à loccasion de la création de Nacht und Träume (1982) la méfiance radicale et définitive de Beckett pour les mots, et son attirance pour le seul rythme musical et visuel6. Mais, à peine quelques années plus tôt, …que nuages… (1976) donna un rôle déterminant à une citation dun poème de Yeats, « The Tower », y compris dans lesthétique visuelle de la pièce-vidéo. Lévanouissement rémanent dune image-souvenir dont le deuil est impossible sexprimait donc encore par les mots : « … la mort des êtres chers dont les regards perdus ne semblent plus que les nuages passant dans le ciel7… ».

Entre mots et images, entre les mots et leur dehors, une autre description du processus pictural dans les toiles de Geer van Velde nous donne à lire ce que Beckett voulait rendre verbalement. Sa prétérition oscille entre une interrogation réflexive sur limpossibilité de décrire et la description malgré tout :

Que dire de ces plans qui glissent, ces contours qui vibrent, ces corps comme taillés dans la brume, ces équilibres quun rien doit rompre, qui se rompent et se reforment à mesure quon regarde ? Comment parler de ces couleurs qui respirent, qui halètent ? De cette stase grouillante ? (MP, 35)

Avec la succession des déictiques « ces » ou « cette », le texte montre et fait sentir la présence de lœuvre dans la tradition finalement classique de lekphrasis. La répétition de sonorités fluides et concrètes ([r] et [l]) donne à lire le mouvement matériel et vibrant du fait pictural, de même quAntonin Artaud devant la peinture de Van Gogh cherchait à exprimer la violence des « choses de la nature inerte comme en pleine convulsion8 » dans une même incarnation de lécriture.

Mais la question du “transbordement” persiste. De 1946 à 1989, on remarque ainsi le passage dune forme à lautre de cette question : 19on passe en effet de que dire (de ces plans qui glissent) à comment dire, le titre du dernier poème de Beckett. De quoi à comment du contenu au geste, la dimension active de lécriture saffirme donc jusquà la fin de lœuvre. Elle se précise même jusque dans cette réflexivité infime de la parole sur son propre empêchement, devenu lenjeu de ce dernier poème, interrogeant sa possibilité de naître depuis le silence.

Les textes sur les frères van Velde ne valent donc pas comme des échos lointains à lœuvre de Beckett, ou sans rapport avec elle, ni comme un art poétique seulement “littéraire”. Une réflexion pratique sy élabore : si le sujet et lobjet ne tiennent plus leur place respective, la description devant lobjet pictural et lexpression poétique du sujet ne sopposent plus clairement, voire entrent dans un devenir commun. Il sagit en effet dans les deux cas de rendre sensible une force traversant la forme, mettant en cause le bord qui la délimite.

De lessai sur lart au poème de la difficulté de dire (et d“entrevoir”), on voit comment les réflexions de Beckett sur la peinture concernent directement lesthétique de son œuvre. Si comme le souligne Claire Stoullig, « le lecteur na non seulement pas cherché à voir la peinture mais il a tenté de retrouver du Beckett dans un texte sur la peinture9 », proposons de lire plutôt la résonance qui rapproche la peinture des van Velde et lécriture de Beckett dans son désir de transbordement. Dune singularité à lautre, lisons à la fois la peinture et son commentaire, pour mieux comprendre la traversée que tente de réaliser Beckett de lun vers lautre. Même si celui-ci parlera dun échec consistant à ne pas donner autre chose à voir que sa prose descriptive10. Mais cet échec ne nous empêche pas de suivre dans sa chute un désir affirmé une fois, résonant ainsi avec lévolution de toute une œuvre.

Revenons dabord au contexte décriture de ces essais sur lart. Ils sont avant tout des textes de soutien aux deux amis hollandais de Beckett, écrits à loccasion dexpositions tenues dans limmédiate après-guerre. Lenjeu est pour Beckett autant esthétique que simplement 20amical. Voici comment Beckett présente à Charles Juliet lexpérience émouvante de sa rencontre avec Bram van Velde en même temps que la nécessité dun transbordement du pictural dans les mots qui en fut la conséquence directe : 

– Cétait affreux []. Il vivait dans une misère terrible. Il vivait seul dans son atelier avec ses toiles quil ne montrait à personne. Il venait de perdre sa femme et était dune tristesse… Il ma laissé un peu approcher. Il a fallu trouver un langage, essayer de le rejoindre11.

La recherche dun nouveau langage ne relève pas ici de lexpérimentation isolée sur les conditions purement esthétiques dun nouveau médium, vers lequel les mots seraient “transbordés” en changeant de forme et de fonction. Cette recherche a pour première ambition de “rejoindre” lexpérience affective dun ami dans la détresse et le dehors pictural des mots. Dans ce double éloignement (des mots à la présence dun autre sujet et des mots à lobjet pictural) se rencontrent ainsi laffect et la plasticité. Lun trouble les mots de lexpression subjective et lautre ceux de la description objective. Posons alors lhypothèse suivante : le rapport de laffect à la plasticité concernerait le mouvement créatif propre à lécriture de Beckett – cette rencontre avec Bram van Velde confirmant la portée plus fondamentale de ce rapport.

Le devenir entre les mots et leur dehors non-discursif est avant tout une aporie constitutive, une impossibilité à laquelle “continuer encore” de saffronter : il faut en effet pour Beckett accompagner cet éloignement hors des mots depuis le langage même. Lambivalence de lamour des mots et de la méfiance envers leur « sainteté paralysante12 » oblige à penser ce transbordement comme un processus ambigu, un passage en cours, un devenir au sens de Deleuze, qui opère entre deux termes se transformant lun lautre suivant une évolution a-parallèle13. Le contraire, en somme, dun accord, par exemple de laccord classique entre mots et images. Lhypothèse dune issue “plastique” mais dans lécriture, entre les mots et leur dehors, change le statut même de lécriture. Celle-ci devient la traversée dune forme, et non sa 21fixation en fonction de critères génériques ou rhétoriques préétablis. Le “comment dire” devient un “comment faire” avec lexpérience de linsupportable et léloignement qui tient les mots à distance de cette expérience. Il ne sagit donc pas dabandonner les mots, eux qui « ont été [l]es seules amours » (TM, 27) de cet amateur passionné de poésie, mais aucune confiance aveugle ne pourra plus leur être accordée. Sur ce fond dimpuissance, de catastrophe (historique, subjective et esthétique), et à lhorizon dune menace deffondrement – « ces équilibres quun rien doit rompre » (MP, 35) –, lécriture continue donc dagir loin de la seule déploration romantique. Dans lépreuve qui affecte le sujet et ses capacités dexpression et de représentation, il convient de faire avec les mots, même sils ne saccordent pas nécessairement au dynamisme qui définit les “arts plastiques” selon Beckett : celui de corps vibrants, précaires et métamorphiques.

Lindifférence de Winnie à lépreuve quelle subit dans Oh les beaux jours signale non seulement la difficulté de relier les mots et lexpression de laffect attendu (langoisse), mais aussi le déplacement de cette expression, le nouveau chemin quelle semble prendre. Lécriture sexprime ici entre lusage des mots toujours présents et la prise en compte plastique de la scène, avec son étrange germination aride. Dans ce détour qui suppose lépuisement, la négativité, le refus des formes toutes faites, à commencer par “lœuvre”, lécriture cherche à nous situer là où elle agit, en cours de transbordement : des mots vers leur dehors, dans l“accompagnement” par les mots dune épreuve critique poussant le sujet et la représentation aux limites de leurs possibilités.

Cette crise aux multiples visages touchant aux fondements de la représentation fut aussi celle de Beckett. En 1946, la “crise de la jetée” lors dun voyage en Irlande a été le signe pour Beckett de la nécessité dun changement de cap – qui correspondra dans les faits à la réévaluation dune œuvre déjà entamée avec Murphy et Watt. Beckett se souvient : « Jusque-là, javais cru que je pouvais faire confiance à la connaissance. Que je devais méquiper sur le plan intellectuel. Ce jour-là, tout sest effondré14. » Après sêtre réfugié dans la jouissance omnipotente du savoir érudit, Beckett assume donc ce jour-là lassociation du savoir et du non-savoir – romantiquement décrite par Krapp dans La Dernière Bande comme l« indestructible association jusquau dernier soupir de 22la tempête et de la nuit avec la lumière de lentendement et le feu15 » (DB, 23). Le Monde et le pantalon précède de quelques mois cette “crise” tandis que Peintres de lempêchement la suit dà peine deux ans. Dun texte à lautre, on remarque que le « rajustement » du « rapport sujet-objet » (MP, 58) devient « deuil de lobjet » (54). Beckett semble ainsi avoir pris acte de cette destitution paradoxalement créatrice (et autrement jouissive et “tempétueuse”) du savoir, de lintelligence érudite du monde, ou encore dune appréhension totalisante de lécriture.

