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Classiques Garnier

Barbey d'Aurevilly et l'âge classique

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Barbey d’Aurevilly et l’âge classique
  • Auteurs : Bertrand (Mathilde), Glaudes (Pierre), Sorel (Élise)
  • Pages : 9 à 18
  • Collection : Rencontres, n° 288
  • Série : Études dix-neuviémistes, n° 34
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406061793
  • ISBN : 978-2-406-06179-3
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06179-3.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/01/2018
  • Langue : Français
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BARBEY DAUREVILLY
ET LÂGE CLASSIQUE

« En religion, nous sommes pour lÉglise ; en politique, pour la monarchie, en littérature, pour la grande tradition du siècle de Louis XIV, Unité et autorité ! Nous ne répudions aucun de nos héritages et nous ne faisons la guerre quaux bâtards1. » On connaît la profession de foi de Jules Barbey dAurevilly, qui prétendait rendre ses jugements à la lumière du passé, dont il fut lun des « prophètes2 », muni de ces trois attributs hautement symboliques, « la balance, le glaive et la croix3 ». Polémique autant que mélancolique, son œuvre tout entière témoigne dune nostalgie de lAncien Régime et plus particulièrement du règne de Louis XIV, – « le dernier roi qui ait incarné purement et intégralement en sa personne le principe qui a fait vivre, pour la première fois dans les annales du monde, pendant huit-cents ans, une Monarchie4. » À la gloire du Grand Siècle, Barbey oppose les vices du xviiie siècle, immoral, philosophe et libertin, quil rend responsable de la Révolution française et de la médiocrité navrante du xixe siècle. Il déplore la splendeur royale souillée par les débauches de la Régence et celles de Louis XV, conduisant la France à la Révolution, dont le couperet fatal trace une frontière irrémédiable entre la prose du présent et la poésie du passé décapité.

De part et dautre de ce Rubicon, deux types de littérature que tout oppose. Au règne de Louis XIV, – ce « Roi réglé et éclatant comme le Soleil, quil avait pris pour son symbole5 », – correspond 10une « littérature de lunité et de lordre6 », dénaturée bientôt par linfluence des mœurs et de la philosophie du xviiie siècle. Née sur les décombres du trône et de lautel et sur ceux de lesthétique classique, la littérature du xixe est, à linverse, une « littérature de lindépendance et de la variété et même du dérèglement dans sa variété7 ». Si lœuvre de Barbey, « venu trop tard dans un monde trop vieux », comme daucuns, tient fatalement davantage de la seconde que de la première, elle fait néanmoins signe vers cet idéal littéraire qui linforme en profondeur.

On a interrogé la modernité paradoxale de Barbey dAurevilly8. On a lu son œuvre à laune de cette modernité quil conspuait, postulant, avec Antoine Compagnon, que l« antimoderne » est le plus authentique des modernes, celui qui nest pas dupe de la modernité. Ce faisant, on a tiré le « Connétable des lettres » du côté du xxe et du xxie siècles, comme pour réduire la distance qui nous sépare de lui. Pour faire pendant à cette lecture et la compléter, nous voulons confronter Barbey dAurevilly à cet âge classique dans lequel il voyait un idéal politique, religieux, moral et esthétique, malheureusement perdu dans son siècle égalitaire, sans unité et sans autorité, incapable de reconnaître la noblesse et la grandeur.

Tempêtant contre la médiocrité de son temps, Barbey use cependant moins lui-même de « la plume calme et majestueuse du xviie siècle, quil a héritée des grands écrivains de Louis XIV », que de « la plume de guerre du xixe9 », qui doit tant à celle du xviiie. Barbey nest pas à une contradiction près, on le voit, et la bâtardise quil pourchasse10, il la voit aussi dans le goût classique pour lAntique (dont il absout cependant Corneille, le « vieux tragique chrétien11 », Racine, que sauvent Esther 11et Athalie, mais aussi Molière et La Fontaine, dont le « génie gaulois12 » résiste à limitation du modèle antique) :

