Barbey d'Aurevilly et l'âge classique
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Barbey d’Aurevilly et l’âge classique
- Auteurs : Bertrand (Mathilde), Glaudes (Pierre), Sorel (Élise)
- Pages : 9 à 18
- Collection : Rencontres, n° 288
- Série : Études dix-neuviémistes, n° 34
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406061793
- ISBN : 978-2-406-06179-3
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06179-3.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/01/2018
- Langue : Français
BARBEY D’AUREVILLY
ET L’ÂGE CLASSIQUE
« En religion, nous sommes pour l’Église ; en politique, pour la monarchie, en littérature, pour la grande tradition du siècle de Louis XIV, Unité et autorité ! Nous ne répudions aucun de nos héritages et nous ne faisons la guerre qu’aux bâtards1. » On connaît la profession de foi de Jules Barbey d’Aurevilly, qui prétendait rendre ses jugements à la lumière du passé, dont il fut l’un des « prophètes2 », muni de ces trois attributs hautement symboliques, « la balance, le glaive et la croix3 ». Polémique autant que mélancolique, son œuvre tout entière témoigne d’une nostalgie de l’Ancien Régime et plus particulièrement du règne de Louis XIV, – « le dernier roi qui ait incarné purement et intégralement en sa personne le principe qui a fait vivre, pour la première fois dans les annales du monde, pendant huit-cents ans, une Monarchie4. » À la gloire du Grand Siècle, Barbey oppose les vices du xviiie siècle, immoral, philosophe et libertin, qu’il rend responsable de la Révolution française et de la médiocrité navrante du xixe siècle. Il déplore la splendeur royale souillée par les débauches de la Régence et celles de Louis XV, conduisant la France à la Révolution, dont le couperet fatal trace une frontière irrémédiable entre la prose du présent et la poésie du passé décapité.
De part et d’autre de ce Rubicon, deux types de littérature que tout oppose. Au règne de Louis XIV, – ce « Roi réglé et éclatant comme le Soleil, qu’il avait pris pour son symbole5 », – correspond 10une « littérature de l’unité et de l’ordre6 », dénaturée bientôt par l’influence des mœurs et de la philosophie du xviiie siècle. Née sur les décombres du trône et de l’autel et sur ceux de l’esthétique classique, la littérature du xixe est, à l’inverse, une « littérature de l’indépendance et de la variété et même du dérèglement dans sa variété7 ». Si l’œuvre de Barbey, « venu trop tard dans un monde trop vieux », comme d’aucuns, tient fatalement davantage de la seconde que de la première, elle fait néanmoins signe vers cet idéal littéraire qui l’informe en profondeur.
On a interrogé la modernité paradoxale de Barbey d’Aurevilly8. On a lu son œuvre à l’aune de cette modernité qu’il conspuait, postulant, avec Antoine Compagnon, que l’« antimoderne » est le plus authentique des modernes, celui qui n’est pas dupe de la modernité. Ce faisant, on a tiré le « Connétable des lettres » du côté du xxe et du xxie siècles, comme pour réduire la distance qui nous sépare de lui. Pour faire pendant à cette lecture et la compléter, nous voulons confronter Barbey d’Aurevilly à cet âge classique dans lequel il voyait un idéal politique, religieux, moral et esthétique, malheureusement perdu dans son siècle égalitaire, sans unité et sans autorité, incapable de reconnaître la noblesse et la grandeur.
Tempêtant contre la médiocrité de son temps, Barbey use cependant moins lui-même de « la plume calme et majestueuse du xviie siècle, qu’il a héritée des grands écrivains de Louis XIV », que de « la plume de guerre du xixe9 », qui doit tant à celle du xviiie. Barbey n’est pas à une contradiction près, on le voit, et la bâtardise qu’il pourchasse10, il la voit aussi dans le goût classique pour l’Antique (dont il absout cependant Corneille, le « vieux tragique chrétien11 », Racine, que sauvent Esther 11et Athalie, mais aussi Molière et La Fontaine, dont le « génie gaulois12 » résiste à l’imitation du modèle antique) :
Le Romantisme en effet (qu’importe son nom ?) était dans les lettres la Légitimité reprenant la place usurpée par la Bâtardise ! La civilisation chrétienne périssant sous la civilisation païenne, ressortie de ses ruines depuis le xve siècle, le mort revenant tuer le vif, la tradition coupée comme une corde de harpe, les ancêtres niés, les langues retardées dans leur développement par ce latin qui n’était plus le robuste latin des moines dans lequel palpitaient l’âme et le génie du Moyen Âge, mais un latin qui singeait l’antique et qui puait la tombe sous ses élégances comme les momies sous leur rouge : l’imitation substituée à l’originalité et l’empêchant même de naître, tel fut, en quelques mots, le crime intellectuel de la Renaissance, et ce crime, dont nous portions la peine, s’était épuisé dans des littératures qui n’avaient plus une goutte de sang dans les veines13.