Pour évoquer lévolution de son œuvre, Beckett reprend avec Charles Juliet les mêmes termes quil avait utilisés pour témoigner de sa rencontre avec Bram van Velde. Il sagissait dabord de « trouver le langage qui convenait16 ». Beckett marque ainsi son opposition à Proust et Joyce qui « visaient tous deux à créer une totalité, à la rendre dans son infinie richesse ». En opposant leur manière « dajouter et de surajouter [dans leurs manuscrits] » à la réduction de son écriture, Beckett convient ainsi que « quelque part, les deux manières doivent se rejoindre » – obligeant au passage à reconsidérer toute définition trop univoque de son “minimalisme”.

Rejoindre Bram van Velde par les mots ou faire se rejoindre deux modèles décriture : le problème du lien réapparaît, chaque fois entre deux “manières” différentes. Dun exemple à lautre, Beckett interroge donc toute capacité dexpression à sortir delle-même, à faire écho et relais vers dautres pratiques. Dune pratique à lautre, comment recomposer de tels liens en prenant sur soi limpossibilité première de toute composition ? Une double réponse apparaît dans ces retrouvailles avec le sensible après la crise de la jetée (« Alors je me suis mis à écrire les choses que je sens17. ») comme dans la mise en cause affectée de toute logique a priori, que Beckett résume dun trait en disant avoir retenu des mystiques leur « illogisme brûlant18 » : « [] cette flamme… qui consume cette saloperie de logique. » Dans cette crise personnelle, lécriture perd donc lassurance garantie par les mots de lérudition : celle dune logique, dune condition, dun support stable. Leur reconquête passe par cette prise de conscience de la bêtise consistant à croire que 23les mots du savoir sont la condition dun pouvoir : « Jai écrit Molloy et la suite le jour où jai compris ma bêtise19. » On retrouve ce problème du “fondement” dans lhistoire juive en exergue du Monde et le pantalon :

le client : Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous nêtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.

le tailleur : Mais, monsieur, regardez le monde, et regardez votre pantalon20.

Remonter au fondement, du pantalon et du monde, de lœuvre et du réel, cest affirmer que ce fondement est pris dans une disproportion, dans un rapport du créateur au créé qui ne se donne plus a priori : le créateur ne sidentifie plus au démiurge tout puissant. Si la comparaison avec létat catastrophique du monde permet au tailleur dévoquer avec fierté son travail, la confiance du client semble donc irrémédiablement perdue.

On comprend que ce questionnement sur les conditions théoriques et pratiques de lœuvre relève avant tout dune urgence. Cernée par la catastrophe et allégée par lhumour, lacte de création ne peut que mettre à lépreuve ces conditions (qui sont celles de lœuvre comme du sujet) pour mieux retrouver la possibilité de représenter même lirreprésentable. La revendication de lempêchement relève aussi de cette urgence. Elle nest pas un arrêt, un frein, lenvers déprimé dune acceptation désespérée ou conformiste du monde. Si le monde laisse à désirer, il faut porter toute sa concentration sur ce qui reste possible comme action, quand bien même la seule action possible consiste à prendre sur soi limpuissance à agir : assumer pour mieux déployer autrement ce qui peut encore être dit et vu de cette « insurrection des molécules » (MP, 35) cachée sous la passivité ambiante, peut-être impossible à représenter. Interroger lœuvre, labsence dœuvre, et ce qui rend lœuvre possible ou impossible, signifiera pour lécriture rejoindre cette détresse passive afin dy trouver la force de continuer à travers elle, malgré elle.

Cette transmutation du subi en agi, du désœuvrement en œuvre désœuvrée mais partageable sera le nœud problématique de notre étude des enjeux plastiques de lécriture beckettienne. On voit comment lintromission dune force dans les formes existantes touche aussi bien la représentation que lexpérience qui la conditionne : celle de la rencontre 24dun “dehors” troublant le rapport de soi à soi et de soi au monde, et au savoir qui le cadre. La crise personnelle de Beckett accompagne une crise du sujet humaniste, du langage ou de la représentation, mais aussi des conditions plus générales de toute expérience possible. La catastrophe en question est un renversement intime, historique et philosophique. À travers cette question des conditions de lœuvre, lenjeu philosophique des conditions “transcendantales” de lexpérience rejoint en effet lenjeu esthétique (directement noué à lintime et à lhistorique) de la possibilité du geste de création, de ce “faire” qui insiste dès lhistoire drôle inaugurale du Monde et le pantalon.

Plus encore que la phénoménologie, qui cherche à montrer limplication de la conscience subjective dans le monde des objets, Deleuze a décrit la violente destitution des deux termes de ce “rapport” entre sujet et objet, à commencer par la critique du sujet substantiel et unitaire21. Dans cette crise, le « sujet conscient » est transformé en même temps que « lobjet supposé connu ou connaissable22 ». Selon Deleuze, Kant a ouvert la voie à cette pensée du sujet fêlé en distinguant, contre Descartes, le sujet transcendantal du cogito et le Moi empirique comme représentation de soi : « Le Je et le Moi sont donc séparés par la ligne du temps qui les rapporte lun à lautre sous la condition dune différence fondamentale23. » Kant ressaisit cependant cette subjectivité fêlée en faisant ressusciter « Dieu et le Je24 ». Deleuze identifie alors cette fêlure, où le sujet est produit comme effet instable, à lexpérience poétique plus spécifiquement moderne de Rimbaud et son “Je est un autre”.

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Lexpérience en question est celle dun rapport constitutif au dehors chaotique et à la violence contraignante de ce dehors. Le “deuil de lobjet” est donc aussi, chez Beckett et Deleuze, un deuil de la stabilité du sujet de lénonciation et de la représentation. La subjectivité ne relève pas dune position fixe, dune adéquation du Moi empirique et psychologique au sujet transcendantal du cogito cartésien mais elle est produite dans le mouvement dune différenciation première, toujours déjà temporalisée. Comme dans le “crise de la jetée”, où lhomophonie laisse entendre une toute autre “projection”, le sujet commence par se jeter hors de lui-même et de sa volonté de maîtrise, par séloigner de soi dans lespace et le temps.

En reprenant les mots de Beckett sur la peinture des van Velde, on peut dire quune “vibration” ou quune “insurrection” premières, non discursives, interdisent toute référence à un sujet de maîtrise à distance dun objet atteignable par la médiatisation du langage. Selon Deleuze relisant la pensée critique de Nietzsche, ces crises font du sujet et de lobjet des forces ou des flux. À partir de cette modernité de la crise ouverte par Nietzsche, Deleuze affirme que le corps est « composé dune pluralité de forces irréductibles25 », et que lobjet lui-même est « force, expression dune force », « non pas une pas une apparence, mais lapparition dune force26 ». Comme dans un tableau de Bram van Velde, il sagit non daffirmer lessence stable du sujet et de lobjet mais de baliser leur dérobade, dévaluer leurs lignes de fuite qui ne structurent plus aucun point de vue préétabli. Au contraire, cette fuite empêche plutôt toute reconnaissance de trouver les contours qui lui sont nécessaires. Ce sont les conditions de cette reconnaissance quune telle expérience fait littéralement fuir, suivant lexpérience dun impouvoir dont il nous faut comprendre comment Beckett la remet spécifiquement en jeu dans lacte de création, voire la transmue en force créatrice, même infime.

Comme la remarqué depuis longtemps la critique, la peinture est donc pour Beckett lun des modèles dexploration de cette survie possible à travers une représentation en ruine. Dans un article décisif sur le rapport de Beckett à la peinture, Rémi Labrusse rappelle dabord limportance de la rencontre avec Georges Duthuit, le beau-frère de Matisse, entouré 26de nombreux peintres importants de lépoque : « [] Staël, Riopelle, Sam Francis, Tal Coat, Masson, tout le cercle des amis de Duthuit – à loccasion Giacometti, Matisse – auxquels se joignent ceux, plus anciens, de Beckett : Hayden, Hérold, et bien sûr les van Velde []27. » Dans la fréquentation régulière de la peinture et des peintres (auxquels ajouter Avigdor Arikha et Geneviève Asse), on notera la clairvoyance de Beckett dans lattention particulière quil porte à lœuvre de Bram van Velde. Cette attention fait ainsi écho à limportance que prendra son œuvre quelques années plus tard : pour toute une génération de peintres, entre autres Daniel Buren ou Michel Parmentier du groupe BMPT, Bram van Velde a en effet joué un rôle dimportance, comparable à celui dun Simon Hantaï ou dun Robert Ryman28.

