Résumés
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Anthropologie tragique et création poétique de l’Antiquité au xviie siècle français
- Pages : 499 à 507
- Collection : Rencontres, n° 452
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406095477
- ISBN : 978-2-406-09547-7
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09547-7.p.0499
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/09/2020
- Langue : Français
Résumés
Hélène Baby et Jacqueline Assaël, « Avant-propos »
L’ensemble des réflexions abordent deux grandes orientations. La première pose la question de la pluralité des anthropologies tragiques ou de leur unicité, et permet de repenser les glissements du fatum à la providence et de l’hamartia au péché. La seconde voie étudie le déplacement critique qui a poussé la tragédie depuis la description poétique qu’en propose Aristote vers sa définition ontologique.
Hélène Baby et Jacqueline Assaël, « Introduction à la première partie »
L’état de semi-divinité situé sur l’échelle des degrés de l’anthropologie grecque révèle, d’une certaine manière, le rêve que nourrissent les humains d’échapper à leur condition, par un métissage avec les dieux, ou par la sublimité de leur héroïsme. L’anthropologie grecque s’efforce alors d’inventer les termes et de dessiner le processus et la théorie d’un accès à l’immortalité, dans un essor et un effort difficile vers la transcendance dont la réalisation implique des douleurs tragiques.
Pierre Voelke, « Le bouc et le taureau. Figures animalières des genres dionysiaques (tragédie versus diyhyrambe) »
Les représentations animalières du dieu Dionysos auquel sont dédiées les tragédies en Grèce évoquent l’esprit primitif de rituels oscillant entre la figuration d’un dieu lointain, associé à l’image d’un bouc, ou celle de sa présence manifeste, sous l’image du taureau, entre univers satyrique et dithyrambe. Les rapports s’établissent entre la puissance du dieu et la tragédie de l’humain, entre le sacrifice de l’animal qui se substitue à l’homme, la sensation de la mort et le sentiment d’une culpabilité.
500Lucie Thévenet, « Personnage de tragédie et homme tragique. Une création sous contraintes ? »
La tragédie émerge dans la distance angoissante creusée entre les représentations mythiques et la réalité socio-politique ; elle place sous les yeux des spectateurs un personnage issu mais échappé du cadre du mythe. Le personnage emblématique devient personne tragique. La puissance poïétique du théâtre, dans l’incarnation de l’humain sur la scène et dans l’intervalle du regard porté par le spectateur, crée la condition d’une anthropologie en tant que réflexion et discours sur l’homme tragique.
Claude Calame, « De l’esthétique romantique du tragique à l’anthropologie de la tragédie attique. L’Œdipe de Sophocle en mortel face au destin et aux dieux »
Au-delà du dualisme repris par Vernant, il s’agit de distinguer une triple détermination dans l’acte du héros, comme le montre le théâtre de Sophocle qui fait intervenir les forces du destin, la puissance des dieux et la décision du roi prenant parti. Les diverses formes de narration poétique sont essentielles pour mesurer l’apport du lyrisme dans la tragédie : est mis lumière l’intérêt ethnopoétique de cette représentation de l’action humaine à travers une performance musicale et ritualisée.
Laurent Gourmelen, « La technè humaine à l’épreuve de la tragédie. Les Trachiniennes de Sophocle »
Dans les Trachiniennes de Sophocle, une grande place est accordée à la notion de technè, avec son corollaire, l’image de la main. L’analyse des somptueuses images poétiques transmutant Héraclès ou Déjanire en monstres dans la perversion ou le succès même de leurs entreprises, montre que Sophocle inverse la valeur des effets produits par l’exercice de diverses techniques évoquées effectivement ou symboliquement : teinture, tissage, chasse, travail du bois, médecine.
Jocelyne Peigney, « Les deux routes du Philoctète de Sophocle »
La métaphore des « deux routes » devant lesquelles Philoctète se trouve placé montre que le retour à Troie représente le seul moyen de sortir de 501l’ensauvagement dans lequel le héros s’est enfoncé. Les images de l’humain primitif et de sa vie rupestre, opposées à son existence dans le cadre civique soulignent la portée tragique d’un éloignement par rapport à l’intérêt commun qui ravale l’être à un état inférieur, non civilisé. L’état accompli de l’humain apparaît comme un partage des combats collectifs.