Les romantiques seraient ainsi paradoxalement des légitimistes en littérature, contre les bâtards classiques de l’Antiquité, avant que le romantisme ne devienne lui-même un nouveau classicisme : « Le Romantisme est maintenant le classicisme de notre âge, mais la Critique qui se fie à l’inépuisable Beauté, attend des poésies aux formes et aux aspirations nouvelles14 ». On relèvera chez ce passéiste amoureux du Grand Siècle une conscience étonnante des nécessaires (r)évolutions esthétiques.
Pour cet écrivain excessif et scandaleux, dénué de son propre aveu de la mesure et du bon goût classiques15, pour ce vieux romantique chéri de la jeunesse décadente, le siècle de Louis le Grand demeure cependant un point de repère essentiel, le moment de coïncidence idéale entre une politique, une métaphysique, une morale et une esthétique, dont l’unité s’est dissoute tout au long du xviiie siècle, pour voler en éclat au xixe. 12Ce volume entend mettre en évidence le lien très fort, et qui a assez peu retenu l’attention de la critique, unissant Barbey au Grand Siècle et au xviiie, ce siècle des Lumières « qu’on a le vice d’aimer quand on en a la faiblesse16 », – singulier aveu sous la plume de celui qu’on a souvent accusé de penser comme Joseph de Maistre, mais d’écrire comme le marquis de Sade, et dont les personnages romanesques ont souvent la « beauté hideuse17 » des libertins de Laclos. Au-delà d’une opposition de surface entre l’idéologie et l’esthétique, la pensée et le style d’un auteur qui revendiquait l’amour du paradoxe et des contradictions fécondes, ce volume entend interroger les ambivalences du rapport que Barbey entretenait avec le souvenir et l’héritage des deux siècles qui ont précédé le sien, et qu’il a réfléchis dans son œuvre, sur le mode de l’admiration ou de l’exécration, du regret ou de la répulsion, – l’un n’excluant bien évidemment pas l’autre. Ce faisant, on tâchera de percevoir la cohérence et l’unité derrière les contradictions et les variations de surface d’un écrivain en qui Remy de Gourmont voyait l’un de « ces classiques singuliers et comme souterrains qui sont la véritable vie de la littérature française18 ».
Nous avons choisi de classer les différents articles qui composent ce volume en deux parties distinctes, dont les objets se recoupent pourtant, dans une certaine mesure. Confrontant Barbey d’Aurevilly à deux siècles d’Histoire, la première partie explore sa vision de la religion, de la politique et de la société du xviie et du xviiie siècles. La seconde partie porte plus spécifiquement, quant à elle, sur son rapport à l’esthétique de l’âge classique, dans les domaines plus restreints des Belles-Lettres et des Beaux-Arts. Quoiqu’intimement liée aux enjeux religieux, politiques, éthiques et sociaux, – particulièrement quand il s’agit d’un temps qui n’a pas encore théorisé l’autonomie de l’art, – la question esthétique déborde inévitablement la partie que nous lui consacrons.
13Religion, politique et société
Barbey d’Aurevilly et deux siècles d’Histoire
Comme le montre Pierre Glaudes, la conception que Barbey a de l’Histoire est marquée par un pessimisme essentiel. Dans l’inexorable chute du genre et du cœur humains, aux prises avec le péché, le Grand Siècle lui apparaît comme une trêve bienheureuse, mais éphémère. En politique comme en littérature, le xviie siècle représente un « âge d’ordre, de clarté et d’harmonie », irrémédiablement perdu au xixe siècle. L’œuvre aurevillienne porte dès lors le deuil de la grande tradition classique, « idéale et fantomatique », qui la hante (Pierre Glaudes, « Barbey d’Aurevilly et le Grand Siècle »).