Sans doute cette sensibilité à lart de Beckett lui vient de la fréquentation assidue des musées et galeries dès sa jeunesse dublinoise. Mais sa critique picturale naura été publiée que pendant une dizaine dannées, de 1945 à 1955, après avoir accompagné sa période la plus créatrice comme le remarque Lassaad Jamoussi. Rémi Labrusse voit dans cette rareté ce que lon pourrait appeler trivialement une névrose : la « réaction » de Beckett face à la peinture serait « contradictoire », « faite dattirance et, aussitôt, de refus moral29 ». Tout partirait dun sentiment coupable : celui dune jouissance face à la présence picturale. Celle-ci ferait donc perdre de vue lobsession de Beckett pour la séparation irrémédiable du monde et du sujet, et du sujet à lui-même, condamné à lécart de la re-présentation :

[] le rapport à autrui ne se fait quà travers des images et du langage, qui induisent aussitôt des relations de pouvoir et de fascination : scandaleux, et nécessaires cependant pour demeurer dans lordre de lhumain, vécu désormais comme une peine à purger ; parler, peindre, cela ne vaut, au second degré, quen signifiant un rapport coupable, dabord parce quil est rapport et non présence immédiate – coupable mais au moins reconnu comme tel. Et ce serait donc de la blessure dune utopie originelle que dériverait dans ces années lacception, sans orgueil mais par conséquent aussi sans espoir, de lactivité de chacun, le peintre et lécrivain, dans son ordre30.

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Ce « rapport à autrui », on la vu avec lexemple du rapport de Beckett à Bram van Velde, ne met sans doute pas en jeu quun pouvoir de fascination. La séparation de Beckett et de la peinture a pu aussi permettre daccompagner voire de rejoindre par le langage une expérience à la fois picturale et existentielle, plastique et affectée. Déjà le rapport ambivalent de Beckett aux mots et à la littérature, fait damour et de méfiance mêlés, a été le moteur même de son écriture quand il a cessé dêtre un empêchement névrotique.

En ce sens, léloignement autant que la blessure sont des nécessités pour le désir que la représentation continue de faire circuler entre les termes de ce devenir irréductible : entre littérature et peinture, soit entre les mots et cette étrange activité picturale « nous démunissant de toute armure de parole31 ». Face au retour de Bram van Velde à lidée dœuvre et de domaine pictural propre, Beckett aurait ainsi renoncé à cet idéal de présence, sans écart ni rapport :

Dès lors, si même [Bram van Velde] est un sujet du royaume de la peinture, il faut que lécrivain Beckett se reconnaisse à son tour un tenant de la littérature. Et, sachant trop bien alors linclination de la langue à phagocyter les données de limage, il aura lhonnêteté de laisser celle-ci à sa liberté en détruisant lidole que, par les mots, il voulait construire à sa place, fût-ce négativement. Aussi ne parlera-t-il plus de peinture, ce qui veut dire quil renonce à son rêve de faire « autre chose » []32.

Sil ne faut pas nier la dimension tragique de cette faillite de la représentation sans autre issue que la représentation elle-même, sans doute sagit-il de la dédramatiser en partie. Cela permettrait au moins de comprendre comment Beckett sest toujours situé entre littérature et peinture, le deuil de lune nempêchant pas de trouver le fantôme de lautre dans toute son écriture.

À distance dune mythologie du renoncement romantique, la puissance plastique que Beckett a repérée dans ses essais sur la peinture agit en effet partout. Notre hypothèse sera la suivante : le transbordement en question est peut-être moins celui des mots dans un domaine inatteignable, que celui dune puissance plastique dans les mots : dans leur matérialité, comme dans ce quils continuent de représenter dans 28les textes et les pièces de Beckett. Ce transbordement est donc en effet raté, mais nécessairement raté, pour nous maintenir sur ce passage entre les mots et leur dehors, et sur un seuil instable et sans cesse déplacé. Et lon peut donc rappeler avec Rémi Labrusse que Beckett a en effet continué « daimer, comme ce qui défait les chaînes du langage, ces images si passionnément fréquentées, depuis les après-midi de jeunesse dans la Galerie Nationale de Dublin33 ».

À lopposé de cette tragique non-réconciliation avec la peinture, dautres critiques plus récents ont interrogé ce rapport : non plus dans le deuil dune rencontre impossible, mais dans la continuité radicale dun mode de création à lautre. Lois Oppenheim va ainsi jusquà affirmer que « limage dépasse le mot34 » dans lécriture du premier théâtre de Beckett, bien avant les pièces purement visuelles ou sonores de la fin. En rapprochant par exemple Beckett du Pop Art, Oppenheim affirme que les images fournies par Oh les Beaux jours, Fin de partie ou Comédie ont une « force plus durable que le texte écrit ». Lélément visuel devient ainsi le « prototype du verbal », conséquence de limportance donnée au visuel dans ses « écrits ekphrastiques » des années 1945-1955. Cette force visuelle est confirmée par létonnante succession dartistes qui ont “illustré” les éditions limitées de Foirades, Bing, Le Dépeupleur, Soubresauts ou de la “TrilogieNohow On : Georges Baselitz, Charles Klabunde, Avigdor Arikha, Robert Ryman, Jasper Johns, Edward Gorey et Louis Le Brocquy35.

Oppenheim évoque encore le cas Giacometti dans un chapitre important, « lagonie de la perception36 ». Le jeu sur la perte et le retour de la perception et la rémanence dune disparition jamais achevée sont autant de processus communs aux dessins de Giacometti et aux œuvres de Beckett, y compris textuelles. Oppenheim se demande ainsi « où réside la qualité visuelle des textes de Beckett37 ? ». Soubresauts, par exemple, donne à lire une « tension spatiale » qui fait vibrer limage en deux dimensions de lhomme assis à sa table (une figure dailleurs giacomettienne) par ses soudaines références au dehors de la route ou 29des champs. Cette tension est alors ce qui donne au texte léquivalent de la « qualité organique38 » de la peinture. Le même lien direct à une plasticité avant tout visuelle de lécriture beckettienne apparaît encore chez Pascale Casanova39. Labstraction picturale au xxe siècle est selon elle non seulement un modèle possible mais le modèle qui a poussé lœuvre de Beckett vers lamoindrissement puis vers le pire : à la recherche dun “équivalent” pictural de lart abstrait, distinct du pathos encore romantique du renoncement à lécriture.

Arrêtons-nous enfin sur louvrage de Lassaad Jamoussi, Le Pictural dans lœuvre de Beckett40 qui donne un aperçu particulièrement complet de ce rapprochement de lœuvre de Beckett avec le fait pictural. La très large érudition de Beckett en matière de peinture déterminerait là encore le processus décriture. Elle serait la cause première de cet éloignement croissant de tout genre ou référence littéraire prééxistants. Lassaad Jamoussi affirme donc la nécessité de « remonter aux sources de lécriture pour y déceler les stratagèmes de lénergie picturale qui a façonné – contaminé – cette écriture41 ». Il sintéresse donc à la recherche dune « choseté » picturale, équivalent beckettien dune énergie figurale au travail dans le discours.

Cette étude évoque par exemple limportance de la lumière dans Murphy, où entendre lenjeu de la morphè, cette « structure secrète du réel42 », cette forme sui generis en perpétuelle formation sous les apparences du sensible. Les zones de lesprit de Murphy relèveraient ainsi dun « modèle pictural fait de clarté, de pénombre et de noir, recouvrant tour à tour des visions contradictoires et complémentaires du monde et du faire artistique43 ». De même, dans Fin de partie, la scénographie serait celle dune installation, où trouver de surcroît plusieurs indices picturaux comme le tableau retourné énigmatique, accroché au fond de la scène44.

La référence à la poïétique, cette pensée des processus de création théorisée par Paul Valéry, puis par Jean Pommier et René Passeron, 30permet à Jamoussi dinsister sur cette dimension créatrice dont on a déjà entrevu limportance. Cest cet enjeu poïétique quil désire repérer dans les « confluences artistiques inhérentes à la gestation de lœuvre », pour faire ainsi du « modèle pictural » le « point de départ de la création littéraire45 ». La question picturale se situe donc bien selon Jamoussi au départ de la création beckettienne. Elle est son énergie fondatrice :

Lécriture beckettienne suivrait un processus de création qui puiserait son potentiel de mise en œuvre non dans la langue ou le référent littéraire, romanesque, poétique et théâtral, en ce que ces arts ont progressivement accumulé comme formes poétiques et comme conventions décriture, mais dans la peinture moderne et contemporaine46.

Dans la continuité de ce travail, mais aussi dans lécart quil laisse ouvert, il sagit de spécifier notre approche en maintenant la question du transbordement comme un enjeu impur et en devenir, et non comme le seul mouvement dune influence originelle de la peinture dans les mots. Le va-et-vient entre littérature et peinture imposé par lœuvre de Beckett est en effet justifiable par au moins deux raisons. Si lon se concentre dune part sur lidée que laction créatrice est avant tout affectée, il faut prendre en compte à la fois la création et la crise de toute subjectivité, le geste à lœuvre relevant dun empêchement ambigu, dune épreuve à interroger dans chaque œuvre. Dautre part, la mémoire en jeu dans la création beckettienne, à la fois épuisée et persistante, fait de toute comparaison une nécessité à problématiser et non lévidence dune influence unilatérale. Le rapport entre littérature et picturalité ne nous semble donc pas se donner avec lévidence du tableau retourné de Fin de partie ou du tableau circulaire de Watt.

