Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Arts de braconner. Une histoire matérielle de la lecture chez Michel de Certeau
- Pages : 13 à 16
- Collection : Lire le xviie siècle, n° 62
- Série : Littérature, libertinage et spiritualité, n° 12
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406091066
- ISBN : 978-2-406-09106-6
- ISSN : 2257-915X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09106-6.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/01/2020
- Langue : Français
PRÉFACE
Un livre fort n’a nul besoin de préface. Ces quelques pages n’en sont pas une. Elles furent écrites comme une preuve d’estime pour l’ouvrage que vous lisez et un témoignage d’amitié pour son auteur. Ce livre d’Andrés Freijomil est, en effet, l’une des contributions les plus originales proposées pour la compréhension de l’œuvre de Michel de Certeau. Son point de départ est une comparaison minutieuse des états successifs de l’un des textes les plus lus, les plus cités, les plus commentés de Michel de Certeau : « Lire : un braconnage », qui constitue le chapitre xii de L’Invention du quotidien. De ce texte, qui définit une poétique de la lecture, Michel de Certeau a donné trois états. Il fut publié comme un article dans la revue Projet en 1978, comme la transcription d’une conférence donnée à l’Université de Genève en 1979 et comme un chapitre du livre de 1980. La trajectoire de ce texte célèbre conduit à formuler une question essentielle : le réemploi ou la « reconfiguration » de textes déjà là comme une modalité fondamentale du travail d’écriture de Michel de Certeau. Andrés Freijomil permet de comprendre cette stratégie de publication en la situant entre l’usage de l’article, conçu comme le laboratoire d’une expérimentation intellectuelle, et la défiance vis-à-vis du livre, qui immobilise et fige les textes. De là, l’attention qu’il porte à Michel de Certeau comme lecteur de lui-même et son approche, très neuve, des processus qui ont construit une œuvre qui fut toujours en mouvement.
Comme les trois poèmes successifs d’Ollan dans la fable de Borges « Le miroir et le masque », les trois états de « Lire : un braconnage » mettent en évidence les raisons de la mobilité d’un texte et de sa signification, transformée par le lieu de sa publication, par les lecteurs implicites auxquels il est destiné, par son genre (article, conférence, chapitre) et par les retouches que lui apporte son auteur. Est ainsi énoncé le paradoxe fondateur de ce livre – et, de fait, du travail de Michel de Certeau lui-même : reconnaître l’autonomie du lecteur, sa capacité créatrice, son 14invention, suppose que soient identifiés les dispositifs textuels et matériels, discursifs et éditoriaux, qui visent à guider la réception et à orienter, ou fixer, la construction du sens. C’est ce constat, présent au cœur de la tension entre stratégies d’écriture et tactiques de lecture chez Michel de Certeau, qui rend inséparables dans l’approche d’Andrés Freijomil le constat de la plasticité inventive des interprétations et l’analyse de la matérialité contraignante du texte.
Soucieux de reconnaître les matrices qui ont permis à Michel de Certeau de penser et pratiquer une poétique de la lecture avant même ses formulations théoriques des années 1978-1980, Andrés Freijomil fait retour sur les multiples expériences de Michel de Certeau comme lecteur, un « lecteur palimpseste » selon sa belle formule. Il les situe dans la distinction entre deux figures de lecteur : celle, propre à la « grammaire jésuite », du lire entendu comme pèlerinage, comme épreuve, comme renoncement ; celle, toute scientifique, de la lecture nomade, pratiquée comme une appropriation des savoirs et des concepts des sciences humaines, inscrite dans la marche de la lecture chrétienne.
L’articulation de ces deux modes de lecture donne la clef qui permet de situer le travail de Michel de Certeau dans sa propre histoire, dans son perpétuel mouvement, et non comme un corpus doctrinal et théorique sans temporalité. Elle fonde la distinction entre le « premier » Michel de Certeau et le Michel de Certeau « classique » en la concevant comme une inversion de la relation entre cheminement religieux et « braconnage » des savoirs. Le basculement, situé en 1970, n’empêche pas Andrés Freijomil de détecter la présence du Michel de Certeau « classique » dans des expériences de lecture antérieures à cette date : celle d’un lecteur qui édite les Jésuites français des xvie et xviie siècles (Favre et Surin), celle d’un lecteur qui écrit sur ses lectures dans de nombreux comptes rendus et celle d’un lecteur qui publie les autres en tant que co-directeur de la revue Christus. La rupture de 1970 n’empêche pas, non plus, de marquer la présence du « premier » Michel de Certeau dans son travail postérieur, celui connu du plus grand nombre de ses lecteurs, comme l’atteste, par exemple, le réemploi de ses premiers travaux sur la manière de lire des mystiques dans l’ouvrage canonique de 1982, La Fable mystique.