Barbey partage avec le duc de Saint-Simon ce rapport au passé, idéalisé et déploré. François Raviez montre les affinités profondes qui unissent le « connétable des Lettres » au mémorialiste du règne de Louis XIV. Chez l’un comme chez l’autre, on découvre un même amour de la hiérarchie et du prestige aristocratiques, mis à mal par la monarchie absolue, selon Saint-Simon, ou par la démocratie montante, selon Barbey, un même refus des dérives de leur temps et un même refuge dans le passé, « histoire et utopie », pour répondre aux misères du présent (François Raviez, « Barbey d’Aurevilly et Saint-Simon : la solution par le passé »).
Jean-Baptiste Amadieu se penche pour sa part sur l’œuvre de Bossuet telle que Barbey l’a reçue et interprétée. L’éloquence de « l’aigle de Meaux » suscite son admiration. Le critique aime autant le styliste que le penseur en Bossuet et discerne sous sa « plume ecclésiastique », qui fut aussi une « plume de guerre », une mélancolie presque byronienne, qui double le prélat d’un poète. La pensée et le style de Bossuet lui inspirent néanmoins quelques réserves : s’il loue son providentialisme et son anti-protestantisme, Barbey lui reproche « ses complaisances gallicanes et cartésiennes », sa conception d’un « Christ aux bras étroits » et aux allures jansénistes et la pesanteur de ses effets oratoires (Jean-Baptiste Amadieu, « Barbey lecteur de Bossuet : une admiration singulière »).
La réflexion d’Alexandra Delattre se situe elle aussi au croisement des préoccupations littéraires et religieuses, en confrontant l’esthétique de Barbey à l’esthétique catholique en pleine formation au xixe siècle. Elle 14met notamment en lumière la manière dont l’abbé Gaume incrimine le recours à l’antique en littérature dans Le Ver rongeur des sociétés modernes ou le Paganisme dans l’éducation (1851). Pour lutter contre l’idéologie laïque en plein essor, ce dernier s’en prend à l’imitation des anciens que prônent les classiques, mais qu’il juge indigne d’une littérature chrétienne. Barbey prolonge cette réflexion, qui légitime à ses yeux le désir d’inventer un roman catholique moderne (Alexandra Delattre, « Les transformations du modèle classique : Barbey et le gaumisme »).
Critique appointé par les journaux, réagissant à l’actualité éditoriale, Barbey parle des classiques au gré de leurs rééditions et des travaux érudits qui leur sont consacrés. Marie-Gabrielle Lallemand et Stéphane Zékian montrent chacun à sa façon le combat que celui-ci mène dans ses articles pour défendre une certaine idée de « la grande tradition », celle du siècle de Louis le Grand exalté par Voltaire, contre une représentation nouvelle qui remet en cause le panthéon consacré des auteurs du Grand Siècle.
Barbey défend ainsi bec et ongle l’image traditionnelle du « bonhomme La Fontaine » contre les érudits qui, archives à l’appui, veulent faire du bonhomme un mondain et prouver que ce contempteur des courtisans n’était lui-même pas si mal en cour. De même, il s’en prend violemment à la réhabilitation des précieuses moquées par Molière, passant sous silence leurs innovations stylistiques, qui ont plus d’un trait commun pourtant avec son propre style, raffiné et précieux, sinon baroque, et sa posture de dandy, celle d’une précieuse au masculin (Marie-Gabrielle Lallemand, « “L’air du temps est aux réhabilitations” : Barbey et les travaux érudits sur les xviie siècles »).
Stéphane Zékian revient sur le dénigrement de l’érudition chez Barbey, véritable leitmotiv de sa critique des rééditions et des travaux consacrés à la littérature du Grand Siècle. Barbey reproche aux érudits d’avoir perdu le sens des proportions en même temps que leur capacité de juger. Ces universitaires sans panache, collationnant des détails sur les grands hommes, comme sur les petits (voire sur les femmes !), sont singulièrement myopes. En réhabilitant les oubliés, les mineurs et les méconnus, ils renversent la hiérarchie naturelle et promeuvent le médiocre au détriment du génie, crime de lèse-majesté s’il en est. S’abstenant de juger au nom d’une neutralité scientifique que Barbey abhorre, ils souscrivent au positivisme d’un siècle démocratique et réécrivent l’histoire 15littéraire en révisant la tradition défendue de façon très orthodoxe par un critique dont le panthéon littéraire est classique, à tous les sens du terme (Stéphane Zékian, « Comment parler des classiques ? La critique de l’érudition chez Barbey d’Aurevilly »).