Le Romantisme en effet (quimporte son nom ?) était dans les lettres la Légitimité reprenant la place usurpée par la Bâtardise ! La civilisation chrétienne périssant sous la civilisation païenne, ressortie de ses ruines depuis le xve siècle, le mort revenant tuer le vif, la tradition coupée comme une corde de harpe, les ancêtres niés, les langues retardées dans leur développement par ce latin qui nétait plus le robuste latin des moines dans lequel palpitaient lâme et le génie du Moyen Âge, mais un latin qui singeait lantique et qui puait la tombe sous ses élégances comme les momies sous leur rouge : limitation substituée à loriginalité et lempêchant même de naître, tel fut, en quelques mots, le crime intellectuel de la Renaissance, et ce crime, dont nous portions la peine, sétait épuisé dans des littératures qui navaient plus une goutte de sang dans les veines13.

Les romantiques seraient ainsi paradoxalement des légitimistes en littérature, contre les bâtards classiques de lAntiquité, avant que le romantisme ne devienne lui-même un nouveau classicisme : « Le Romantisme est maintenant le classicisme de notre âge, mais la Critique qui se fie à linépuisable Beauté, attend des poésies aux formes et aux aspirations nouvelles14 ». On relèvera chez ce passéiste amoureux du Grand Siècle une conscience étonnante des nécessaires (r)évolutions esthétiques.

Pour cet écrivain excessif et scandaleux, dénué de son propre aveu de la mesure et du bon goût classiques15, pour ce vieux romantique chéri de la jeunesse décadente, le siècle de Louis le Grand demeure cependant un point de repère essentiel, le moment de coïncidence idéale entre une politique, une métaphysique, une morale et une esthétique, dont lunité sest dissoute tout au long du xviiie siècle, pour voler en éclat au xixe. 12Ce volume entend mettre en évidence le lien très fort, et qui a assez peu retenu lattention de la critique, unissant Barbey au Grand Siècle et au xviiie, ce siècle des Lumières « quon a le vice daimer quand on en a la faiblesse16 », – singulier aveu sous la plume de celui quon a souvent accusé de penser comme Joseph de Maistre, mais décrire comme le marquis de Sade, et dont les personnages romanesques ont souvent la « beauté hideuse17 » des libertins de Laclos. Au-delà dune opposition de surface entre lidéologie et lesthétique, la pensée et le style dun auteur qui revendiquait lamour du paradoxe et des contradictions fécondes, ce volume entend interroger les ambivalences du rapport que Barbey entretenait avec le souvenir et lhéritage des deux siècles qui ont précédé le sien, et quil a réfléchis dans son œuvre, sur le mode de ladmiration ou de lexécration, du regret ou de la répulsion, – lun nexcluant bien évidemment pas lautre. Ce faisant, on tâchera de percevoir la cohérence et lunité derrière les contradictions et les variations de surface dun écrivain en qui Remy de Gourmont voyait lun de « ces classiques singuliers et comme souterrains qui sont la véritable vie de la littérature française18 ».

Nous avons choisi de classer les différents articles qui composent ce volume en deux parties distinctes, dont les objets se recoupent pourtant, dans une certaine mesure. Confrontant Barbey dAurevilly à deux siècles dHistoire, la première partie explore sa vision de la religion, de la politique et de la société du xviie et du xviiie siècles. La seconde partie porte plus spécifiquement, quant à elle, sur son rapport à lesthétique de lâge classique, dans les domaines plus restreints des Belles-Lettres et des Beaux-Arts. Quoiquintimement liée aux enjeux religieux, politiques, éthiques et sociaux, – particulièrement quand il sagit dun temps qui na pas encore théorisé lautonomie de lart, – la question esthétique déborde inévitablement la partie que nous lui consacrons.

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Religion, politique et société

Barbey dAurevilly et deux siècles dHistoire

Comme le montre Pierre Glaudes, la conception que Barbey a de lHistoire est marquée par un pessimisme essentiel. Dans linexorable chute du genre et du cœur humains, aux prises avec le péché, le Grand Siècle lui apparaît comme une trêve bienheureuse, mais éphémère. En politique comme en littérature, le xviie siècle représente un « âge dordre, de clarté et dharmonie », irrémédiablement perdu au xixe siècle. Lœuvre aurevillienne porte dès lors le deuil de la grande tradition classique, « idéale et fantomatique », qui la hante (Pierre Glaudes, « Barbey dAurevilly et le Grand Siècle »). 

