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Classiques Garnier

Les Aventures du dernier Abencérage Avertissement

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Atala suivi de René et des Aventures du dernier Abencérage
  • Pages : 249 à 252
  • Réimpression de l’édition de : 1976
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 447
  • Série : Littératures francophones
  • Thème CLIL : 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
  • EAN : 9782812415715
  • ISBN : 978-2-8124-1571-5
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1571-5.p.0347
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/04/2014
  • Langue : Français
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AVERTISSEMENT*

τ es Aventures du dernier Abencérage sont écrites ' depuis à peu près une vingtaine d'années1 : le portrait que j'ai tracé des Espagnols explique assez pourquoi cette nouvelle n'a pu être imprimée sous le gouvernement impérial. La résistance des Espagnols à Buonaparte, d'un peuple désarmé à ce conquérant qui avait vaincu les meilleurs soldats de l'Europe, excitait alors l'enthousiasme de tous les cœurs sus¬ ceptibles d'être touchés par les grands dévouements et les nobles sacrifices2. Les ruines de Saragosse fumaient encore, et la censure n'aurait pas permis des éloges où elle eût découvert, avec raison, un intérêt caché pour les victimes. La peinture des vieilles mœurs de l'Europe, les souvenirs de la gloire d'un autre temps, et ceux de la cour d'un de nos plus brillants monarques,

1. Sur le caractère approximatif de cette affirmation, cf. suprat Introduction, p. lvii. 2. Voir infra, p. 277, l'éloge des Espagnols que Chateaubriand biffa de son manuscrit lorsqu'il songea à publier sa nouvelle en 1813. On lira d'autres jugements sur les habitants de la péninsule ibérique dans le Congrès de Vérone, chap, xxxix en particulier (O. C., 9-11 et 134-135) (l'écrivain est plus réservé dans sa louange : « Nous trou¬ vâmes l'Espagne fort civilisée en 1807 parce que nous y arrivions de la Barbarie... »), ainsi que dans les Mémoires, II, 385-390. La résistance héroïque de Saragosse, dirigée par Palafox, et la prise de la ville par les Français de Lannes (15 juin 1808-21 février 1809) furent l'occasion d'une lutte sanglante fort coûteuse pour Napoléon et qui, selon Chateaubriand, « annonça la délivrance de l'univers ».

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n'auraient pas été plus agréables à la censure1, qui d'ailleurs commençait à se repentir de m'avoir tant de fois laissé parler de l'ancienne monarchie et de la religion de nos pères : ces morts que j'évoquais sans cesse faisaient trop penser aux vivants. On place souvent dans les tableaux quelque per¬ sonnage difforme pour faire ressortir la beauté des autres : dans cette nouvelle, j'ai voulu peindre trois hommes d'un caractère également élevé, mais ne sortant point de la nature, et conservant, avec des passions, les mœurs et les préjugés même de leur pays. Le caractère de la femme est aussi dessiné dans les mêmes propor¬ tions. Il faut au moins que le monde chimérique, quand on s'y transporte, nous dédommage du monde réel2. On s'apercevra facilement que cette nouvelle est l'ouvrage d'un homme qui a senti les chagrins de l'exil, et dont le cœur est tout à sa patrie. C'est sur les lieux mêmes que j'ai pris, pour ainsi

1. Moins que des difficultés avec la censure impériale, qu'il savait éventuellement chercher à amadouer (cf. Duchemin, op. cil., p. 256, n. 2), Chateaubriand craignait sans doute de rendre prématurément publique une œuvre riche de brûlants souvenirs personnels. D'ailleurs, la police de Napoléon était, semble-t-il, spécialement pointilleuse sur ce qui touchait à l'Espagne : par exemple, le littérateur Augustin- François Creuzé de Lesser (1771-1839) publia seulement en 1814 des Romances espagnoles imitées en romances françaises composées en 1806, « dans le moment où une tyrannie sans exemple obligeait la France à combattre une nation qu'elle estime » et il ajoutait : « Rien ne me défen¬ dait d'écrire cet ouvrage. Tout m'ordonnait de le garder en portefeuille. » 2. Cf. Mémoires, I, 130 : « Je m'applaudissais d'avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaines. » Mais il s'agit simplement de rêveries et non, comme ici, de productions littéraires ; de ces dernières, Chateaubriand avait dit, au terme de son Itinéraire de Paris à Jérusalem (édit. Malakis, II, 305) : « Je sais que les lettres, dont le commerce est si doux quand il est secret, ne nous attirent au dehors que des orages » : phrase désabusée, bien digne d'être écrite dans l'atmosphère étouffante de l'Empire.

