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Classiques Garnier

Préface

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PRÉFACE

Je me trouve, en préfaçant cet ouvrage, devant une difficulté inédite. Choisir l’auteur d’une préface repose, en effet, sur un ensemble de présuppositions tacites, dont la principale est que ce qu’il a à dire sur l’ouvrage peut avoir du poids parce qu’il a une sorte d’autorité, plus ou moins reconnue, dans le domaine dont traite le livre en question. Une autre présupposition c’est que le préfacier apprécie l’ouvrage, quand bien même il ne partagerait pas ses vues, car nul n’introduira un livre qu’il trouve mauvais. Extérieurement les conditions sont donc remplies pour que j’accepte l’honneur que me font l’auteur et l’éditeur d’Aristote illustré en me demandant ce petit texte : cet ouvrage est excellent et je prétends avoir, sinon l’autorité, du moins le « métier » pour en juger, puisque je travaillais déjà sur la biologie d’Aristote, champ principal de ce livre, alors qu’Andrea L. Carbone était encore très jeune. Alors ?

Pourtant, j’ai bien peur que mon adoubement manque à la fois de force et de légitimité parce que le travail d’Andrea L. Carbone n’appartient pas vraiment au même ensemble, je serais tenté de dire ne joue pas dans la même cour, non seulement que mes propres publications, mais que toutes celles que je connais touchant la biologie d’Aristote, et, sans m’en vanter, j’en connais beaucoup… Sans doute, si on le considère comme un ouvrage « de niveau » avec la littérature existante sur le même sujet – ce qu’il est aussi – ce livre est remarquable. Il manifeste une excellente connaissance des textes, propose des analyses fines et parfois inattendues, construit un exposé efficace et sans détours inutiles. On peut même aller plus loin et repérer des avancées interprétatives – par exemple sur le problème crucial de l’unité de la définition par division – qui introduisent Andrea L. Carbone dans le club des interprètes de la biologie aristotélicienne qui s’est constitué à partir des années 1980. Chacun d’entre nous s’est efforcé, parfois avec succès, d’introduire des thèses ou des perspectives nouvelles qui, à elles toutes, ont profondément remanié l’interprétation de ce continent de l’aristotélisme et donc de la philosophie d’Aristote dans son ensemble.

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Mais la thèse fondamentale de cet ouvrage n’est pas à chercher dans ce registre et non seulement on ne la trouve nulle part ailleurs, mais la perspective qu’elle ouvre n’a, à ma connaissance, pas de précédent. C’est dire l’importance de cette étude et c’est reconnaître en même temps que les relations entre l’ouvrage et son préfacier telles qu’elles ont été rappelées plus haut se trouvent subverties. Mes années d’étude ne me donnent pas plus de compétence que n’en a n’importe quel lecteur nouveau du corpus biologique aristotélicien pour apprécier un travail aussi neuf. Cette thèse centrale, pour la résumer grossièrement, est que l’organisation spatiale du corps des vivants est un instrument d’explication causale des phénomènes biologiques. À coté de la pensée au sens habituel, c’est-à-dire de la pensée discursive, Andrea L. Carbone met en évidence une nouvelle approche qu’il caractérise comme une « pensée visuelle » et qu’il présente comme « complémentaire » de la pensée discursive, mais néanmoins autonome. Il ne s’agit pas d’une géométrisation du vivant, ce qui aurait peut-être fait d’Aristote un précurseur des tentatives de l’époque moderne de géométrisation du monde. Mon maître Georges Canguilhem continue donc d’avoir raison : les précurseurs, cela n’existe pas. Certes, Aristote utilise le vocabulaire de la géométrie en parlant de droite, de volume, etc., mais comment faire autrement ? Mais loin de superposer des formes géométriques aux réalités vivantes, il construit un espace qui structure le vivant, ce qui nous éloigne encore plus de l’espace homogène et neutre de la physique galiléenne. Comme on pouvait s’y attendre, en effet, une fois que l’on a repéré cette structuration – encore fallait-il le faire… –, cet espace est un espace orienté et organisé par des directions axiologiquement chargées. De ce point de vue on retrouve, en biologie, le même type de structuration de l’espace que celui que présente le Traité du ciel, puisque l’univers y est caractérisé comme ayant un haut et un bas, une droite et une gauche, un avant et un arrière. Et, d’ailleurs, le « ciel » est bel et bien donné par Aristote comme un vivant.

Il faut donc faire une place à cette pensée visuelle dans la machinerie explicative aristotélicienne, là où les interprètes ont jusqu’à présent vu à l’œuvre deux grandes approches, que l’on peut appeler finaliste et mécaniste. Or l’organisation spatiale du corps des vivants ne penche pas exclusivement de l’un de ces deux côtés. Les flux, par exemple, qui ont lieu dans le corps des animaux se comprennent par rapport à l’espace orienté dans lequel ce corps est situé. Or il s’agit là de processus ne devant rien à la finalité, par exemple le fait pour telle matière terreuse de se porter vers le haut et telle autre vers le bas. Il n’en reste pas moins

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que la connivence de cette organisation spatiale et de la téléologie est très forte en ce que, comme le dit Andrea L. Carbone, « la schématisation permet de visualiser la hiérarchie téléologique des parties ». Mais il va plus loin en montrant que dans certains cas « la superposition du cadre causal-fonctionnel au cadre directionnel-dimensionnel » redéfinit le champ lui-même de la téléologie. Il le montre, par exemple, à propos de la position de l’œsophage qui ne dépend ni d’une cause finale, ni d’une nécessité hypothétique.

Cette perspective nouvelle confère un sens à des données auxquelles l’approche traditionnelle n’en accordait guère. Ainsi un phénomène en apparence aussi anodin que le clignement de l’œil qui part de l’angle du côté des narines acquiert bel et bien un sens dans cette approche orientée de l’espace corporel. Du coup de telles données deviennent scientifiquement exploitables. L’approche de la pensée visuelle permet enfin de résoudre certains problèmes restés pendants. Ainsi grâce à l’inclusion du corps dans le cadre directionnel-dimentionnel complet, Andrea L. Carbone est celui qui, à mon avis et contre les explications folklorisantes de G.E.R. Loyd et S. Byl, rend le mieux compte de l’inclinaison du cœur humain vers la gauche, laquelle semble aller contre l’excellence de la droite, principe souvent affirmé par Aristote. Il est bien d’autres passages qu’il faudrait signaler dans cet ouvrage. Par exemple la corrélation qu’Andrea L. Carbone met en relief entre la recherche sur la cause des différences entre les organes de la locomotion et celle des différences entre les organes reproducteurs, ou le véritable sens des fréquents appel qu’Aristote fait aux « dissections » ou « anatomies ». Mais, évidemment, le mieux est de lire ce livre remarquable pour se faire une idée de la richesse de son contenu.

Ce volume est la version remaniée d’une thèse soutenue à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Je me souviens de la remarque d’un autre membre de jury à l’issue de la soutenance : cette approche à la fois nouvelle et supplémentaire des texte biologiques, pourquoi n’y avons-nous pas pensé plus tôt ? Certes, mais l’important c’est que quelqu’un ait fini par y penser…

Pierre Pellegrin