Barbey partage avec le duc de Saint-Simon ce rapport au passé, idéalisé et déploré. François Raviez montre les affinités profondes qui unissent le « connétable des Lettres » au mémorialiste du règne de Louis XIV. Chez lun comme chez lautre, on découvre un même amour de la hiérarchie et du prestige aristocratiques, mis à mal par la monarchie absolue, selon Saint-Simon, ou par la démocratie montante, selon Barbey, un même refus des dérives de leur temps et un même refuge dans le passé, « histoire et utopie », pour répondre aux misères du présent (François Raviez, « Barbey dAurevilly et Saint-Simon : la solution par le passé »).

Jean-Baptiste Amadieu se penche pour sa part sur lœuvre de Bossuet telle que Barbey la reçue et interprétée. Léloquence de « laigle de Meaux » suscite son admiration. Le critique aime autant le styliste que le penseur en Bossuet et discerne sous sa « plume ecclésiastique », qui fut aussi une « plume de guerre », une mélancolie presque byronienne, qui double le prélat dun poète. La pensée et le style de Bossuet lui inspirent néanmoins quelques réserves : sil loue son providentialisme et son anti-protestantisme, Barbey lui reproche « ses complaisances gallicanes et cartésiennes », sa conception dun « Christ aux bras étroits » et aux allures jansénistes et la pesanteur de ses effets oratoires (Jean-Baptiste Amadieu, « Barbey lecteur de Bossuet : une admiration singulière »).

La réflexion dAlexandra Delattre se situe elle aussi au croisement des préoccupations littéraires et religieuses, en confrontant lesthétique de Barbey à lesthétique catholique en pleine formation au xixe siècle. Elle 14met notamment en lumière la manière dont labbé Gaume incrimine le recours à lantique en littérature dans Le Ver rongeur des sociétés modernes ou le Paganisme dans léducation (1851). Pour lutter contre lidéologie laïque en plein essor, ce dernier sen prend à limitation des anciens que prônent les classiques, mais quil juge indigne dune littérature chrétienne. Barbey prolonge cette réflexion, qui légitime à ses yeux le désir dinventer un roman catholique moderne (Alexandra Delattre, « Les transformations du modèle classique : Barbey et le gaumisme »).

Critique appointé par les journaux, réagissant à lactualité éditoriale, Barbey parle des classiques au gré de leurs rééditions et des travaux érudits qui leur sont consacrés. Marie-Gabrielle Lallemand et Stéphane Zékian montrent chacun à sa façon le combat que celui-ci mène dans ses articles pour défendre une certaine idée de « la grande tradition », celle du siècle de Louis le Grand exalté par Voltaire, contre une représentation nouvelle qui remet en cause le panthéon consacré des auteurs du Grand Siècle.

Barbey défend ainsi bec et ongle limage traditionnelle du « bonhomme La Fontaine » contre les érudits qui, archives à lappui, veulent faire du bonhomme un mondain et prouver que ce contempteur des courtisans nétait lui-même pas si mal en cour. De même, il sen prend violemment à la réhabilitation des précieuses moquées par Molière, passant sous silence leurs innovations stylistiques, qui ont plus dun trait commun pourtant avec son propre style, raffiné et précieux, sinon baroque, et sa posture de dandy, celle dune précieuse au masculin (Marie-Gabrielle Lallemand, « “Lair du temps est aux réhabilitations” : Barbey et les travaux érudits sur les xviie siècles »).

Stéphane Zékian revient sur le dénigrement de lérudition chez Barbey, véritable leitmotiv de sa critique des rééditions et des travaux consacrés à la littérature du Grand Siècle. Barbey reproche aux érudits davoir perdu le sens des proportions en même temps que leur capacité de juger. Ces universitaires sans panache, collationnant des détails sur les grands hommes, comme sur les petits (voire sur les femmes !), sont singulièrement myopes. En réhabilitant les oubliés, les mineurs et les méconnus, ils renversent la hiérarchie naturelle et promeuvent le médiocre au détriment du génie, crime de lèse-majesté sil en est. Sabstenant de juger au nom dune neutralité scientifique que Barbey abhorre, ils souscrivent au positivisme dun siècle démocratique et réécrivent lhistoire 15littéraire en révisant la tradition défendue de façon très orthodoxe par un critique dont le panthéon littéraire est classique, à tous les sens du terme (Stéphane Zékian, « Comment parler des classiques ? La critique de lérudition chez Barbey dAurevilly »).

