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Classiques Garnier

Préface

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PRÉFACE



Ea est hominum consuetudo, ut, quotier aliquam .rimilitudinem inter dual rer agnor-
cunt, de utraque judicent, edam in eo in quo .runt diverrce, quod de alterutra verum esse compereruntl.

Pax cette déclaration initiale des Regulæ esd directionem ingenii, reprise par Michel Foucault dans Les mots et les chosesZ, Descartes critique la «méthode » de ceux qui l'ont précédé, et cette prévalence de l'analogie qui caractérise le mode de pensée de la Renaissance. De ce point de vue, René Ouvrard, dont Vasco Zara ressuscite ici l'Architecture hesr- monique, est certainement resté sous le règne même de Louis XIV, un homme du xvl~ siècle. Voir entre deux disciplines aussi différentes que l'architecture, art d'accommoder les bâtiments, et la musique, art d'accommoder les sons, une unité fondamentale relève bien des analogies que les hommes de la Renaissance aimaient à lire dans la «prose du monde », pour reprendre le mot de Foucault. Le point commun est évidemment le nombre, fondement de l'harmonie : en apparence, les mêmes rapports de proportions régissent l'organisation des espaces et celle des accords. La base attique équivaut ainsi à l'accord parfait. Vasco Zara renvoie avec raison au De re ædificestories d'Alberti, qui écrivait dès 1454 au maître d'oeuvre Matteo de' Pasti à propos de la façade du Tempio Meslestestiesno à Rimini « le misure e proportions de' pilesstri tu vedi onde elle nesschono : ciô che tu mati si discordes tuttes quelles musices3 ». Rapport réel ou discours métaphorique, cette analogie par- court toute la pensée du siècle suivant. En 1567, Philibert De l'Orme insiste dans l'introduction de son traité sur l'universelle et musicale correspondance harmonique, dont l'architecture et l'organisation des cités est partie prenante
1 «Les hommes ont l'habitude, chaque fois qu'ils découvrent une ressemblance entre deux choses, de leur attribuer à l'une et à l'autre, même en ce qui les distingue, ce qu'ils ont reconnu vrai de l'une d'elles » (Descartes, ouvrer et lettres, Paris, Gallimard, 1953, p. 37).
2 Les mats et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 69.
3 Voir Cecil Grayson, «Alberti and the Tempio Malatestiano. An autograph letter from Alberti to Matteo de'Pasti, november 18, 1454 », Albertiana, 2, 1999, p. 237-258.
14 14 ARCHITECTURE HARMONIQUE
Vous voyez par ce peu de discours, comme les maisons &cirez (qui equipollent à un petit Royaume) ou, si vous voulez, le corps de l'estat ceconomique, & politique, est composé de plusieurs membres &parties, ainsi que le corps celeste &humain, mais en telle sorte, telle alliance, ligature, harmonie &mesure, que l'une ne peult rien sans l'ayde, confederation et concurrence de l'autre. Qui fait que toutes estant bien unies, rapportées, conjoinctes &disposées ensemble, rendent un corps parfaict en toute symmetrie, proportion &harmonie, ainsi que plusieurs cordes aux instruments de musique. Lesquelles bien tempérées, proportionnées &accordées ensemblement, rendent une parfaicte harmonie & gracieux accord et consonance, appellée des Grecs symphonie :qui ne se reconnoist &remarque quand une chacune d'elles sonne à part4.

Mais en 1679, lorsque paraît l'ouvrage d'Ouvrard, Descartes a considérablement modifié la vision des choses —l'expérience prend le pas sur la métaphore, renvoyant l'analogie entre architecture et musique au domaine poétique qu'exploitera encore Paul Valéry. De sorte que le maître de musique, malgré le soutien du directeur de l'Académie d'Architecture François Blondel, déclenche une polémique qui l'oppose aux «modernes » représentés en l'occurrence par Charles et Claude Perrault, qui soumettent l'analogie renaissante à l'impitoyable critique des perceptions procurées par les sens, retournant la dialectique entre pratique arbitraire de l'ouvrier et principe de l'Art initialement instaurée dès la première page de l'Architecture harmonique. La perception d'un édifice, comme celle du morceau de cire, est soumise aux circonstances de l'expérience. Ouvrard n'est pas un «Ancien », aveugle sectateur des antiques, mais plutôt un rescapé de l'âge des similitudes perdu dans celui du cartésianisme. Ainsi considéré, son essai participe sinon direc- tement des «arts de la Renaissance européenne », du moins de leur crise au Grand Siècle.



Frédérique LEMERLE et Yves PAUWELS
4 Philibert De l'Orme, Premier tome de l'architecture, Paris, F. Morel, 1567, ff. 3-3v.