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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Autour du yiddish de Paris à Buenos Aires
  • Pages: 13 to 17
  • Collection: Literature, History, Politics, n° 45
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406112716
  • ISBN: 978-2-406-11271-6
  • ISSN: 2261-5903
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11271-6.p.0013
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 05-19-2021
  • Language: French
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Avant-propos

Lidée de ce livre sur le yiddish en France et en Amérique latine mest venue à la lecture dApollinaire. Le poète avait dépeint à maintes reprises des Juifs dont il disait explicitement quils parlaient yiddish. Dès « Zone » qui ouvre Alcools, Apollinaire évoque des immigrés juifs sinstallant à Paris :

Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent

Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des bouges

[]

Il y a surtout des Juifs leurs femmes portent perruque

Elles restent assises exsangues au fond des boutiques

Ensuite, il en vient à un autre pôle de limmigration dalors :

Ils espèrent gagner de largent dans lArgentine

Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune

Le rêve dun retour triomphal caractérisait des migrants italiens, espagnols, polonais… mais pas tous. Les Juifs partant pour lArgentine ou ailleurs cherchaient le plus souvent à sétablir définitivement dans des pays plus prospères mais aussi plus libres.

Il nempêche : le fait quApollinaire associât immigrés juifs, Paris et lArgentine ne pouvait que me charmer en tant que professeur de français et despagnol, descendant de yiddishophones. Jai eu la chance de pouvoir me pencher sur la langue que mes grands-parents – Juifs de Shavl [Šiauliai] en Lituanie, de Zhitomir en Ukraine, de Koydenov en Biélorussie – parlaient en arrivant aux États-Unis. Cette langue, longtemps considérée comme un frein à lacculturation et délaissée par limmense majorité des enfants dimmigrés, est désormais regrettée, appréciée, étudiée, voire apprise rigoureusement par un nombre, certes réduit, de gens de ma génération, réellement engagés dans cet effort, et par dautres bien plus jeunes, pas forcément juifs. Je ne sais si lon peut parler de renouveau, mais le regain dintérêt est indubitable.

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Sil est permis de supposer quil finit par y avoir, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, quelque cent mille yiddishophones à Paris, le chiffre peut facilement être doublé pour Buenos Aires où les Juifs représentaient une proportion plus élevée de la population. La France et lArgentine devinrent, à leur modeste échelle, des foyers dexpression littéraire en yiddish. Des foyers énergiques, mais périphériques car ils étaient parmi les plus éloignés des grands centres dactivité en yiddish dans lentre-deux-guerres : la Pologne, les États-Unis et aussi lUnion soviétique, malgré les contraintes gouvernementales. À part la France et lArgentine, les sites secondaires deffervescence culturelle yiddish (avant et après la Shoah) incluaient lAngleterre et la Belgique ; lUruguay, le Brésil et le Mexique ; le Canada et lAfrique du Sud. À ces pays il faut ajouter, comme sites de rayonnement culturel yiddish daprès-guerre, Israël, voire lAustralie. Cet ensemble de nations sur six continents, avec les États-Unis, marquerait les confins de ce quAstrid Starck, professeure de yiddish à lUniversité de Haute-Alsace, a appelé « la yiddishophonie ».

Quelques facteurs bien spécifiques relient la France et lAmérique latine dans la perspective du yiddish. Ces deux aires géographiques apparurent des destinations préférentielles pour les Juifs quand les États-Unis eurent fermé leurs portes à limmigration dans les années 1920. En outre, après la destruction presque complète du cœur même du monde yiddish lors de la Seconde Guerre mondiale, la France et les pays latino-américains se transformèrent en dincontournables centres de publication et danimation culturelle en yiddish.

Limportance de Paris comme centre dactivité yiddish doit beaucoup aux intellectuels et artistes dEurope de lEst réfugiés dans la capitale française après la Shoah. Se joignant à ceux installés dès lavant-guerre qui avaient pu éviter le pire sous lOccupation, ils nourrirent une étonnante vie culturelle. Ils publiaient des journaux, des revues et des livres en yiddish ; ils créaient des spectacles et proposaient des cours de langue à des enfants en bas âge et aux adolescents. Même si nombre de ces entreprises ont fait long feu, elles marquèrent toute une génération. Jusque dans les années 1980, des ouvrages en yiddish ont vu le jour à Paris, bien que le nombre de leurs lecteurs fût déjà très réduit.