À la nostalgie que suscite en lui ce xviie siècle choisi, soigneusement filtré par le prisme classique, répond la virulence de sa critique des œuvres et des hommes du xviiie siècle, analysée par Pierre Glaudes. Barbey fustige les philosophes des Lumières, accusés davoir précipité la chute de lAncien Régime en diffusant leurs idées pernicieuses. À la suite de Joseph de Maistre, il accuse les mœurs relâchées dun siècle scélérat que Dieu a châtié en répandant la violence et la terreur de la Révolution française. Lesprit, la fantaisie, limpertinence et la grâce de cette société libertine et légère lui plaisent cependant, et Barbey ne peut se défendre dune complaisance évidente pour un siècle aussi charmant quil fut corrompu, et dont il subit encore linfluence (Pierre Glaudes, « Barbey dAurevilly et le siècle des Lumières »).

En écho à la double réflexion de Marie-Gabrielle Lallemand et de Stéphane Zékian sur la lecture des œuvres du xviie au xixe siècle, Catherine Thomas-Ripault analyse les réactions de Barbey face à lhistoire du xviiie siècle telle que ses contemporains sont en train de lécrire. Il sindigne du jour favorable dont ils éclairent cette époque de perdition, aussi bien que de la méthode quils utilisent. Loin de mettre en lumière les seuls grands hommes ou grandes actions, cest la « petite histoire » qui retient lattention de ces historiens dun genre nouveau. Se multiplient en effet au xixe siècle les portraits intimes de personnalités du xviiie siècle, ainsi que les monographies féminines qui font revivre ce siècle dépravé, dont la poésie fascine Barbey, quoi quil en ait (Catherine Thomas-Ripault, « Barbey dAurevilly et l“école-trumeau” : dangers et séductions dun xviiie poétisé »).

16

Belles-lettres et beaux-arts

Barbey dAurevilly et lesthétique de lâge classique

Si lœuvre critique de Barbey fait la part belle au Grand Siècle, celui-ci semble en revanche briller par son absence dans son œuvre romanesque. Judith Lyon-Caen pointe ce silence très éloquent dans des romans qui mettent en scène le xixe siècle honni, auréolé des séductions sulfureuses du xviiie siècle, mais jamais la vertu supposée de cet âge dor et dordre que représente à ses yeux le Grand Siècle. La seule incursion que fait Barbey dans ce passé bien-aimé conduit aux limites du xviie siècle. Dans son dernier récit, Une page dhistoire, dont lintrigue se situe en 1603, Barbey se tourne vers un passé indistinct, presque intemporel. Ce faisant, il tourne le dos à lâge classique, peut-être trop idéalisé, grandiose ou figé, pour être romanesque (Judith Lyon-Caen, « Le xviie siècle en creux : historiographies romanesques de Barbey dAurevilly »).

Cest à cet ultime récit que sintéresse Pascale Auraix-Jonchière, qui réfléchit au genre de « lhistoire tragique », en vogue en Europe de 1559 à 1644, et dans la filiation duquel Barbey sinscrit avec Une page dhistoire. Bien que nous nayons pas la preuve quil ait bel et bien lu les Histoires tragiques de François de Rosset, où sont relatées aussi les amours incestueuses et la fin tragique de Marguerite et Julien de Ravalet, les points de rencontre que Pascale Auraix-Jonchière souligne entre les deux œuvres sont frappants et suggestifs (Pascale Auraix-Jonchière, « Une page dhistoire et le genre de lhistoire tragique »).

Lhistoire tragique nest pas lunique genre que Barbey emprunte au xviie siècle. Dans ses Pensées détachées comme dans son projet dextraire et de publier les Maximes et les Pensées de Balzac, il se mesure aux moralistes des xviie et xviiie siècles. Reto Zöllner réfléchit à la poétique de la maxime classique que Barbey emprunte en partie, mais quil sapproprie pour la moderniser. Il tisse notamment une analogie éclairante entre le caractère allusif et fragmentaire dun certain type de maximes et lesthétique lacunaire des nouvelles de Barbey, Les Diaboliques et Une page dhistoire (Reto Zöllner, « Barbey dAurevilly et la maxime »).