La prise en compte de laffect et laffirmation dune approche nécessairement comparatiste, entre littérature et peinture, nous permettront ainsi de confirmer les pistes ouvertes par la critique picturale de lœuvre de Beckett. Comme le rappelle Lassaad Jamoussi, lapproche transversale de cette dimension picturale ou plus largement plastique de lécriture beckettienne est encore rare, les approches théâtrales, linguistiques et génétiques restant privilégiées47. Comme le suggère Évelyne Grossman dans LEsthétique de Beckett, il sagit donc de faire « le pari que lesthétique 31de Beckett, entendue non seulement comme discours explicite quil tient sur lart, mais aussi comme conception implicite lisible dans son écriture, permet de saisir lunité profonde de lœuvre48 ». Le geste de création beckettien saccompagne en effet dune pensée de la création, comme cest le cas dans Le Monde et le pantalon : entre description et questionnement réflexif sur un « transbordement » par les mots.

Le problème est donc dapprocher ce “faire” problématique qui agit dans lœuvre de Beckett comme dans les arts de la modernité : entre une représentation encore explicite et une conception implicite, entre lœuvre et son désœuvrement, entre impouvoir et puissance affectée.

Crise de la représentation
et affect

La crise de la représentation ne peut sétudier sans interroger la crise affectée du sujet. Chez Beckett, les affects mélancoliques, dépressifs, mais aussi lindifférence légère ou comique, la joie inattendue, de même que des affects énigmatiques et plus violemment désubjectivants, ne permettent pas une définition simple : laffect beckettien est rarement un sentiment psychologique définissable comme tel. Le sujet est dabord affecté au sens le plus courant du terme : il est touché, à la fois désœuvré et maintenu en équilibre entre la survie et leffondrement qui simposent à lui. Cependant, certains éléments viennent troubler la définition psychologique du sentiment : linadéquation du sujet à lui-même, une contrainte insupportable et pourtant supportée, ou encore lénigme dune chute de moins en moins “métaphysiquement” explicable, font subir au sujet une dislocation plus profonde que toute sentiment psychologique. Lapparition intermittente de ces affects en variation trouve donc rarement leur cause chez Beckett. Si le sujet est touché comme un être purement passif, comment comprendre cette double activité que lécriture ne cesse de relancer : celle de laffect qui touche et traverse le sujet, et celle du sujet lui-même qui persévère et continue à vivre dans une véritable « fidélité à léchec49 » ?

32

Létymologie latine est complexe : adfecio (“affection”) signifie à la fois laction daffecter et létat qui résulte dune influence subie. Adfectus est laffect au sens le plus courant : état de lâme mais aussi état du corps, lui aussi susceptible dêtre touché, voire altéré. Plus éloigné du français, adfecto signifie “approcher”, “atteindre avec la main” et “être en quête de”, dadfectatus, “recherché, trop éloigné du naturel, affecté”. Derrière cette affectation péjorative, on sétonne donc de trouver une dimension active absente de la signification moderne. Geste actif dune recherche et dune approche, ce “faire” serait dautant plus inattendu chez Beckett, sans rapport avec ce que laffect subi par ses personnages leur laisse espérer. Or facio (“faire”) et tous les dérivés dadfecio ont bien une racine commune. Ce que fait laffect est donc, en termes “classiques”, de mettre en mouvement lâme du sujet et de mettre le sujet dans une certaine disposition. Laction de laffect sur le sujet et laptitude du sujet à être touché sont donc prises dans une ambiguïté. Que le sujet soit “apte” à être touché nimplique-t-il pas une certaine activité de sa part. Chez Beckett, la distinction traditionnelle de la sensation exogène et de laffect endogène se complique. Aussi faudra-t-il commencer par le repérage de “traces de vie” à la fois physiques et affectées, avant de préciser peu à peu cette définition de laffect comme puissance active de traversée.

Georges Didi-Huberman a résumé cet enjeu dune dimension active de laffect à partir de représentations de peuples en résistance50. La question inaugurale posée lors de ce séminaire vaut aussi pour lécriture beckettienne : “comment un geste pathétique peut-il devenir puissance dagir ?” Georges Didi-Huberman rappelle ainsi lhistoire philosophique des notions d“affect” et d“émotion”, dabord confondues avant dêtre distinguées.

La notion daffect exclut a priori toute action possible. Le pathos aristotélicien a dabord été le signe de la passivité du sujet, doù le latin passio et le français passion et passivité. Dans le chapitre iv des Catégories dAristote, le faire (poïein) soppose clairement au pâtir (paskein), et la voix active à la voix passive : « faire cest couper, brûler ; pâtir, cest être coupé, être brûlé51 ». Le pathos signifie donc avant tout labandon à 33limmaîtrisable, la soumission à une impossibilité dagir. Le pathos soppose alors à toute poïesis. Contrairement à sa version platonicienne, il nest cependant pas complètement étranger au langage : chez Aristote, le pathos fait partie des moyens de persuasion du discours dans lart rhétorique. De même, la crainte et la pitié re-vécues dans la représentation théâtrale sont expurgées par la catharsis, ce catalyseur et purificateur daffect. Si la passion peut donc être utile pour tendre à la sagesse, la philosophie antique la désigne en général comme un ennemi à combattre. Les stoïciens conseillent ainsi sa destruction qui seule permettra datteindre lidéal de sagesse ataraxique.

Lâge classique confirmera cette opposition entre raison active et passion passive, qui redouble lopposition platonicienne de lintelligible et du sensible. En nous aidant des pistes ouvertes par Georges Didi-Huberman, on rappellera ainsi les étapes de la prise en compte moderne de cette dimension paradoxalement active de laffect (ou émotion), dautant plus paradoxale que le sujet moderne qui léprouve ne semble plus, comme chez Beckett, être en capacité dagir comme un sujet de maîtrise. Laffect représente dabord une impasse du logos. Avec Descartes, dans Les Passions de lâme (1649), puis Kant dans LAnthropologie dun point de vue pragmatique (1798), la passion exclut à nouveau toute maîtrise rationnelle. Mais la dimension créatrice de laffect saffirme déjà chez Spinoza : le pathos ny est plus pensé négativement comme un défaut par rapport aux catégories et aux formes substantielles, mais comme louverture dynamique par laquelle lesprit saisit son propre mouvement en même temps que le mouvement du monde. La joie est ainsi laffect supérieur qui exprime laccomplissement dune « puissance dexister52 ».

De Spinoza au xxe siècle, chez Bergson puis chez Sartre et Merleau-Ponty, lémotion permet paradoxalement à la conscience dappréhender le monde. Chez Sartre, elle se distingue de linterprétation en tant quémotion « compréhensive », capable de « saisir autrement » les potentialités des objets quand leur saisie réelle est impossible :

[Lémotion] est une transformation du monde. Lorsque les chemins tracés deviennent trop difficiles ou lorsque nous ne voyons pas de chemin, nous ne pouvons plus demeurer dans un monde si urgent et si difficile. Toutes les voies sont barrées, il faut pourtant agir. Alors nous essayons de changer le monde, 34cest-à-dire de le vivre comme si les rapports des choses à leurs potentialités nétaient pas réglés par des processus déterministes mais par la magie. Entendons bien quil ne sagit pas dun jeu : nous y sommes acculés et nous nous jetons dans cette nouvelle attitude avec toute la force dont nous disposons. Entendons aussi que cet essai nest pas conscient en tant que tel, car il serait alors lobjet dune réflexion. Il est avant tout la saisie de rapports nouveaux et dexigences nouvelles. Simplement la saisie dun objet étant impossible ou engendrant une tension insoutenable, la conscience le saisit ou tente de le saisir autrement, cest-à-dire quelle se transforme précisément pour transformer lobjet53.

« Toutes les voies sont barrées, il faut pourtant agir », quand bien même agir consiste à ressasser danciens souvenirs comme plusieurs voix anonymes du dernier Beckett. Le paradoxe de cette activité inhérente à lémotion, à la limite de la conscience, va jusquà concerner ce que Sartre nomme la « peur passive » : celle-ci consiste à anéantir encore activement lurgence du danger dans lévanouissement54.

Pour Merleau-Ponty, lémotion comme impasse de la Raison laisse place à limplication sensible du sujet dans le monde. Dans la phénoménologie, comme dans la pensée bergsonienne de lélan vital, lémotion sidentifie à la virtualité dun geste douverture au monde, au profit dune « réhabilitation ontologique du sensible55 ». Dans cette rébellion contre les formes idéales et purement discursives de la pensée, on entend ainsi lune des étymologies de lémotion : du latin ex-movere, “remuer, ébranler”, lémotion est aussi liée en ancien français à lémeute (“émouvoir” au sens de “faire sortir du calme”, “pousser au soulèvement56”). L“insurrection” évoquée par Beckett dans sa définition picturale de la littérature (“à lintérieur dune pierre…”) nous fait déjà entendre limportance donnée à lexpression de laffect – comme dailleurs à son impossibilité pétrifiée.