Michel Fartzoff, « La dramaturgie euripidéenne. Une anthropologie tragique singulière ? »
La reconnaissance d’Oreste par sa sœur, dans Iphigénie en Tauride est-elle artificielle et donc assez peu réussie, comme l’estime Aristote d’après les critères de sa Poétique ? Cette construction surprenante met en évidence l’inattendu de la vie ; et l’intentionnalité d’un tel schéma dramatique est soulignée par les réactions des personnages. Alors que la dramaturgie de Sophocle repose sur un système de causalité clairement établi, celle d’Euripide fait entrer en jeu une grande part d’aléatoire.
Antonin Cossart, « L’héroïsme ou la monstruosité de l’Héraclès d’Euripide »
Héraclès se situe entre le divin et l’humain, dans la catégorie des demi-dieux, qui n’a plus d’équivalent dans la pensée moderne. Chez Euripide le personnage ne possède pas seulement cette qualité du fait des ascendants que la mythologie lui attribue, mais il la conquiert en traversant une expérience tragique. Présenté sous les apparences de la bestialité et de la monstruosité, mais aussi comme un enfant, il doit recommencer le chemin de son existence, pour se proclamer plus fort que son destin funeste.
Jacqueline Assaël, « La mue du personnage éponyme, ses ailes et son masque de lunaison, dans l’Hélène d’Euripide »
Euripide représente le parcours d’Hélène comme un envol vers l’immortalité. La cohérence des effets littéraires suit la méthode des pensées initiatiques contemporaines pour indiquer aux humains la voie d’un perfectionnement de leur être. Les procédés poétiques suggèrent les différentes phases d’une mue du personnage, à l’instar d’un insecte qui déploie ses ailes, et celles d’une lunaison au cours de laquelle l’astre, élément minéral, achève son parcours dans un accomplissement céleste.
502Hélène Baby et Jacqueline Assaël, « Introduction à la deuxième partie »
Les articles issus du colloque illustrent le processus d’acculturation entrepris par les poètes latins pour refléter leurs propres pensées et leur propre sensibilité à travers des pièces dont le thème est souvent emprunté à la mythologie antique. Les latinistes s’accordent pour mettre en évidence l’adaptation du théâtre à Rome par rapport aux sources grecques, et ils font ainsi apparaître la permanence d’une symbiose entre l’esprit des représentations et la période historique qui leur correspond.
Giampiero Scafoglio, « L’interprétation anthropologique de la religion dans la tragédie romaine archaïque »
Le paradoxe de la tragédie latine est qu’elle dénonce de plus en plus clairement la vénalité d’une divination commandée par les autorités politiques, tout comme l’organisation même des représentations scéniques. Le spectacle semble ainsi se démarquer des origines rituelles du théâtre grec, mais il est la preuve de l’engagement culturel et moral des auteurs dans leur approche démystifiante, et le signe de la maturité de leur réflexion anthropologique qui se fait l’écho des philosophies contemporaines.
Joël Thomas, « L’Énéide, une tragédie dans l’épopée, deux formes du sublime »
Les esthétiques tragique et épique s’articulent chez Virgile dans une construction poétique contrastée permettant de discerner les aspects et les phases de la conquête sublime entreprise par le héros Énée. Insérée dans un récit qui a rapport avec le sacré, la tragédie est au cœur d’une unité de sens, celle de l’aventure humaine qu’exalte l’épopée, emblématique des sacrifices que l’humanité doit faire pour favoriser l’assomption du héros, c’est-à-dire l’avènement d’une plénitude de l’humain.
Évrard Delbey, « Les tragédies de Sénèque définissent-elles une stasis latine ? La problématique impériale de la ville et du tyran »
Par rapport à ses œuvres philosophiques qui s’attachent à dégager les lois du bon comportement individuel, le théâtre de Sénèque observe ce qui, dans le comportement des hommes de pouvoir, pourrait favoriser l’unité d’une cité. Ses tragédies pointent de manière antithétique et utopique les efforts 503d’une construction intellectuelle et philosophique qui envisage les alliances, la solidarité et l’abdication d’un exercice exclusif du mal, dans le but d’assurer la pérennité de la construction sociale.
Hélène Baby et Jacqueline Assaël, « Introduction à la troisième partie »
Les articles consacrés à l’anthropologie tragique au seuil de la modernité soulignent deux difficultés : d’une part la présence des modèles esthétiques païens au sein d’une structure chrétienne – comme le modèle du théâtre précisément condamné par les Pères de l’Église depuis Tertullien – complique le discours sur l’homme ; d’autre part la condition humaine entièrement déterminée par l’Incarnation et le péché originel laisse peu de place à une anthropologie qui serait liée à la tragédie païenne.