Élise Sorel sintéresse à un autre héritage esthétique du Grand Siècle, le « style grand seigneur », selon une expression en vogue au xixe siècle, qui 17tient en réalité de la construction rétrospective et pose une équivalence entre lidentité aristocratique dun auteur et son écriture particulière, en adéquation avec son rang social. Empruntant au « bel esprit mondain » aussi bien quà la « rudesse familière du souverain », à la simplicité royale comme à la préciosité de lhomme du monde ou du courtisan, ce « style grand seigneur » permet dappréhender « limaginaire linguistique » dun auteur dont « lethos aristocratique » influence le style autant que la pensée. Il sagit alors de pointer ce paradoxe propre à Barbey, qui tient à son double ethos de grand seigneur et décrivain, deux postures a priori antagonistes quil parvient pourtant à concilier, au nom dune indépendance et dune liberté à la fois aristocratiques et artistiques (Élise Sorel, « Barbey dAurevilly et lethos grand seigneur »).

Comme il arrive aussi que le « grand seigneur » soit un « méchant homme », Alice De Georges étudie linfluence du marquis de Sade sur lécriture de Barbey dAurevilly et plus particulièrement sur celle dUn prêtre marié. Ce roman édifiant voué à illustrer la théorie maistrienne de la réversibilité des mérites peut se lire comme une réécriture de la nouvelle de Sade, Eugénie de Franval, qui relate les amours incestueuses dun père et sa fille, auxquels Sombreval et Calixte empruntent de nombreux traits (« Du Sombre Franval au franc Sombreval : Un prêtre marié, récit sadien ? »).

Marie-Françoise Melmoux-Montaubin et Mathilde Bertrand analysent toutes deux le rapport de Barbey au théâtre classique, tel quon peut lobserver dans ses feuilletons dramatiques comme dans son œuvre romanesque, intime ou poétique.

Explorant les volumes du Théâtre contemporain, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin met en évidence quelques paradoxes. Barbey fait un éloge très classique du théâtre du Grand Siècle, antidote à la médiocrité du théâtre de son temps, comme aux faiblesses du théâtre romantique. Sa vision est cependant moins traditionnelle quil y paraît. Barbey renverse ainsi la hiérarchie traditionnelle, en valorisant la comédie au détriment de la tragédie. Il déplore le mélange des genres pratiqué par les romantiques, mais il dénigre par ailleurs les contraintes de lesthétique classique et le respect des unités. Une représentation dŒdipe-roi de Sophocle, Shakespeare antique doté de « la simplicité dun art accompli » qui manque au dramaturge anglais, lui fournit loccasion de définir son idée dun théâtre classique idéal, âpre, passionné, porteur dun « pathétique 18humain et universel » (Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, « Barbey dAurevilly, spectateur classique »).

Mathilde Bertrand pointe elle aussi les contradictions de Barbey et la complexité de son rapport aux chefs-dœuvre tragiques de lâge classique. Face à Shakespeare qui lui inspire une admiration grandissante, Corneille et Racine sont pour lui tour à tour des modèles et des repoussoirs, dont il met notamment en lumière le génie comique méconnu, étouffé par une esthétique classique trop étroite. Dans ses Diaboliques, quil qualifie de « petites tragédies de plain-pied », Barbey prétend mettre en scène lui-même « un tragique inconnu dont probablement le vieux Corneille au fond de son âme tragique ne se doutait pas », non parce quil relève dun « sublime dans le mal » que Corneille aurait méconnu, mais parce quil recèle une ironie toute moderne, qui fait de son auteur le « semblable » et le « frère » dun Baudelaire (Mathilde Bertrand, « Barbey dAurevilly et la tragédie classique »).