De même chez Deleuze, la notion de puissance permet de confirmer cette activité propre à laffect. Dans Nietzsche et la philosophie, Deleuze rappelle ainsi que « la volonté de puissance se manifeste comme un 35pouvoir dêtre affecté57 ». Chez Nietzsche comme déjà chez Spinoza, « le pouvoir dêtre affecté ne signifie pas nécessairement passivité, mais affectivité, sensibilité, sensation58 ». Le premier des affects étant pour Nietzsche la douleur59.

Laffect qui touche le sujet se comprend donc comme une « puissance de transformation60 ». Dans ses livres sur Spinoza puis dans LImage-mouvement, Deleuze confirme que toute puissance est à la fois « en acte » et « inséparable dun pouvoir dêtre affecté61 ». Laffect relève dune puissance « immanente, affirmative, active » et non dune réalité seconde. Il nest pas une catégorie et déborde tout rapport de causalité. Il défait enfin la distinction de lacte et de la puissance. On retrouvera dailleurs, bien quautrement, cette corrélation entre puissance dagir et puissance de pâtir dans la pensée du geste selon Giorgio Agamben. Dans La Puissance de la pensée, il dialectise ainsi la puissance (dynamis) et lacte (energeia) aristotéliciens62. Lenergeia “poïétique” étudiée par Laassad Jamoussi concerne donc aussi la puissance : celle de la plasticité troublant la représentation comme celle de laffect troublant le rapport de lactivité à la passivité du sujet.

Chez Deleuze toujours, laffect se réfère autant à la joie spinoziste quà une puissance daltération du sujet. Dans Quest-ce que la philosophie ?, laffect se définit enfin comme un « devenir non humain de lhomme63 », susceptible cependant dêtre impliqué dans une création esthétique – architecturale, picturale, musicale ou romanesque. Laffect concerne ici les limites des possibilités humaines. Lart dit “moderne” aura fait subir à toute individualité psychologique un évidement de toutes les formes convenues de “sentiment”, pour laisser place à cette traversée de laffect : doù lapparente désaffection et limmobilité glacée, scandaleuse ou indifférente des toiles de Manet, ou les regards vides des portraits de Cézanne. 36Dans cet apparent dessaisissement de toute expressivité “classique”, se joue donc la mise en jeu dune force affectée, autrement sensible.

Concluons ce rapide aperçu avec le point de vue psychanalytique, qui lui aussi distingue fondamentalement les “formes” sentimentales des “forces” affectées. La théorie psychanalytique semble dabord très éloignée de lapproche philosophique qui fait de lémotion une saisie du monde malgré tout (où entendre donc le latin adfecto, “atteindre par la main”). Remontons ainsi aux origines freudiennes, et à la distinction déjà opérée par Kant entre sentiments et affects : « Les affects sont spécifiquement distincts des passions. Les premiers se rapportent simplement au sentiment ; les secondes appartiennent à la faculté de désirer, et sont des penchants qui rendent difficile ou impossible toute déterminabilité du libre arbitre par des principes64. »

La différence entre le sentiment et laffect est évidemment dune grande importance pour la psychanalyse. Opposer le sentiment conscient et le rapport inconscient dun affect à une représentation refoulée inaugure même la métapsychologie freudienne. Si le sentiment se formule dans les mots, laffect est plutôt lié à léchec de sa formulation claire et distincte, échec à faire lien malgré tout entre passion et raison, corps et âme, sensibilité et intelligibilité. Freud commence ainsi par définir laffect comme un composé de sentiment, dhumeur, de sensation et de perception. Il recherche son « sens dynamique » :

Or, quest-ce quun affect au sens dynamique ? En tout cas, quelque chose déminemment composé. Un affect englobe premièrement des innervations ou éconductions [décharges] motrices déterminées, deuxièmement certaines sensations, qui sont de deux sortes : les perceptions des actions motrices qui ont eu lieu, et les sensations directes de plaisir et de déplaisir, qui donnent, comme on dit, à laffect sa tonalité fondamentale65.

Dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926), les affects sont encore définis comme des « précipités de très anciennes expériences vécues traumatiques66 », « évoqués dans des situations similaires comme symboles mnésiques ». On verra limportance de ces « précipités de réminiscence » 37chez Beckett, comme le signalait déjà le titre de son premier recueil de poèmes, Les Os dÉcho et autres précipités (1935).

« Concept limite entre le somatique et le psychique67 », laffect induit un trajet, un passage, un devenir « qui conduit de lexcitation somatique vers sa coloration qualitative68 ». Laffect premier (que Freud relie même à une préhistoire, non seulement du sujet mais de lespèce) est langoisse liée à « lacte de naissance », autre enjeu beckettien :

[Dans lacte de naissance] lénorme accroissement de stimulus dû à linterruption du renouvellement du sang (de la respiration interne) fut alors la cause de lexpérience vécue dangoisse, la première angoisse fut donc une angoisse toxique. Le nom dangoisse – angustiae, Enge [en allemand] – souligne le caractère de ce resserrement dans la respiration, qui fut alors présent comme conséquence de la situation réelle et qui est aujourdhui réinstauré de façon presque régulière dans laffect69.

Si les mots manquent dans létouffement angoissant de laffect, cest pourtant par les mots que Freud puis Lacan fondent la possibilité datteindre la vérité inconsciente dun sujet, et par là même une respiration nouvelle. Déjà chez Freud, même si le mot allemand napparaît pas avec la même technicité70, laffect se définit comme « lexpression qualitative de la quantité dénergie pulsionnelle et de ses variations71 ». Sil est dabord un pur quantum énergétique, laffect est pensé ensuite dans sa séparation problématique avec des représentations inconscientes. Cest ce lien perdu qui devra donc être retrouvé “archéologiquement” par le biais des mots.

À la suite de Freud, Lacan concentre lattention sur le rapport de laffect au langage. Comme le rappelle Colette Soler, chez Lacan « les affects sont des manifestations subjectives qui répondent aux effets de langage72 ». Laffection agit avant tout ici dans le sens dune aliénation 38du sujet, loin de toute ouverture au monde phénoménologique. Le sujet est “sujet parlé” et non plus sujet parlant, originairement aliéné au désir de lAutre qui détermine son désir, affecté par autant de symptômes dont le sens lui échappe. « La clinique, cest le réel en tant quimpossible à supporter73 », résume ailleurs Lacan. Le « réel » comme absolu se définit par la béance dun « impossible » à symboliser et à représenter, mais il se définit donc aussi « par les affects quil produit74 ». Laffect est donc du côté de lindéfinissable, de labsence de cause apparente et de linsupportable, mais lié à lexpérience singulière qui fait en loccurrence débuter la cure. Le sujet affecté par le « réel » indique bien que ce réel est « antinomique au bien-être ». Comme le conclut Colette Soler, « autant dire que tous les affects plaisants en sont exclus, la joie par exemple dont Spinoza faisait si grand cas75 ». La tristesse, lennui, la morosité, mais aussi lamour, la haine, lignorance, la douleur dexister, la colère, la honte, la frustration sont autant daffects, où les analysants « confondent quasiment leurs affects et leur vérité76 », et oublient le lien au « destin individuel de linconscient » qui se dissimule sous les contingences de la vie. Comme chez Heidegger, langoisse joue donc chez Freud et Lacan le rôle dun affect primordial : celui dune destitution de la subjectivité classique où entre-apercevoir ce qui produit le sujet comme sujet désirant, la fait et le défait.

En écho à ces différentes conceptions, la lecture de Beckett nous amène à nous situer dans un entre-deux : entre laffect comme insupportable et laffect comme mise en jeu dune puissance dagir persistante – même “empêchée”. Si laffect simpose du dehors au sujet beckettien, comme angoisse soudaine ou lâcher-prise mélancolique, ces affects signalent aussi une persistance, dans lécriture et dans la représentation : celle qui consiste dabord à “continuer encore” dêtre affecté.

Au sens le plus général, laffect renvoie donc à une variété de dispositions subjectives, du simple étonnement aux angoisses et jouissances les plus risquées. Laffect agit chaque fois comme une puissance de traversée, où lintériorité du sujet souvre du dedans à une extériorité difficilement définissable, où toute subjectivité propre est donc remise en cause : pensée 39freudienne de linquiétante étrangeté et de langoisse, pensée du dehors chez Blanchot77, expérience intérieure chez Bataille78 ou « lointain intérieur » chez Michaux79 appartiennent à ce grand mouvement moderne de redéfinition du sujet qui cherche à faire la part de linconscient dans la conscience rationnelle comme de linhumain dans lhumain.

À la limite des mots :
transversalité et va-et-vient

Le “rajustement” du rapport sujet-objet peut donc sentendre dans cet autre rapport, entre affect et plasticité. Dune puissance de traversée à lautre, on remarque que lenjeu anthropologique de laffect et lenjeu esthétique de la plasticité partagent un devenir commun, sans frontières stables. À la limite des mots et de leur dehors, ce devenir de laffect et de la plasticité interroge lactivité artistique : comment trouver un support à linsupportable ?