À Buenos Aires, la situation du yiddish était plus favorable quà Paris, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Dune part, sa population juive, déjà plus nombreuse, navait pas connu dans sa chair la Shoah. De lautre, 15le yiddish y bénéficiait du fait que les Juifs se tenaient – ou étaient tenus – à lécart dans une société moins assimilatrice que la France, moins accueillante malgré le crisol de razas [creuset racial] souvent évoqué. Peut-être, en outre, les immigrés juifs avaient-ils moins destime pour la culture hispanique que pour la culture française ou nord-américaine, et privilégiaient volontiers leur propre patrimoine. Une grande réussite en ce sens serait la formation de réseaux décoles communautaires, souvent préférées à celles de lÉtat, et où les matières juives étaient enseignées en yiddish. Ce système a fonctionné jusque dans les années 1960, alors quen France des cours de yiddish nétaient dispensés quen dehors des heures décole. Un autre indice de limportance de Buenos Aires dans le monde yiddish est fourni par deux grands projets éditoriaux qui sy réalisèrent : Dos poylishe yidntum [Le Judaïsme polonais], une collection de cent soixante-quinze ouvrages de commémoration et dhistoire de la Shoah, publiés entre les années 1946 et 1966 ; et Musterverk [Œuvres classiques], une série de cent éditions annotées de textes littéraires yiddish, parues dans la capitale argentine entre 1957 et 1984. Une des plus grandes entreprises de recherche menées en France dans le domaine yiddish relie justement Paris à Buenos Aires. Il sagit du projet dirigé par Judith Lindenberg et centré sur Dos poylishe yidntum, qui aboutit au volume à divers auteurs publié en 2017 sous le titre Premiers savoirs de la Shoah, sur lequel je reviens ci-après, au premier chapitre.

Les entrepreneurs culturels yiddish de Buenos Aires devaient une partie de leur réussite à la vie juive de Paris, grâce à larrivée parmi eux dartistes et dintellectuels naguère réfugiés dans la capitale française. Devant la crise du logement et le sous-emploi quils y subissaient, cest la meilleure situation économique dalors en Argentine et dans sa communauté juive qui permit à celle-ci de les attirer.

Depuis lors, il y a eu quelques précieux signes dun mouvement en sens inverse. Notamment, deux Argentins installés en France – Yitskhok Niborski à Paris, auteur du dictionnaire yiddish le plus complet, et Rafael Goldwaser à Strasbourg, homme de théâtre yiddish – sont des figures majeures dans ce qui constitue aujourdhui un Yiddish revival bien réel commencé dans les années 1970. Tandis que des universités argentines ne développent que depuis peu des départements détudes juives, où le monde yiddish est abordé, en France des recherches de pointe en ces matières se poursuivent depuis une quarantaine dannées.

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Outre que ce livre explore des œuvres littéraires en yiddish produites en France et en Amérique latine avant, durant et après la Shoah, je considère également quelques échos de cette langue juive chez des écrivains dexpression française et espagnole.

Jai voulu rendre justice au talent de Wolf Wieviorka et dOser Warszawski, des auteurs immigrés à Paris, et à Mordechai Alpersohn, installé en Argentine – figures qui sont hélas restées confidentielles malgré la qualité de leurs œuvres. Des noms qui sont évidemment plus familiers aux lecteurs français apparaissent dans ce travail : non seulement Apollinaire, mais aussi Jorge Luis Borges et Élie Wiesel.

