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Classiques Garnier

Préface de François Laroque

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Aux frontières de l’humain. Figures du cannibalisme dans le théâtre anglais de la Renaissance
  • Auteur : Laroque (François)
  • Pages : 9 à 11
  • Réimpression de l’édition de : 2009
  • Collection : Bibliothèque de la Renaissance, n° 77
  • Série : 1
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812457807
  • ISBN : 978-2-8124-5780-7
  • ISSN : 2114-1223
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5780-7.p.0004
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 30/05/2009
  • Langue : Français
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PRÉFACE

Il y a longtemps —Barthes et Michel Foucault sont passés par là —qu'on a revisité la notion d'humanisme à la Renaissance pour rappeler, un peu cruellement parfois, la distance qui existait entre l'utopie des sages et des savants et la tragédie que constitue l'histoire. Ladan Niayesh, dans cette étude aussi ambitieuse qu'audacieuse, s'attaque à l'envers du rêve humaniste pour s'intéresser au cauchemar de la civilisation et nous entraîner dans une topographie de l'inhumain. Et dans ce voyage au-delà des « frontières  » , le cannibalisme, sans doute le pire des crimes et des perversions, est l'objet d'une enquête qui porte sur l'imaginaire colporté par les récits de navigateurs et les vieilles légendes mais qui utilise ces données de type ethnographique pour s'efforcer de mieux comprendre et de mettre en perspective ce leitmotiv de la tragédie de vengeance élisabéthaine. Shakespeare, dont les oeuvres reprennent souvent ce thème comme une obsession (de Titus Andronicus avec son banquet cannibale de l'acte V à La Tempête en passant par Le Marchand de Venise, Othello, Le Roi Lear, Timon d'Athènes ou encore Coriolan), n'est donc ici qu'un auteur parmi de très nombreux autres, ce qui permet de mesurer l'immensité du panorama auquel l'auteur s'est confrontée pour sa recherche.
Les membra disjecta de ce corpus disséminé qui brasse sources primaires, documents iconographiques, Masques de cour, textes littéraires et dramati- ques, ont été rassemblés dans le cadre de neuf chapitres qui proposent chacun un morceau, une version du puzzle. Tous s'efforcent de reconstituer les différents visages du cannibalisme à l'époque moderne. L'itinérance est aussi bien temporelle (antiquité classique avec Hérodote et les tragédies de Sénèque, sans parler des Métamorphoses d'Ovide, livre de chevet de Shakespeare) que spatiale, et la mosaïque des textes utilisés comme support fait appel à l'Italie, avec Dante et Boccace, et à la France (L'Heptaméron de Marguerite de Navarre), pour montrer que les textes dramatiques anglais font écho à des sources européennes et continentales (comme dans le motif du coeur mangé qu'on retrouve dans Dommage qu'elle soit putain de John Ford).
Ladan Niayesh utilise les travaux de Lévi Strauss, de Marcel Detienne ou encore de René Girard pour tenter de recomposer le paysage mythologico- anthropologique du cannibalisme, sans oublier la Bible, l'histoire des religions et la cosmographie de la Renaissance, notamment à partir des
5 travaux de Frank Lestringant sur le mythe cannibale et sur son utilisation symbolique ou métaphorique dans le cadre de la colonisation et des guerres entre protestants et catholiques.
Partant de la vengeance amoureuse et du thème du banquet cannibale présenté comme l'apothéose du vengeur tragique, on nous invite ensuite à une vaste chasse aux sorcières, aux Juifs, aux Amazones, aux Scythes et autres hommes sauvages ou sylvestres, tous réputés se délecter de chair humaine. L'inventaire est vaste, docte, solidement documenté à défaut d'être toujours convaincant. Le dernier ouvrage de Michel Pastoureau', qui éclaire ces questions de sa riche érudition, non dénuée d'humour ni de finesse, permettra de compléter ce tableau des aberrations et des abominations humaines, à mettre plus au compte de l'imaginaire que de réalités vérifiables ou mesurables. Les blasons, le nom de villes comme Berne ou Berlin rappellent la figure de l'ours tutélaire ou totémique et l' étymologie y j oue un rôle non moins décisif que l'anagramme de La Tempête, où Caliban, «  l'esclave sauvage et difforme  » de Prospero, reste une énigme à déchiffrer.