Une telle instabilité définit donc ce que nous nommerons “modernités artistiques” au sens le plus large. Cette instabilité touche aux fondements de la représentation comme à tout lien possible : entre soi et soi, soi et lautre, soi et le monde. Nous choisissons donc dinscrire lœuvre de Beckett dans un périodisation large : de la modernité philosophique et poétique de la fin du xixe siècle aux expériences décriture du xxe, des textes les plus anciens relus par la modernité philosophique (Lucrèce ou la Bible) à lart contemporain le plus actuel. Nous distinguerons en particulier la crise “moderne” de lexpression et de la représentation du corps, et lintérêt “contemporain” pour lœuvre, son geste, son lieu et son statut : du champ de lœuvre au champ élargi de sa définition, de ses conditions et de son contexte.

40

Il sagira ainsi de voir comment les formes parfois désaffectées de lart contemporain laissent la possibilité dune réaffection subtile, voire dun nouveau rapport à lexpression de laffect. Dans le domaine de lart contemporain, le mépris pour la question “romantique” de laffect, comme pour celle du corps, ou de lexpérience sera ainsi questionné sur son propre terrain : de Marcel Duchamp à François Morellet, en passant par lart de linstallation, comment penser encore le rapport entre plasticité et affect ? Beckett sera de ce point de vue à la fois une référence et un révélateur, attirant notre attention sur la persistance dune expressivité affectée.

Notre étude ne concernera donc pas uniquement linfluence picturale de lécriture beckettienne. Il sagit plutôt de nous situer sur ce bord mobile entre la littérature et son dehors, au passage dun va-et-vient, voire dun devenir. Nous nous intéresserons donc à leffet de la peinture sur la dimension plastique de lécriture de Beckett, de limage en crise au rapport du corps à lespace, mais aussi aux lectures possibles des enjeux plastiques de la modernité à travers lécriture beckettienne de laffect.

Pour mieux saisir le “transbordement” entre lart verbal et son dehors, il sagit donc de maintenir la distinction entre la littérature et toutes les processus matériels et plastiques : de la peinture au tableau vivant, à linstallation ou à larchitecture. Comment, en dernier lieu, témoigner de ce devenir qui fait jouer ensemble des intensités discursives et non-discursives ? Deleuze et sa pensée du devenir, de la métamorphose, du pli et de linterférence, est un autre philosophe de la “plasticité” qui nous accompagnera dans notre double recherche : des virtualités plastiques de lœuvre de Beckett, aux virtualités beckettiennes des arts plastiques de la modernité, entre pratique et théorie.

Faire signe, faire face, faire surface : autant de manières pour laffect de rejoindre la plasticité dans un devenir commun, qui fait fuir avec lui toute idée préconçue de littérature. La littérature de lépuisement beckettien devra être étudié à partir de ces points de jonction, qui en font paradoxalement une littérature toujours à construire : dune œuvre à lautre, et dune déprise à lautre, comment faire jouer affect et plasticité pour éviter que “lamoindrissement” ou le “ratage” se constituent en logiques finalement stabilisées, sans laffect imprévisible quelles font surgir jusquau bout ? Le problème nest donc plus datteindre l“absolu littéraire” dun genre universel et unitaire réunissant tous les genres 41et tous les “mondes de lart”, tel quil a été théorisé par le premier romantisme80. Comme codifications préétablies, les genres romanesque, théâtral ou poétique nont de sens chez Beckett que par le déplacement, louverture et la mise en rapport avec dautres genres que leur fait subir lécriture – et non par leur seul mélange ni par leur distinction pure. Lapproche comparative consiste donc à préciser, en laccompagnant, ce mouvement de circulation de forces entre des corps et des œuvres dans une décomposition sans fin. Cette impossible mort de la littérature répondant dailleurs, comme un écho inversé, à « limpossibilité native » de sa définition romantique81.

Sur fond de cet épuisement de la subjectivité classique, la création ne relève plus dune maîtrise subjective, mais simplique dans une mémoire aux limites instables, à la responsabilité incertaine, constituées de résonances complexes. Lépuisement minimaliste des possibilités imaginaires paraît empêcher a priori une comparaison classique, par ressemblances et dissemblances, puisque limage beckettienne ne cesse de fuir en perdant ses contours. De même, la nature complexe voir contradictoire de lesthétique beckettienne semble empêcher toute vue densemble permettant la comparaison : entre incarnation et abstraction, expressivité et aphasie, scatologie et épure spectrale, quel trait général comparer avec quel autre ? On fera ainsi lhypothèse dinfra-ressemblances persistant comme le sujet beckettien sur le mode dune survie précaire. En-deçà de toute analogie, devenue impossible, ces rapprochements nous permettront de repérer des enjeux communs, même divergents, à toute une modernité artistique ainsi constituée en ensemble hétérogène mais cohérent. Werner Spies a ainsi suggéré lidée que lœuvre de Beckett 42assurait la « synchronisation » de tout lart de la période contemporaine, en particulier de lart américain82. Mais soyons aussi attentif à ce quon pourrait appeler la puissance de désynchronisation que lœuvre de Beckett laisse agir. De par son extrême variété, lérudition beckettienne fonctionne comme un combustible dont lénergie libérée laisse entrevoir au lecteur non seulement une unité synthétique, mais des rapports nouveaux entre les formes les plus variées de lart. Dans lépuisement en cours de tout rapport, et par la dualité même de lesthétique beckettienne, lexpressionnisme communiquerait ainsi avec le minimalisme ou lart conceptuel, les textes les plus anciens de la tradition livresque avec les gestes rénovateurs et scandaleux de Cézanne ou Duchamp. Létude de la “plasticité” littéraire beckettienne devra ainsi tenir compte de double éloignement : du sujet à lui-même dans lexpérience de laffect, de lœuvre à elle-même dans une mémoire de lart ouverte et hétérogène.

Entre lapport critique et philosophique des « maîtres du soupçon83 » et lapport esthétique et poétique de « lère » du même nom84, la modernité qui nous intéresse renvoie à cette recherche dun lien dans la déliaison. Sans support stable et sans liens assurés entre les éléments de la représentation, comment retisser un rapport : par exemple entre un énoncé et un sujet dénonciation (“Je est un autre”), entre deux sensations éloignées dans le temps dont lécrivain « posera le rapport85 » pour mieux écrire la traversée dans lépaisseur dune mémoire (Proust), ou encore dans le rapprochement de deux images a priori sans rapport, dun parapluie et dune machine à coudre (avec Lautréamont, puis limage surréaliste). Dans son amoindrissement même, le minimalisme 43beckettien continue dinterroger ce lien problématique, notamment entre son œuvre et dautres œuvres. Malgré son épuisement et sa résistance à linterprétation, lécriture de Beckett laisse à notre disposition une puissance de relecture de lart dont il nous faut explorer les possibles.

En nous concentrant sur les textes en prose et sur les pièces pour le théâtre et la télévision, nous nous arrêterons en particulier sur le rapport du texte à limage. Le “transbordement” évoqué plus haut concerne bien sûr les pièces radiophoniques ; elles nentreront cependant pas en jeu dans notre étude afin disoler le plus simplement possible les deux termes de ce transbordement : comment le texte joue avec limage, comment le “mal dit” soppose, sarticule ou entre en devenir avec le “mal vu” ? Selon quels processus matérialistes, communs à la peinture, à larchitecture, à la chorégraphie ou à des formes génériquement plus instables ?

Une lecture par études de cas sera le seul moyen de mettre en jeu ces singularités pour donner progressivement un aperçu possible de la situation de lœuvre de Beckett dans lhistoire moderne et contemporaine des représentations. Il nous faudra montrer alors que lœuvre de Beckett entre moins dans un rapport de déterminations et dinfluences que de résonances, à commencer par ce que nous venons dévoquer sur cette topologie paradoxale imposée à la lecture par lœuvre de Beckett. Si, par sa nature avant tout verbale, cette œuvre sinscrit pleinement dans le domaine littéraire, elle ne cesse pourtant de nous situer sur un bord intermédiaire, une marge de résonance entre la littérature et son dehors. Lapproche linguistique et stylistique devient insuffisante ou nécessite au moins la référence à dautres pratiques de lart.

En écho à la clinique psychanalytique, lapproche contemporaine et transdisciplinaire de lhistoire de lart a montré limportance de la « pensée par cas86 ». Si cette approche met en jeu la singularité dun cas, cest pour mieux comprendre une situation dynamique plus générale dans larticulation progressive des cas entre eux. Lœuvre de Beckett, définie à la fois par lépuisement et par sa variété formelle, empêche 44plus spécifiquement toute approche totalisante et systématique, sans empêcher cependant daccéder à un point de vue général sur lœuvre, dune singularité à lautre. Or lon sait comment les lectures de Beckett peuvent être variées, voire opposées terme à terme. Létude de cas nous permettra par exemple déviter la « controverse moderniste/postmoderniste » de la critique beckettienne évoquée par Lois Oppenheim87 : le modernisme sarrêtant sur la tendance à lépuisement formaliste ou abstrait pour affirmer l« universalité ontologique » de labsurdité de lexistence humaine ; le postmodernisme interrogeant réflexivement la « fin de lhistoire [de lart] » et la « banqueroute » de tout système philosophique.