Jean-Frédéric Chevalier, « Modèles antiques et “anthropologie” humaniste. Les tragédies latines en Italie entre 1300 et 1450 »
Dans les tragédies écrites en Italie entre 1315 et 1450, les choix lexicaux laissent filtrer l’influence de l’anthropologie chrétienne. Le discours qui condamne la tyrannie politique rencontre la théologie de l’histoire, et l’hubris du tyran, proche des héros de Sénèque, rejoint la féroce malignité du diable. Les auteurs transforment ainsi les tragédies païennes en laboratoires des tentations ; et la réception des tragédies devient non plus seulement théologique, mais éthique et politique.
Michele Mastroianni, « Traduction/réélaboration de la tragédie classique à la Renaissance. L’Antigone de Sophoclés de Calvy de la Fontaine, texte chrétien ? »
Les choix du traducteur de Sophocle montrent le processus de christianisation, avec les emprunts faits aux maximes néo-testamentaires et les emplois récurrents des formules bibliques et liturgiques, en écho avec l’évangile johannique et les écrits pauliniens. Sous le sacrifice d’Antigone, la catégorie de la caritas irrigue l’ensemble du texte, tandis que l’opposition entre la loi civile de Créon et la loi des dieux olympiens devient celle, chrétienne, des deux Jérusalem, de Dieu et du monde.
504Olivier Millet, « L’humanité tragique de Philippe Melanchthon, au croisement des différentes disiplines cultivées par cet humaniste réformateur »
L’humaniste et réformateur protestant Melanchthon fonde sa conception d’un spectacle édifiant de la condition humaine sur la tragédie antique autant que sur la Bible et sur l’histoire universelle. La tragédie est le lieu où se pensent la liberté humaine et son aliénation : elle montre comment la psychophysiologie, qui fonde la condition humaine, est orientée vers le péché, car les personnages tragiques illustrent la menace du furor qui pèse toujours sur l’équilibre de la raison et de la volonté.
Carine Ferradou, « Jephthes siue Votum de George Buchanan (1554). Inspiration euripidéenne et anthropologie chrétienne à la Renaissance »
Buchanan récupère la notion grecque de démesure, hubris, pour lui appliquer le filtre de la morale chrétienne, et la transformer en superbia : l’orgueil de Jephté, rapproché des idolâtres Ammonites, l’enferme dans la démesure d’un sacrifice contre nature, et contre Dieu même. La tragédie jouée dans un collège délivre une leçon de modestie, tout en décrivant une anthropologie chrétienne où la responsabilité de l’homme, dès qu’il est oublieux de la bonté de son créateur, est entière dans le crime.
Tiphaine Karsenti, « Des conquérants inquiets. Interprétation d’un motif tragique »
Le César de Grévin et l’Alexandre de Hardy sont dotés d’une inquiétude contraire à leur éthos héroïque. Cette tension traduit non seulement l’émergence d’une nouvelle poétique de la tragédie où le héros n’est plus sans faille, mais aussi une réflexion politique où le monarque se pense vulnérable. Dans la poésie tragique des corps souffrants et divisés, ces conquérants inquiets sont à l’image d’une humanité qui a perdu ses certitudes et qui vacille au bord d’un univers devenu infini et mouvant.
505Florence de Caigny, « Méditation sur les voies du salut et nature du personnage tragique. Le cas d’Hercule et de Déjanire dans les commentaires de Del Rio de l’Hercule sur l’Œta de Sénèque »
Del Rio adapte le stoïcisme de Sénèque et sa conception du personnage tragique à une anthropologie chrétienne dominée par la faute. Dans cette perspective, les travaux d’Hercule sont les efforts que le chrétien doit fournir contre lui-même, tandis que Déjanire est à l’image de l’homme qui choisit de vivre en animal sans s’élever. La leçon est explicitement jésuite, affirmant la croyance en un Dieu miséricordieux face à la créature qui peut s’amender et accéder au Ciel par sa volonté.
Hélène Baby et Jacqueline Assaël, « Introduction à la quatrième partie »
La grande influence de la Poétique d’Aristote, qui gagne le xviie siècle français, contribue à apaiser la tension entre le merveilleux païen de la fable et la leçon chrétienne grâce à la notion de vraisemblable. Les querelles théoriques se déplacent depuis la rentabilité morale vers l’efficacité structurelle de la régularité, ce qui se traduit par un recentrage de la réflexion sur la poétique aux dépens de l’idéologique, et un déplacement de la question anthropologique de l’homme vers le personnage.