La grande force du livre d’Andrés Freijomil est de mettre en œuvre quatre modèles d’interprétation pour comprendre comment Michel de Certeau a lu les textes anciens, ceux de ses contemporains et, aussi, 15ceux dont il était l’auteur. Comme dans l’exégèse classique, le premier sens est historique. Tous les écrits de Michel de Certeau, depuis ses premières contributions au bulletin Pax jusqu’aux ouvrages devenus classiques, sont ainsi replacés dans leur temps et leur lieu, qu’ils soient ceux de l’institution ou ceux de la publication. Mais la lecture d’Andrés Freijomil est, également, typologique, comme l’était la mise en regard de passages de l’Ancien et du Nouveau Testament. Elle déploie, en effet, des comparaisons attentives entre différents états du « même » texte, soit à l’intérieur d’une même séquence chronologique (ainsi les trois versions de « Lire : un braconnage »), soit en enjambant la césure de 1970 et en suivant minutieusement le travail de réécriture des textes du « premier » Michel de Certeau par le second. La confrontation des manières de lire de Surin telles que Michel de Certeau les analyse dans un article en anglais dans The Month en 1960 puis les reprend comme chapitre dans L’Absent de l’histoire en 1973 ou dans La Fable mystique en 1980 est exemplaire de cette démarche.
Une troisième lecture, morphologique celle-ci, s’attache aux gestes et traces des pratiques lectrices. Celles laissées par Michel de Certeau sur certains des ouvrages qu’il a lus pour la rédaction de son article de Projet permettent de repérer, au plus près du moment de la lecture, les soulignements, les annotations marginales et les fiches mises dans l’ouvrage. La lecture généalogique, quant à elle, est utilisée à différentes échelles : celle des citations, dont sont reconstruites les chaînes textuelles qui les mènent jusqu’au texte de Michel de Certeau, et celle du travail sur un « même » texte, qui montre que de minuscules réécritures (un mot pour un autre, une modification de ponctuation) peuvent produire des transformations majeures du sens. Pour Andrés Freijomil, la philologie est un art de lire la lecture.
Son livre désigne une tension fondamentale. D’un côté, la poétique de la lecture ou, mieux, la lecture comme poétique, constate ou revendique l’autonomie créatrice du lire, la subversion ou le déplacement du sens imposé par l’institution et fixé par l’autorité. D’un autre, l’analyse des discours et l’étude de la matérialité des textes étudient les dispositifs qui visent à faire que les textes soient compris par leurs lecteurs comme ils doivent l’être. C’est là la tâche de l’éditeur de textes anciens, qui établit le texte qu’il édite en décidant de son sens possible ou probable ; la tâche du recenseur, qui restitue ce que l’ouvrage recensé a voulu dire, ou des 16auteurs eux-mêmes, en ce cas, Michel de Certeau ou Andrés Freijomil, qui façonnent les dispositifs discursifs et éditoriaux susceptibles de transmettre le sens qu’ils attribuent à leurs textes. La tension ainsi repérée entre un lecteur qui est libre et un texte qui doit le contraindre, conduit à reformuler la poétique de la lecture en déplaçant l’attention sur les contraintes qui, sociologiquement ou textuellement, limitent les possibilités du braconnage. L’enjeu n’est pas sans importance lorsque les discours proposés à la liberté lectrice sont des discours qui prétendent énoncer une vérité, qu’elle soit historique, scientifique ou religieuse.
En lisant l’œuvre de Michel de Certeau avec les catégories que cette œuvre a proposées, en s’approchant d’elle de la même manière que Michel de Certeau le fit pour les textes anciens ou d’aujourd’hui qui furent l’objet de son travail, Andrés Freijomil formule avec lucidité une redoutable question : comment penser tout ensemble les contraintes transgressées et les libertés bridées ?
Roger Chartier