À la nostalgie que suscite en lui ce xviie siècle choisi, soigneusement filtré par le prisme classique, répond la virulence de sa critique des œuvres et des hommes du xviiie siècle, analysée par Pierre Glaudes. Barbey fustige les philosophes des Lumières, accusés d’avoir précipité la chute de l’Ancien Régime en diffusant leurs idées pernicieuses. À la suite de Joseph de Maistre, il accuse les mœurs relâchées d’un siècle scélérat que Dieu a châtié en répandant la violence et la terreur de la Révolution française. L’esprit, la fantaisie, l’impertinence et la grâce de cette société libertine et légère lui plaisent cependant, et Barbey ne peut se défendre d’une complaisance évidente pour un siècle aussi charmant qu’il fut corrompu, et dont il subit encore l’influence (Pierre Glaudes, « Barbey d’Aurevilly et le siècle des Lumières »).
En écho à la double réflexion de Marie-Gabrielle Lallemand et de Stéphane Zékian sur la lecture des œuvres du xviie au xixe siècle, Catherine Thomas-Ripault analyse les réactions de Barbey face à l’histoire du xviiie siècle telle que ses contemporains sont en train de l’écrire. Il s’indigne du jour favorable dont ils éclairent cette époque de perdition, aussi bien que de la méthode qu’ils utilisent. Loin de mettre en lumière les seuls grands hommes ou grandes actions, c’est la « petite histoire » qui retient l’attention de ces historiens d’un genre nouveau. Se multiplient en effet au xixe siècle les portraits intimes de personnalités du xviiie siècle, ainsi que les monographies féminines qui font revivre ce siècle dépravé, dont la poésie fascine Barbey, quoi qu’il en ait (Catherine Thomas-Ripault, « Barbey d’Aurevilly et l’“école-trumeau” : dangers et séductions d’un xviiie poétisé »).
16Belles-lettres et beaux-arts
Barbey d’Aurevilly et l’esthétique de l’âge classique
Si l’œuvre critique de Barbey fait la part belle au Grand Siècle, celui-ci semble en revanche briller par son absence dans son œuvre romanesque. Judith Lyon-Caen pointe ce silence très éloquent dans des romans qui mettent en scène le xixe siècle honni, auréolé des séductions sulfureuses du xviiie siècle, mais jamais la vertu supposée de cet âge d’or et d’ordre que représente à ses yeux le Grand Siècle. La seule incursion que fait Barbey dans ce passé bien-aimé conduit aux limites du xviie siècle. Dans son dernier récit, Une page d’histoire, dont l’intrigue se situe en 1603, Barbey se tourne vers un passé indistinct, presque intemporel. Ce faisant, il tourne le dos à l’âge classique, peut-être trop idéalisé, grandiose ou figé, pour être romanesque (Judith Lyon-Caen, « Le xviie siècle en creux : historiographies romanesques de Barbey d’Aurevilly »).
C’est à cet ultime récit que s’intéresse Pascale Auraix-Jonchière, qui réfléchit au genre de « l’histoire tragique », en vogue en Europe de 1559 à 1644, et dans la filiation duquel Barbey s’inscrit avec Une page d’histoire. Bien que nous n’ayons pas la preuve qu’il ait bel et bien lu les Histoires tragiques de François de Rosset, où sont relatées aussi les amours incestueuses et la fin tragique de Marguerite et Julien de Ravalet, les points de rencontre que Pascale Auraix-Jonchière souligne entre les deux œuvres sont frappants et suggestifs (Pascale Auraix-Jonchière, « Une page d’histoire et le genre de l’histoire tragique »).
L’histoire tragique n’est pas l’unique genre que Barbey emprunte au xviie siècle. Dans ses Pensées détachées comme dans son projet d’extraire et de publier les Maximes et les Pensées de Balzac, il se mesure aux moralistes des xviie et xviiie siècles. Reto Zöllner réfléchit à la poétique de la maxime classique que Barbey emprunte en partie, mais qu’il s’approprie pour la moderniser. Il tisse notamment une analogie éclairante entre le caractère allusif et fragmentaire d’un certain type de maximes et l’esthétique lacunaire des nouvelles de Barbey, Les Diaboliques et Une page d’histoire (Reto Zöllner, « Barbey d’Aurevilly et la maxime »).
