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Classiques Garnier

[Introduction de la deuxième partie]

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One of the things that is a very interesting thing to know is how you are feeling inside you to the words that are coming out to be outside of you.

« Une des choses qui est très intéressante à savoir cest de quelle façon vous éprouvez en votre for intérieur les mots qui finissent par être hors de vous. »

Gertrude Stein, Poetry and Grammar.

Barthes, dans Le Plaisir du texte, se référant explicitement aux réalisations de lavant-garde, formule la possibilité dun nouvel état de littérature dont lexistence se situerait hors du langage tel quon le connaît, grâce à un « travail progressif dexténuation » :

Le texte détruit jusquau bout, jusquà la contradiction, sa propre catégorie discursive, sa référence sociolinguistique (son « genre ») : il est « le comique qui ne fait pas rire », lironie qui nassujettit pas, la jubilation sans âme, sans mystique (Sarduy), la citation sans guillemets. Enfin, le texte peut, sil en a envie, sattaquer aux structures canoniques de la langue elle-même (Sollers) : le lexique (néologismes exubérants, mots-tiroirs, translittérations), la syntaxe (plus de cellule logique, plus de phrase). Il sagit, par transmutation (et non plus seulement par transformation), de faire apparaître un nouvel état philosophal de la matière langagière ; cet état inouï, ce métal incandescent, hors origine et hors communication, cest alors du langage, et non un langage []. (Barthes, [1973] 1982, p. 43-44)

Barthes place lexpérimentation littéraire dans une sphère qui na plus rien à voir avec la communication, ni même avec la littérature, entendue dans ses pratiques discursives et sociales : elle aurait vocation à dépasser tout ancrage particulier pour atteindre le langage même. Ce faisant, il rejoint un imaginaire de la langue littéraire qui veut que cette dernière se situe hors de la langue commune, tout en larticulant à un ensemble de pratiques stylistiques, dont il donne ici quelques éléments. Cest ce qui nous intéressera dans cette partie.

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Les écrivains des revues Tel Quel, Change ou TXT et dautres prolongent et accentuent le « cataclysme langagier » (Piat, 2009) survenu entre les années 1950 et 1970 sous légide entre autres de Pinget, Queneau, Duras, Le Clézio, Simon, qui multiplient les effets de maladresse, de gauchissement, les « fautes » de grammaire et dorthographe, déstabilisent lappréhension logique du texte en détruisant la ponctuation et enfin donnent à ressentir les manques du discours et la difficulté à sexprimer. Le « cataclysme langagier » culmine dans la revendication dillisibilité au sein de Tel Quel. Ce critère est, par excellence, ce qui élève lœuvre littéraire dans le domaine de lélite, et permet de la différencier de lœuvre de masse ; cependant, il a aussi pour contrepartie de maintenir lœuvre dans un « hors-langage » qui en limite lanalyse.

Il sagira au contraire, dans le présent travail, de sortir de la question de lillisibilité pour interroger le lisible : lillisibilité, que ce soit dans des textes théoriques ou dans des œuvres de fiction, peut en effet être attribuée à différents mécanismes identifiables, comme limportance du méta-discursif – pour Barthes, labsence de niveau méta-linguistique est le plus sûr critère permettant de définir lœuvre de masse (Barthes, 1968a, p. 39) –, la multiplication des instances énonciatives (inclusion du discours de la science, citation non référencée, recours à labréviation, ambiguïté des voix…), ou encore la conception rythmique du texte.

Lobjet de cette partie sera didentifier quelques critères permettant de cerner la spécificité de la langue littéraire de la période qui nous occupe. Je partirai de lhypothèse que la langue littéraire sarticule entre un imaginaire et une série de pratiques grammaticales qui le nourrissent. Pour chacun des aspects envisagés, il sagira de revenir à la fois sur les fondements théoriques donnés par les écrivains eux-mêmes ou par le contexte intellectuel, et dobserver leur mise en application qui, dans les textes, tantôt confirme, tantôt infirme, tantôt souligne les manques ou les silences de la théorie.

Une difficulté majeure, dans ce travail qui entend proposer une approche englobante dune langue littéraire, est la grande diversité des pratiques et des auteurs du corpus défini. Lunification, à cet égard, semble impossible. Le présent travail ne prétend pas à lexhaustivité. Je me suis donné des angles dapproche qui mont paru fertiles, même si on peut y trouver, selon les écrivains, des partis pris parfois opposés (par exemple, en ce qui concerne la phrase, le modèle de lexpansion soppose à celui de la réduction, comme on le verra).

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Derrière le « devenir-autre » (Deleuze, 1993, p. 15) de lidiome commun, les puissances créatrices de la langue, l« asyntaxie » héritée dArtaud, si chères à lavant-garde et qui semblent obliger à reformuler la définition même de la langue, on trouve bel et bien une langue littéraire, entendue comme étant au croisement dun imaginaire et de pratiques stylistiques, rattachables à une époque et à une histoire. Prigent a bien rendu compte de ce paradoxe, en évoquant une « force qui exige quon la prenne en charge et quon la symbolise [] et qui, si on accepte de tenter de la symboliser, [] de la représenter, fait entrer dans la langue littéraire quelque chose dont la première sensation que ça peut donner cest que cest en train précisément de détruire la langue littéraire » (Prigent, 1998).