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dire, les vues de Grenade, de l'Alhambra1, et de cette mosquée transformée en église, qui n'est autre chose que la cathédrale de Cordoue2. Ces descriptions sont donc une espèce d'addition à ce passage de Γ Itinéraire : « De Cadix, je me rendis à Cordoue : j'admirai la mosquée qui fait aujourd'hui la cathédrale de cette ville. Je parcourus l'ancienne Bétique, où les poètes avaient placé le bonheur. Je remontai jusqu'à Andujar, et je revins sur mes pas pour voir Grenade. L'Alhambra me parut digne d'être regardé même après les temples de la Grèce. La vallée de Grenade est délicieuse, et ressemble beaucoup à celle de Sparte : on conçoit que les Maures regrettent un pareil pays. » (Itinêr.y VIIe et dernière partie)3. Il est souvent fait allusion dans cette nouvelle à

1. Cette « prise de vues » fut en réalité très rapide, puisque, ainsi qu'on l'a vu supra, p. lvi, Chateaubriand ne consacra à Grenade qu'un jour et demi, dont il passa une demi-journée à se reposer des fatigues provoquées par ses précédentes courses (12-14 avril 1807), Comme l'a dit récemment M. L. Stinglhamber {Chateaubriand à Gre¬ nadeBulletin de Γ Association Guillaume Budé, décembre 1952, p. 95) : « Chateaubriand n'a vu l'Espagne qu'à la course et Grenade en bous¬ culade. » Du moins eut-il de l'ancienne capitale mauresque une vision intense qui mit en branle son imagination de poète et lui permit de vivifier les nombreux emprunts qu'il fit ensuite à ses auxiliaires habi¬ tuels, les livres. 2. Chateaubriand avait traversé Cordoue à la hâte dans la journée du 10 avril, si l'on suit M. Duchemin (op. cit., p. 291-292), et avait dû prendre tout juste le temps d'« admirer la mosquée qui fait aujourd'hui la cathédrale de cette ville » (Itinéraire, édit. Malakis, II, 302). — La mosquée de Cordoue, construite du vine au xie siècle, était un immense édifice quadrangulaire de près de vingt trois mille mètres carrés, soutenu par huit cent cinquante colonnes de marbre formant dix- neuf nefs ; cette mosquée, — la seconde du monde arabe par ses dimensions après celle de la Kaaba à la Mecque, — fut consacrée à la Vierge lors de la reconquête de la ville par les chrétiens (1236), mais elle resta intacte jusqu'au xvie siècle : on édifia alors en son milieu une cathédrale imposante, achevée au xvuie. 3. Édit. hialakis, II, 302.

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252 AVENTURES DU DERNIER ABENCÉRAGE l'histoire des Zégris et des Abencérages1 ; cette his¬ toire est sî connue qu'il m'a semblé superflu d'en donner un précis dans cet avertissement. La nouvelle d'ailleurs contient les détails suffisants pour l'intelligence du texte.

i. Chateaubriand parle d'histoire là où il faudrait dire légende. i° His¬ toriquement, Abencérages et Zégris furent les noms de deux des tribus maures de Grenade, qui en comptait plus d'une trentaine. Les Abencérages, comme ministres et chambellans, jouèrent un certain rôle politique dans le premier tiers du xve siècle ; en particulier, ils soutinrent Mohammed X Abenazar contre son rival au trône, Moham¬ med al Saghir : celui-ci, roi entre 1427 et 1429, fit assassiner une partie des Abencérages, dont le chef et quelques survivants s'enfuirent auprès du roi de Castille (cf. Grande Encyclopédie, I, 82). — 20 Les traditions légendaires, qui prirent naissance tant du côté.musulman que du côté espagnol avant et après la reconquête de Grenade (1492), furent la source des fictions développées par Perez de Hita dans les Guerras civiles de Granada, reprises par Florian dans Gon^alve de Cordoue et dont voici l'essentiel. Les Abencérages, braves et généreux, sont en rivalité constante avec les Zégris, vaillants, mais orgueilleux et perfides. L'Abencérage Aben-Hamet (qui donnera son nom au héros de Cha¬ teaubriand) aime une princesse (Zoraïde chez Florian, Alfaïma ailleurs), mais il a pour rival le roi Boabdil qui épouse la belle sultane et exile Aben-Hamet. Celui-ci revient en secret et retrouve la reine dans les jardins du Généralife. Des Zégris les y surprennent, avertissent Boabdil qui, jaloux, fait massacrer Aben-Hamet et les Abencérages dans la Cour des Lions à l'Alhambra : les têtes des victimes sont entassées dans la cuve de la fontaine qui orne cette cour et ceux qui ont échappé aux meurtriers quittent la ville, dont leur départ hâtera la ruine. — En ne rapportant pas ici cette sanglante aventure, Chateau¬ briand avait raison, comme le remarque Marjorie A. Chaplyn (Le roman mauresque en France de Zayde au Dernier Abencérage, Paris, 1928, p. 142), car on lisait encore Gon^alve de Cordoue et la traduction des Guerras civiles procurée par Sané,