Élise Sorel s’intéresse à un autre héritage esthétique du Grand Siècle, le « style grand seigneur », selon une expression en vogue au xixe siècle, qui 17tient en réalité de la construction rétrospective et pose une équivalence entre l’identité aristocratique d’un auteur et son écriture particulière, en adéquation avec son rang social. Empruntant au « bel esprit mondain » aussi bien qu’à la « rudesse familière du souverain », à la simplicité royale comme à la préciosité de l’homme du monde ou du courtisan, ce « style grand seigneur » permet d’appréhender « l’imaginaire linguistique » d’un auteur dont « l’ethos aristocratique » influence le style autant que la pensée. Il s’agit alors de pointer ce paradoxe propre à Barbey, qui tient à son double ethos de grand seigneur et d’écrivain, deux postures a priori antagonistes qu’il parvient pourtant à concilier, au nom d’une indépendance et d’une liberté à la fois aristocratiques et artistiques (Élise Sorel, « Barbey d’Aurevilly et l’ethos grand seigneur »).
Comme il arrive aussi que le « grand seigneur » soit un « méchant homme », Alice De Georges étudie l’influence du marquis de Sade sur l’écriture de Barbey d’Aurevilly et plus particulièrement sur celle d’Un prêtre marié. Ce roman édifiant voué à illustrer la théorie maistrienne de la réversibilité des mérites peut se lire comme une réécriture de la nouvelle de Sade, Eugénie de Franval, qui relate les amours incestueuses d’un père et sa fille, auxquels Sombreval et Calixte empruntent de nombreux traits (« Du Sombre Franval au franc Sombreval : Un prêtre marié, récit sadien ? »).
Marie-Françoise Melmoux-Montaubin et Mathilde Bertrand analysent toutes deux le rapport de Barbey au théâtre classique, tel qu’on peut l’observer dans ses feuilletons dramatiques comme dans son œuvre romanesque, intime ou poétique.
Explorant les volumes du Théâtre contemporain, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin met en évidence quelques paradoxes. Barbey fait un éloge très classique du théâtre du Grand Siècle, antidote à la médiocrité du théâtre de son temps, comme aux faiblesses du théâtre romantique. Sa vision est cependant moins traditionnelle qu’il y paraît. Barbey renverse ainsi la hiérarchie traditionnelle, en valorisant la comédie au détriment de la tragédie. Il déplore le mélange des genres pratiqué par les romantiques, mais il dénigre par ailleurs les contraintes de l’esthétique classique et le respect des unités. Une représentation d’Œdipe-roi de Sophocle, Shakespeare antique doté de « la simplicité d’un art accompli » qui manque au dramaturge anglais, lui fournit l’occasion de définir son idée d’un théâtre classique idéal, âpre, passionné, porteur d’un « pathétique 18humain et universel » (Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, « Barbey d’Aurevilly, spectateur classique »).
Mathilde Bertrand pointe elle aussi les contradictions de Barbey et la complexité de son rapport aux chefs-d’œuvre tragiques de l’âge classique. Face à Shakespeare qui lui inspire une admiration grandissante, Corneille et Racine sont pour lui tour à tour des modèles et des repoussoirs, dont il met notamment en lumière le génie comique méconnu, étouffé par une esthétique classique trop étroite. Dans ses Diaboliques, qu’il qualifie de « petites tragédies de plain-pied », Barbey prétend mettre en scène lui-même « un tragique inconnu dont probablement le vieux Corneille au fond de son âme tragique ne se doutait pas », non parce qu’il relève d’un « sublime dans le mal » que Corneille aurait méconnu, mais parce qu’il recèle une ironie toute moderne, qui fait de son auteur le « semblable » et le « frère » d’un Baudelaire (Mathilde Bertrand, « Barbey d’Aurevilly et la tragédie classique »).