Wiesel offre la particularité davoir écrit tant en yiddish quen français, et le chapitre que je lui consacre examine les versions dans les deux langues, et en anglais, de son premier livre, La Nuit, que François Mauriac préfaça. Quant à Apollinaire, je propose une analyse approfondie de son poème « La Synagogue », où des expressions yiddish sont traduites dans le texte. Les évocations du yiddish dans lœuvre de Borges mamènent à explorer les diverses représentations que la langue elle-même peut véhiculer. Jinvite aussi le lecteur à sintéresser à un poète appartenant au cercle de Borges, Carlos M. Grünberg, qui sefforçait de faire de lespagnol une langue juive à linstar du yiddish ou du ladino.

Deux chapitres révèlent dautres géographies yiddish. Jétudie la riche littérature dans cette langue produite à Cuba, dautant plus surprenante que lîle accueillait une population juive peu nombreuse. Élargissant le concept dAmérique latine, jen viens à me pencher sur deux écrivains yiddish dans un territoire frontalier fortement hispanisé : le Texas.

Cest là que je constate une heureuse coïncidence reflétant la curiosité étendue, érudite mais quelque peu hasardeuse, dApollinaire. Car si dans cette étude je considère le yiddish dans un poème dAlcools, une autre pièce du même recueil, « Annie », commence par ces vers : « Sur la côte du Texas / Entre Mobile et Galveston [] ». Certes, Mobile se trouve plutôt dans lAlabama, mais un des écrivains yiddish du Texas – Alexander Ziskind Gurwitz – entra aux États-Unis par le port de Galveston et sétablit ensuite à San Antonio. Cest la ville où je vis depuis plus de trente-cinq ans et où la Trinity University maura permis de mener à bien mes recherches.

Dans la partie de ce livre intitulée « Traductions », on trouvera cinq nouvelles yiddish en version française. Eu égard à lexiguïté du lectorat 17yiddish – sauf dans des milieux hassidiques où la littérature laïque est étrangère aux préoccupations des adeptes – je suis convaincu, comme la maintes fois soutenu la yiddishisante Rachel Ertel, que laccès aux œuvres, en dehors du monde des spécialistes, ne saurait être assuré que par la traduction. Qui plus est, traduire la langue parlée par des millions qui ont été exterminés devient presque un impératif moral pour quiconque est en mesure de le faire. En loccurrence, il ma semblé essentiel que le lecteur puisse facilement connaître, dans leur intégralité, quelques courts textes décrivains que jétudie, dans lespoir de démontrer que ceux-ci méritaient une scrupuleuse attention critique.

Conformément donc à la volonté, partagée par tant de yiddishisants, de rendre plus disponibles des œuvres écrites dans cette langue, je propose des nouvelles inédites tant en français quen anglais. Elles représentent divers aspects de la littérature yiddish produite en France et en Amérique latine. « Autour de Montparnasse » de Yosl Tsuker insiste sur lobligation faite à lécrivain immigré de sexprimer dans sa langue dorigine. Au contraire, « Le Souci dun père » de Wolf Wieviorka dépeint une nostalgie des origines devenue caricaturale du fait que lancien monde a suivi sa propre évolution. « En léthargie » dOser Warszawski, traduit par Bernard Vaisbrot, décrit lintime conscience – et la salutaire inconscience – dun Juif essayant déchapper à ses geôliers sous lOccupation. « Le Baron de Hirsch et les Étoiles » nous conduit en Argentine, dans les années où des colonies agricoles sur la pampa sétablissaient parallèlement au développement du foyer national juif en Palestine. Finalement, « Noël » du Cubain Abraham Josef Dubelman sinterroge sur laccueil ambivalent fait aux Juifs dans des pays latino-américains où coexistaient, dans limaginaire populaire, les anciens préjugés catholiques, lantisémitisme racial le plus moderne, et une vraie sympathie pour létranger exotique.

Ma reconnaissance va aux amis qui mont éclairé et encouragé : Santiago Basso, Jean Baumgarten, Bruno Chaouat, Malena Chinski, Guido Furci, Salim Jay, Carole Ksiazenicer-Matheron, Yitskhok Niborski, Henri Raczymow, Michaël de Saint-Chéron, Leona Toker – parmi tant dautres, trop nombreux pour être tous nommés.

Je remercie la Trinity University du généreux soutien apporté à la publication de ce livre.