Charles Mazouer, « Présence et figures de la transcendance dans la tragédie moderne (xvie et xviie siècles) »
De Jodelle à Racine, toujours écartelée entre son identité païenne et la christianisation systématique qu’elle subit, la tragédie n’en porte pas moins une interrogation constante de l’homme dans son rapport à Dieu. Le théâtre peut donner des manifestations visibles de la transcendance, mais importe surtout le sentiment que le drame parvient à donner de sa présence, de sa puissance et de son rôle dans l’action : le xvie siècle y réussit infiniment mieux que le xviie siècle.
Simone De Reyff, « La tragédie à martyre est-elle tragique ? Réflexion sur un cas limite »
À travers la vierge prostituée, telle la Théodore de Corneille, la conception post tridentine de l’homme est peu compatible avec un tragique censé découler du pathétique sublime de la kénose, et l’échec de la tragédie réside dans 506cette contradiction. La vierge sauvée de la souillure n’engage ni le tragique ni la violence, et le genre de la tragédie à martyre ouvre l’aporie d’une tragédie sans tragique où, malgré la fin funeste, la jubilation providentielle du salut permet de célébrer l’homme et son Dieu.
Hélène Baby, « Mairet, Corneille et Racine, ou comment survivre à l’innocence ? »
Pour concilier la donnée providentielle avec la fin funeste des personnages de la tragédie, l’aporie proposée par Jean Mairet dans la seule tragi-comédie héroïque du xviie siècle, où l’innocence des héros était à la mesure de leur immobilité, apparaît comme une solution féconde pour Corneille et Racine. Mairet, avec sa patiente Sidonie, a en effet créé le patron de Don Sanche, Nicomède et d’Andromaque, et a ainsi affirmé la possibilité d’une tragédie heureuse célébrant l’innocence de la créature.
Éric Van der Schueren, « Les enfants dans les tragédies de Jean Racine. Sources anciennes et suggestions poétiques »
L’enfant, dans la pensée chrétienne, et en particulier chez Racine, incarnant la pureté et l’innocence, se trouve au cœur de la fabrique tragique. Du fait de l’ombre constante portée par Atrée, surgit en filigrane l’infanticide. Apparaît ainsi le lien affectif entre l’enfant et la mère, propice au surgissement de l’élégie au sein de la tragédie, et dont la poésie compense la mise sur la scène de la possibilité de l’immolation ou du massacre d’un enfant, et de la « souillure » qui en résulterait.
Anne-Estelle Trombitas-Michelangeli, « La figuration de Didon en héroïne de tragédie lyrique dans une gravure-frontispice du Recueil général des opéra[s] »
L’entreprise d’Ertinger consiste à hisser l’opéra à la dignité morale de la tragédie parlée, tout en insistant sur sa dimension spectaculaire. Le caractère stoïque et tragique du geste de Didon se dissout dans un décor sensuel, et cette hésitation entre la Didon chaste et la Didon impudique témoigne d’un tournant, à l’aube des Lumières, aussi bien dans la représentation de l’héroïne de tragédie que dans la conception de l’image illustrative qui d’image de savoir devient image de plaisir.
507Georges Forestier, « Catharsis et tragique. À propos de quelques malentendus »
Si l’on accepte de distinguer le processus de ses effets extra-artistiques, l’interprétation psychologico-esthétique de la catharsis n’exclut ni les interprétations éthiques et politiques, ni la lecture médicale. En dissipant le malentendu qui repose sur la confusion des perspectives intra et extra artistiques, il apparaît que la catharsis n’est pas une propriété de la structure de l’intrigue tragique, mais qu’elle est bien un phénomène de psychologie du public lié à la représentation des fictions.
Charles Mazouer, « Postface »
Après Racine, la forme littéraire de la tragédie semble s’effacer, mais le tragique est une catégorie de la pensée persistante dans la culture occidentale – quitte à repérer évidement des changements de la vision de l’homme formulée par les œuvres théâtrales qui portent cette pensée. Au prix de métamorphoses dans les formes, la pensée tragique, elle-même soumise à des variations, s’impose toujours au théâtre, comme elle s’est toujours imposée malgré les contestations très tôt apparues.