Frédérique Marro, enfin, s’intéresse à la critique d’art de Barbey et à ce qu’elle révèle de sa propre esthétique littéraire. Celui-ci se fait l’écho d’une querelle qui agite l’âge classique et renaît au xixe siècle, en mettant aux prises les partisans du dessin et les défenseurs de la couleur. Là encore, la position de Barbey est très ambivalente : s’il défend la ligne et le dessin de façon toute classique et spiritualiste, pourfendant la couleur dont les barbares matérialistes modernes noient leurs compositions, en art comme en littérature, il subit de son propre aveu la séduction du coloris et se définit lui-même comme « un diable d’esprit, toujours à la nage dans le vermillon » (Frédérique Marro, « L’esthétique aurevillienne : un écho de la querelle du coloris ? »).
Mathilde Bertrand,
Pierre Glaudes, Élise Sorel
1 « Notre critique et la leur », Le Réveil, 2 janvier 1858 ; repris dans Critiques diverses, œh xxvi, chap. xi. Cr. 6, p. 918.
2 Voir Jules Barbey d’Aurevilly, Les Prophètes du passé, Paris, L. Hervé, 1851.
3 « Notre critique et la leur », art. cité. Cr. 6, p. 81.
4 « Les Ruines de la monarchie française, par Revelière (chez Lecoffre) », Le Constitutionnel, 28 avril 1879 ; repris dans Les Historiens, œh x, chap. xxi. Cr. 3, p. 534.
5 « Histoire des travaux et des idées de Buffon. – Des manuscrits de Buffon, par Flourens », Le Pays, 31 janvier 1860 ; repris dans Les Philosophes et les écrivains religieux, œh i, chap. xvi, p. 168.
6 « Œuvres complètes de M. Alfred de Vigny : les Poèmes (1er article) », Le Pays, 8 mai 1860 ; repris dans Les Poètes, œh iii, chap. ii. Cr. 1, p. 717.
7 Ibid.
8 Voir Barbey d’Aurevilly et la modernité, sous la direction de Philippe Berthier, Paris, Honoré Champion, 2010.
9 « Granier de Cassagnac », Le Constitutionnel, 9 février 1880 ; repris dans Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires, œh xv, chap. xvii, sections xvi-xix. Cr. 4, p. 784.
10 « […] nous ne faisons la guerre qu’aux bâtards », « Notre critique et la leur », art. cité ; Cr. 6, p. 918.
11 « Ménage et finances de Voltaire précédé d’une introduction sur les mœurs et les salons du xviie siècle, par M. Nicolardot (Chez Dentu, Palais-Royal) », Le Pays, 6 juillet 1854 ; repris dans Les Historiens politiques et littéraires, œh ii, chap. xiii. Cr. 1, p. 540.
12 « Le Malheur d’Henriette Gérard, par M. Duranty », Le Pays, 4 septembre 1860 ; repris dans Les Romanciers, œh iv, chap. xv. Cr. 1, p. 1175.
13 « J.-M. Audin » [préface de l’ouvrage de Jean-Marie Audin, Histoire de la vie, des ouvrages et des doctrines de Luther, Paris, L. Maison, t. I, 1856] ; repris dans Les Historiens politiques et littéraires, œh ii, chap. xviii. Cr. 1, p. 586.
14 « Poésies. Festons et Astragales, par M. Louis Bouilhet. (À la librairie nouvelle) », Le Pays, 17 août 1859 ; repris dans Les Poètes, œh iii, chap. xxi. Cr. 1, p. 932.
15 « Moi, je suis un barbare bien souvent, qui se retrouve sans cesse, avec des goûts de sauvage », lettre à Trebutien, 14 avril 1851, Corr. 3, p. 34 ; « Moi, j’ai de temps en temps de la poussée et de la flamme… mais je manque de goût, disent-ils. », lettre à Trebutien, 18 septembre 1851, ibid., p. 96 ; « […] des empâtements de barbare se mêlent souvent à ce langage d’Athénien que le doux Guérin m’a laissé sur les lèvres comme un souvenir d’héritage ! », lettre à Trebutien, 21 mars 1852, ibid., p. 143.
16 « Les Hommes de lettres, par MM. Jules et Edmond de Goncourt », Le Pays, 28 mars 1860 ; repris dans Les Romanciers, œh iv, chap. xii. Cr. 1, p. 1142.
17 « Le Malheur d’Henriette Gérard, par M. Duranty », art. cité. Cr. 1, p. 1173.
18 Remy de Gourmont, « La vie de Barbey d’Aurevilly », Mercure de France, XLIV, novembre 1902, p. 391-407.