Le grand mérite de ce premier livre, d'abord rédigé sous forme de thèse, est de ne pas s'arrêter à un certain éclectisme, pâle figure d'une volonté d'encyclopédisme, pour identifier des repères, ouvrir des pistes, tracer de futurs axes de recherches. Car ce travail bouillonnant et quelque peu foisonnant dresse un inventaire, répertorie un certain nombre de figures dont il analyse la genèse et le développement sur la scène des théâtres du temps qui of&aient les éléments spectaculaires, exotiques ou monstrueux permettant aux spectateurs d'éprouver le frisson de l'étrange et de l'horreur dans ces divers voyages vers des pays qui n'existent pas. Alors, réalité ou fantasme, le cannibalisme à la Renaissance  ? L'auteur s'interroge sans répondre directement à la question. Pourtant, qu'il soit là à titre de spectacle, d'élément de récit ou de métaphore, il court en contrepoint, en filigrane des textes et, s'il ne figure au premier plan que dans quelques rares exemples, il constitue néanmoins un thème récurrent sans être toujours, loin s'en faut, véritablement cohérent. Les réalités, les contextes, les époques, la nature même des textes forment un ensemble beaucoup trop enchevêtré et bigarré pour cela. Mais il permet néanmoins de donner à voir, d'appréhender, et d'une certaine manière de remplir les blancs de la carte. En ravivant à chaque fois les frayeurs liées à l'altérité et à la confrontation avec le nouveau, voire avec l'inconnu, le cannibalisme permet à sa manière d'éviter l'angoisse du rien dans un monde où, on le sait, la nature a horreur du vide.
' L'Ours. Histoire d'un roi déchu (Paris  :Seuil, 2007). Sa sortie récente explique sans doute qu'il n'ait pas été pris en compte dans cet ouvrage.
6 Le lecteur trouvera dans cet ouvrage beaucoup d'éléments surprenants, une vaste encyclopédie du bizarre et du monstrueux à la Renaissance qui se nourrit cependant aux meilleures sources du savoir et qui est toujours agrémentée d'exemples précis et d'analyses souvent judicieuses. Cette cartographie de l'imaginaire cannibale méritait à coup sûr d'être dessinée et le vaste travail qui a été mené rejoint par certains aspects l'étude des contes telle qu'on la trouve déjà chez Vladimir Propp ou Marc Soriano. Il faut aussi louer son auteur de n'avoir pas cédé à une facilité souvent répandue qui consiste à multiplier les généralités au nom de la « théorie  », et d'avoir pris soin d'éviter le Charybde de la psychanalyse et le Scylla de l'anthropologie de l'imaginaire à la Gilbert Durand. Nous sommes en effet en présence d'un travail fondé sur des bases historiques et philologiques et qui résulte du dépouillement d'un très grand nombre de textes et de sources. En un sens, ses configurations multiples et ses ramifications quelque peu protéiformes sont une garantie de sérieux et d'authenticité. Elles permettent de pousser un peu la porte de ce vaste cabinet de curiosité qu'est le « théâtre des cruautés  » déployé sur la scène anglaise à l'époque de la Renaissance finissante et du Maniérisme commençant.
Il y a gros à parier que, face à ces récits qui font parfois se dresser les cheveux sur la tête, le lecteur adoptera mutatis mutandis l'attitude de Desdémone face à l'histoire de la vie d'Othello et qu'il ne manquera pas de les dévorer d'un oeil avide. Ladan Niayesh, de la trempe des chercheurs qui aiment prendre des risques, en sera louée ou blâmée selon les goûts ou les points de vue. Mais c'est incontestablement là un travail fécond qui pourra nourrir de nouvelles études et déboucher sur d'autres thèses et qui, en tant que tel, mérite toute notre attention et notre respect.

François LAROQUE Sorbonne Nouvelle-Paris III