Frédérique Marro, enfin, sintéresse à la critique dart de Barbey et à ce quelle révèle de sa propre esthétique littéraire. Celui-ci se fait lécho dune querelle qui agite lâge classique et renaît au xixe siècle, en mettant aux prises les partisans du dessin et les défenseurs de la couleur. Là encore, la position de Barbey est très ambivalente : sil défend la ligne et le dessin de façon toute classique et spiritualiste, pourfendant la couleur dont les barbares matérialistes modernes noient leurs compositions, en art comme en littérature, il subit de son propre aveu la séduction du coloris et se définit lui-même comme « un diable desprit, toujours à la nage dans le vermillon » (Frédérique Marro, « Lesthétique aurevillienne : un écho de la querelle du coloris ? »).

Mathilde Bertrand,
Pierre Glaudes, Élise Sorel

1 « Notre critique et la leur », Le Réveil, 2 janvier 1858 ; repris dans Critiques diverses, œh xxvi, chap. xi. Cr. 6, p. 918.

2 Voir Jules Barbey dAurevilly, Les Prophètes du passé, Paris, L. Hervé, 1851.

3 « Notre critique et la leur », art. cité. Cr. 6, p. 81.

4 « Les Ruines de la monarchie française, par Revelière (chez Lecoffre) », Le Constitutionnel, 28 avril 1879 ; repris dans Les Historiens, œh x, chap. xxi. Cr. 3, p. 534.

5 « Histoire des travaux et des idées de Buffon. – Des manuscrits de Buffon, par Flourens », Le Pays, 31 janvier 1860 ; repris dans Les Philosophes et les écrivains religieux, œh i, chap. xvi, p. 168.

6 « Œuvres complètes de M. Alfred de Vigny : les Poèmes (1er article) », Le Pays, 8 mai 1860 ; repris dans Les Poètes, œh iii, chap. ii. Cr. 1, p. 717.

7 Ibid.

8 Voir Barbey dAurevilly et la modernité, sous la direction de Philippe Berthier, Paris, Honoré Champion, 2010.

9 « Granier de Cassagnac », Le Constitutionnel, 9 février 1880 ; repris dans Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires, œh xv, chap. xvii, sections xvi-xix. Cr. 4, p. 784.

10 « [] nous ne faisons la guerre quaux bâtards », « Notre critique et la leur », art. cité ; Cr. 6, p. 918.

11 « Ménage et finances de Voltaire précédé dune introduction sur les mœurs et les salons du xviie siècle, par M. Nicolardot (Chez Dentu, Palais-Royal) », Le Pays, 6 juillet 1854 ; repris dans Les Historiens politiques et littéraires, œh ii, chap. xiii. Cr. 1, p. 540.

12 « Le Malheur dHenriette Gérard, par M. Duranty », Le Pays, 4 septembre 1860 ; repris dans Les Romanciers, œh iv, chap. xv. Cr. 1, p. 1175.

13 « J.-M. Audin » [préface de louvrage de Jean-Marie Audin, Histoire de la vie, des ouvrages et des doctrines de Luther, Paris, L. Maison, t. I, 1856] ; repris dans Les Historiens politiques et littéraires, œh ii, chap. xviii. Cr. 1, p. 586.

14 « Poésies. Festons et Astragales, par M. Louis Bouilhet. (À la librairie nouvelle) », Le Pays, 17 août 1859 ; repris dans Les Poètes, œh iii, chap. xxi. Cr. 1, p. 932.

15 « Moi, je suis un barbare bien souvent, qui se retrouve sans cesse, avec des goûts de sauvage », lettre à Trebutien, 14 avril 1851, Corr. 3, p. 34 ; « Moi, jai de temps en temps de la poussée et de la flamme… mais je manque de goût, disent-ils. », lettre à Trebutien, 18 septembre 1851, ibid., p. 96 ; « [] des empâtements de barbare se mêlent souvent à ce langage dAthénien que le doux Guérin ma laissé sur les lèvres comme un souvenir dhéritage ! », lettre à Trebutien, 21 mars 1852, ibid., p. 143.

16 « Les Hommes de lettres, par MM. Jules et Edmond de Goncourt », Le Pays, 28 mars 1860 ; repris dans Les Romanciers, œh iv, chap. xii. Cr. 1, p. 1142.

17 « Le Malheur dHenriette Gérard, par M. Duranty », art. cité. Cr. 1, p. 1173.

18 Remy de Gourmont, « La vie de Barbey dAurevilly », Mercure de France, XLIV, novembre 1902, p. 391-407.