Faisons alors cette autre hypothèse : la puissance vitale, infime mais persistante, dangereuse puisquelle affecte les sujets quelle traverse, concerne aussi lœuvre et la lecture transversale quelle rend possible. On notera dailleurs que même Deleuze, qui sera pourtant notre référence théorique principale, refuse cette « virtualité » à lécriture du dernier Beckett dans « LÉpuisé ». À la « dépotentialisation » de lespace « sans dessous ni profondeur » de Trio du fantôme (1977), Deleuze oppose les films de Straub et Duras, où « [l]a voix sélève pour évoquer ce qui est enfoui dans la terre comme un potentiel encore actif » (in Q, 91). Il nous semble que lœuvre de Beckett, à léchelle des espaces quelle représente et à celle de la mémoire de lart quelle met en résonance, recèle aussi un “potentiel actif”. Cest lui quil nous faut justement explorer à la limite des possibilités de lœuvre, et à la limite des liens entre les différents territoires de lart quelle interroge, même dans leur déliaison en cours.

Notre parcours entre autant de « singularités formelles88 » ira donc en sélargissant : nous évoquerons dabord le statut du détail chez Beckett, puis la représentation du corps affecté, avant douvrir notre étude dans une seconde partie à lespace et au geste qui déterminent lœuvre ou sa ruine. De lart moderne à lart contemporain, il sagira moins de suivre la progression téléologique dune histoire des formes, que daccompagner la variation dun point de vue à partir dune crise commune : celle de la représentation.

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Ce champ de résonances entre Beckett et différentes pratiques ou théories intéressant la modernité ne va pas sans une historicisation précise. Si notre périodisation laisse place aux anachronismes dont lapproche intertextuelle a montré la paradoxale fertilité, les références historiques devront y trouver leur place. Laffect et la plasticité sont des notions ancrées dans la réalité historique autant que biographique de lartiste : langoisse concerne par exemple lexpérience existentielle de Beckett, autant que lobjectivation angoissante des sujets, effet de lindustrialisation du xixe siècle comme des catastrophes meurtrières contemporaines de la vie de Beckett. De même, ces événements et transformations de lhistoire touchent au plus profond la recherche littéraire et artistique, en particulier celle que nous avons défini par le problème du “rapport” perdu : entre mots et images, entre un sujet et un autre sujet, entre un sujet et lexpérience de sa propre survie. Si laffect trouble le sujet, il est aussi le signe de sa résistance à lobjectivation qui le menace – autre enjeu, souterrainement politique, de lécriture beckettienne. Résistant à Paris et réfugié dans le Vaucluse, volontaire pour la Croix-Rouge irlandaise dans les ruines de Saint-Lô, mais aussi visiteur attentif de lhôpital psychiatrique de Bedlam à Londres, Beckett fut le témoin et lacteur de lhistoire dans ses manifestations les plus concrètes. Comprendre comment lexpérience de Beckett et son écriture ont traversé lhistoire, dans la violence de son spectacle, sera donc aussi lenjeu de cette étude. Lœuvre de Beckett sinscrit donc dans un horizon qui implique nos problématiques les plus actuelles. Évoquer le trouble et léloignement quil a fait subir une fois à nos représentations est insuffisant ; encore faut-il le mettre en perspective et en échos dans une analyse qui se jouera donc nécessairement aux bords communs, dynamiques mais instables, qui séparent la forme littéraire et son dehors.

Synonyme dimpasse, de désespoir, de fin de partie aux parages de la mort, lœuvre de Beckett donne pourtant à penser une ouverture paradoxale : non pas une issue, mais une brèche contre toute attente, un événement contre toute logique, le frémissement dune trace de vie ou de relation par-delà lépuisement des possibles. Dans lassomption de limpasse, comme du plan frontal en peinture, il ne sagit pas de donner lillusion dune profondeur, dun horizon, dune perspective, mais de constituer avec les seuls paramètres du plan, une trace de mouvement, un espoir finissant mais insistant dans sa finitude même : lespoir que limpasse soit vivable.

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première partie

« ce qui se consume, une chute89 » :
limage précaire

1 Extrait dune lettre de Beckett à Charles Juliet datée de 1968, après que celui-ci lui a envoyé quelques poèmes. Voir Charles Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, Saint-Clément-de-rivière, Fata Morgana, 1986, p. 32.

2 Roland Barthes, Le Degré zéro de lécriture [1953], Paris, Seuil, « Points », 1972, p. 11.

3 « Leur comportement [celui des SS] et notre situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême – où personne veut, ni ne peut sans doute se reconnaître – de comportements, de situations qui sont dans le monde et qui sont même cet ancien “monde véritable” auquel nous rêvons. » (Robert Antelme, LEspèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 229). Voir Christophe Bident, Reconnaissances : Antelme, Blanchot, Deleuze, Calmann-Lévy, « Petite Bibliothèque des idées », 2003, p. 59-87.

4 Jean-Paul Sartre, Quest-ce que la littérature ?, Situations, II, Paris, Gallimard, 1975, p. 60.

5 Stéphane Mallarmé, Divagations [1897], Œuvres complètes, t. II, Bertrand Marchal (dir.), Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 2003 : « Crise de vers » (p. 208).

6 Concernant les vidéos des années 1970-1980 : « [] cétait difficile pour lui décrire encore des mots, sans avoir le sentiment que cest un mensonge []. » (Jim Lewis, « Beckett et la caméra », Revue desthétique, no 1 hors-série [1986] : “Samuel Beckett”, Pierre Chabert (dir.), Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1990, p. 371-379 [p. 376].

7 …que nuages… ne conserve que la fin du poème « La Tour » (1926) de William Butler Yeats : « …que nuages passant dans le ciel… lorsque lhorizon pâlit… ou le cri dun oiseau qui sommeille… parmi les ombres appesanties… » (cité par Beckett, Q, 48).

8 Antonin Artaud, Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 1439-1463 : Van Gogh le suicidé de la société [1947] (p. 1444).

9 Claire Stoullig, « Bram van Velde, un certain état de la fortune critique », catalogue Bram van Velde, exposition du 19 octobre 1989 au 1er janvier 1990, Paris, Centre Georges Pompidou, 1989, p. 13-18, cité par Rémi Labrusse, « Beckett et la peinture », Critique, no 519-520, août-septembre, 1990, p. 670-680 (p. 677).

10 « Jai fait tout ce quil est en mon pouvoir de faire pour Bram, cest fini. Le mal que je lui ai fait est fini également. » (lettre de Beckett à Georges Duthuit, Ussy [été 1949], cité par Rémi Labrusse, « Beckett et la peinture », art. cité, p. 677).

11 Beckett cité par Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, op. cit., p. 19.

12 « [] etwas lähmend Heiliges in der Unnatur des Wortes []. » (lettre à Axel Kaun du 9 juillet 1937, Dsj, 53).

13 Voir par exemple Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 291, et Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 8-9.

14 Beckett cité par Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, op. cit., p. 29.

15 Voir James Knowlson, Beckett, Oristelle Bonis trad., Arles, Actes Sud, 1999, p. 452-455.

16 Beckett cité par Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, op. cit., p. 17.

17 Beckett cité par Juliet, Rencontres avec Samuel Beckett, op. cit., p. 29.

18 Ibid., p. 51.

19 Ibid., p. 29.

20 MP, 9. Signalée par Theodor W. Adorno, Notes sur Beckett, Christophe David trad., Caen, Nous, 2008.

21 Voir Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 86, et les lectures de François Zourabichvili, Le Vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003, p. 34, et Anne Sauvagnargues, Deleuze : lempirisme transcendantal, Paris, PUF, « Philosophie daujourdhui », 2009, p. 22-30.

22 Voir la synthèse dAnne Sauvagnargues : « Kant lançait cette philosophie critique, en posant la question des conditions de possibilités de lexpérience. Pourtant, le conditionnement quil invoque reste celui dune expérience déjà configurée, sous la forme dun sujet conscient corrélé à un objet supposé connu ou connaissable, de sorte quil sagit dun simple décalque du transcendantal à partir de lexpérience déjà configurée, ou empirique, de la conscience. Or, et cest ici que limmanence [selon Deleuze] supplante lautonomie, il sagit de définir la rencontre de la pensée avec lexpérience comme les transformant en même temps, selon une relation transcendantale qui les produit toutes deux. » (Anne Sauvagnargues, préface à François Zourabichvili, La Littéralité et autres essais sur lart, Paris, PUF, « Lignes dart », 2011, p. 20 ; nous soulignons).

23 Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 40-49 : « Sur quatre formules poétiques qui pourraient résumer la philosophie kantienne » (p. 43).

24 Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 117.

25 Voir Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie [1962], Paris, PUF, « Quadrige », 2012, p. 45.

26 Ibid., p. 7.

27 Labrusse, « Beckett et la peinture », art. cité, p. 671-672.

28 Voir par exemples Daniel Dezeuze sur Michel Parmentier dans Textes, entretiens, poèmes, 1967-2008, Beaux-arts de Paris, 2008, et A. Pacquement et al., Michel Parmentier, Paris, C.N.A.P., 1988.

29 Labrusse, « Beckett et la peinture », art. cité, p. 676.

30 Ibid., p. 680.

31 Ibid., p. 678.

32 Ibid., p. 679-680.

33 Ibid., p. 680.

34 Lois Oppenheim, The Painted Word : Samuel Becketts Dialogue with Art, The University of Michigan Press, 2000, p. 58 (nous traduisons).

35 Voir « Worded Image / Imaged word », ibid., p. 157-190.

36 Ibid., p. 123-156.

37 Ibid., p. 124.

38 Ibid., p. 133.

39 Pascale Casanova, Beckett labstracteur : anatomie dune révolution littéraire, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 1997.

40 Lassaad Jamoussi, Le Pictural dans lœuvre de Beckett : approche poïétique de la choseté, Pessac, Sud Éditions / Presses universitaires de Bordeaux, 2007.

41 Ibid., p. 31.

42 Ibid., préface de René Passeron, p. 10.

43 Ibid., p. 109.

44 Ibid., p. 194-200.

45 Ibid., p. 28.

46 Ibid., p. 12.

47 Comme le rappelle Emmanuel Jacquard, voir son article : « Becket : bibliographie », Revue desthétique, no 1 hors-série [1986] : “Samuel Beckett”, op. cit. (p. 424-425).

48 Évelyne Grossman, LEsthétique de Beckett, Paris, Sedes, 1998, p. 8 (nous soulignons).

49 Concernant la peinture des van Velde (TD, 30).

50 « Peuples en larmes, peuples en armes », séminaire tenu à lINHA en 2012-2013.

51 Ou, dans la traduction de Richard Bodéüs : « Faire, cest par exemple amputer, cautériser. Et subir, cest, par exemple, être amputé, être cautérisé. » (Aristote, Catégories, IV-2a, Les Belles Lettres, 2001).

52 Voir Baruch de Spinoza, « De la servitude humaine ou des forces des sentiments », LÉthique (1677), Paris, Gallimard, 1954, p. 263-348.

53 Jean-Paul Sartre, LEsquisse dune théorie des émotions [1938], Paris, Hermann, 2010, p. 43 (nous soulignons).

54 Lévanouissement devant une bête féroce « est une conduite dévasion. Lévanouissement ici est un refuge. Mais quon ne croie pas que ce soit un refuge pour moi, que je cherche à me sauver, à ne plus voir la bête féroce. Je ne suis pas sorti du plan irréfléchi : mais faute de pouvoir éviter le danger par les voies normales et les enchaînements déterministes, je lai nié. » (ibid., p. 45).

55 Maurice Merleau-Ponty, Signes [1960], Paris, Gallimard, 2003, p. 271.

56 Voir le Dictionnaire historique de la langue française [1992], Alain Rey (dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993.

57 Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 70 (nous soulignons).

58 Ibid.

59 « La douleur est lêtre véritable, cest-à-dire la sensation de soi. La douleur, la contradiction sont lêtre véritable » (Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes [1869-1872], Michel Haar et Jean-Luc Nancy trad., Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1977, p. 309-313).

60 Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 48.

61 Gilles Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Paris, Minuit, 2004, p. 134.

62 Voir Giorgio Agamben, La Puissance de la pensée, Joël Gayraud et Martin Rueff trad., Paris, Payot, 2011, p. 313.

63 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Quest-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 163.

64 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, A. Philonenko trad., Paris, Vrin, 1968, paragr. 29.

65 Sigmund Freud, Leçons dintroduction à la psychanalyse [1916-1917], Œuvres complètes vol. XIV, Paris, PUF, 2000 : « Langoisse », p. 407-426 (p. 410).

66 Sigmund Freud, Inhibition, symptôme, angoisse [1926], Paris, PUF, « Quadrige », 1993, p. 9.

67 Sigmund Freud, Métapsychologie [1915], Paris, Gallimard, « Folio ; Essais », 1986 : « Pulsions et destin des pulsions », p. 11-43 (p. 17).

68 Solange Carton, « Silence des émotions, silence des affects dans les dépressions », in Solange Carton, Catherine Chabert, Maurice Corcos (dir.), Le Silence des émotions : clinique psychanalytique des états vides daffect, Malakoff, Dunod, 2011, p. 9-76 (p. 26).

69 Freud, « Langoisse » in Leçons dintroduction à la psychanalyse, op. cit., p. 411.

70 Voir le commentaire de Monique Schneider, « Lémotion selon Freud : lirruption du “corps étranger” », Alter, no 7 : Émotion et affectivité, 1999 (p. 213-214).

71 Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1967.

72 Soler, Quest-ce qui nous affecte ?, Paris, éditions du Champ lacanien, 2011, p. 13.

73 Jacques Lacan, « Création de la Section Clinique », 1976, cité par Colette Soler, ibid., p. 11.

74 Ibid.

75 Ibid.

76 Ibid., p. 10.

77 Voir Michel Foucault, « La pensée du dehors », Critique no 229, Paris, Minuit, 1966 : p. 523-546.

78 Voir Georges Bataille, LExpérience intérieure [1943], Paris, Gallimard, « Tel », 1978.

79 Voir Henri Michaux, Plume, précédé de Lointain intérieur [1938], Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 2001. Cf. Llewellyn Brown, LEsthétique du pli dans lœuvre de Henri Michaux [2007], Paris, Lettres Modernes Minard, « Bibliothèque des Lettres Modernes », 2015, p. 93-103.

80 « Le Genre littéraire est la Littérature elle-même, LAbsolu littéraire – la “vraie littérature”, dira Schlegel quelques années plus tard, cest-à-dire telle que ce ne soit pas “un genre ou lautre qui se contente, au gré de la chance, daccéder à une certaine formation, mais bien plutôt que la littérature elle-même soit un grand Tout, dune connexion et dune organisation complètes, embrassant dans son unité bien des mondes de lart, – une œuvre dart unitaire”. » (Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, LAbsolu littéraire, Paris, Seuil, « Poétique », 1978, p. 277, citant Friedrich Schlegel, « De lesprit combinatoire », introduction à la deuxième partie de LEsprit de Lessing [1804]).

81 Sur limpossibilité de répondre à la double question « quest-ce que la littérature » et « quest-ce que le romantisme », « cette impossibilité native du romantisme [] explique que sa question soit en réalité proprement vide et quelle ne porte, sous le nom de “romantisme” ou de “littérature” [] que sur une chose indistincte et indéterminable, reculant indéfiniment à mesure quon lapproche, susceptible de (presque) tous les noms et nen tolérant aucun : une chose innommable, sans contours, sans figure. » (ibid., p. 266).

82 « Ce qui présente un intérêt pour lart, pour les nouveaux médias, cest de constater que notre approche de Nauman, de Hill, de Rebecca Horn, de Serra et dautres, possède en Beckett une grandiose caution intellectuelle et pratique. Où que notre regard se porte, il ne cesse de rencontrer des expérimentations et des constellations dont Beckett assure – sans que, bien souvent, elles en aient conscience – la synchronisation poétique et intellectuelle. » (Werner Spies, LŒil, le Mot, Paris, Christian Bourgois, 2007, p. 25).

83 Concernant Nietzche, Marx et Freud, voir Paul Ricœur, De linterprétation : essai sur Sigmund Freud, Paris, Seuil, 1965.

84 Voir Nathalie Sarraute, LÈre du soupçon, Paris, Gallimard, 1956.

85 « On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets différents, la vérité ne commencera quau moment où lécrivain prendra deux objets, posera leur rapport, analogue dans le monde de lart à celui quest le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires dun beau style []. » (Marcel Proust, Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, t. IV, Jean-Yves Tadié (dir.), Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1989, p. 468).

86 « Quest-ce que lhistoire de lart, sinon dabord une suite détude de cas ? » (Roland Recht, À quoi sert lhistoire de lart ? Entretiens avec Claire Barbillon, Paris, Textuel, 2006, p. 14). Voir aussi Jean-Claude Passeron et Jacques Revel : « la pensée par cas se retrouve toujours peu ou prou dans toutes les démarches dune science historique » (J.-C. Passeron et J. Revel (dir.), Penser par cas, Paris, EHESS, 2005, p. 28). Cité et repris par Thierry Davila, De linframince : brève histoire de limperceptible de Marcel Duchamp à nos jours, Paris, Éditions du Regard, 2010, p. 23-28.

87 Voir Oppenheim, The Painted Word, op. cit., p. 65.

88 « Ce qui, en réalité, caractérise la leçon warburgienne nest autre que la valeur heuristique et théorique conférée à létude des singularités. » (Georges Didi-Huberman, « Pour une anthropologie des singularités formelles : remarques sur linvention warburgienne », Genèses, no 24, septembre 1996, p. 145-163 [p. 162]).

89 Gilles Deleuze (in Q, 97).