Avant même de devenir l’écrivain prolifique que l’on sait, André Suarès a été, dès l’enfance, un lecteur passionné. Jusqu’à sa mort, il n’a cessé de relire les Anciens et les classiques de la littérature française et plus largement européenne, ni de manifester pour l’actualité littéraire le plus vif intérêt. On le voit s’intéresser dans ses dernières années aussi bien à Virgile qu’à Céline, à Leopardi qu’aux sœurs Brontë.

Ainsi s’explique que l’œuvre de Suarès soit en bonne part constituée de portraits littéraires, d’essais et de chroniques où transparaît l’immense culture de l’auteur. Les Tragiques et Aristophane, Horace et Salluste, Suétone et Pétrone pour les Anciens ; Shakespeare, Goethe, Cervantès, Tolstoï et Dostoïevski pour l’étranger ; et, pour la France, Joinville, Villon et Montaigne, Molière, Saint-Simon et Pascal, Stendhal, Baudelaire et Verlaine ou encore Rimbaud ou Mallarmé, constituent les piliers de sa cathédrale intérieure. Mais combien d’autres auteurs lus de près, inlassablement, et avec quelle acuité intellectuelle !

Innombrables, dès lors, les études à consacrer à tel ou tel auteur lu par Suarès. Les articles, depuis un demi-siècle, n’ont pas manqué – avec, parfois, d’étonnants angles morts. Dans ce domaine, Yves-Alain Favre a moins multiplié que favorisé les approches. Ses textes consacrés à Virgile, Dante, Joinville, Schopenhauer et Rimbaud sont surtout là pour montrer que, malgré l’apparent silence des livres de Suarès sur ces auteurs, les inédits révèlent des trésors, et les textes existants, des lectures à déceler entre les lignes (ainsi, dans le cas de Joinville, du dialogue caché avec Maurras).

La bibliographie proposée en fin de volume rend compte des récentes études consacrées à ces lectures : depuis le premier colloque de 1977, les rencontres suarésiennes ont été l’occasion de donner des perspectives sur « Suarès lecteur de… » : Goethe, Nietzsche et Heine, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, Villiers de l’Isle-Adam et Mallarmé, Pascal, Renan et Bergson, Stendhal, Barrès et Claudel, d’autres encore. Malgré l’abondance de la moisson, le nombre des sujets à défricher demeure important.

Les anthologies élaborées par Michel Drouin et par nos soins, consacrées aux auteurs français et aux auteurs de l’Antiquité, offrent 64des ressources qui appellent à être exploitées1. L’initiative de Stéphane Barsacq, qui vient de réunir les textes écrits par Suarès sur Baudelaire et sur Dostoïevski, dessine par ailleurs une voie stimulante2. La correspondance avec Jacques Doucet3, belle collection de lettres commentant bien des aspects de la littérature « moderne », offre par ailleurs au chercheur un vivier de jugements sur des écrivains contemporains (Verhaeren, Loti, Bourget, mais aussi Colette, Joyce, Chardonne ou Jouhandeau). Quant aux vingt mille pages des carnets – en bonne part inédits – elles réservent un gisement riche en découvertes infinies. À titre d’exemple, bien peu de choses ont été écrites sur la lecture suarésienne des écrivains russes, ou sur le rapport problématique de l’auteur à la génération surréaliste. Et que dire de Suarès lecteur de Maurras, de Valéry, de Cocteau, de Proust, au sujet desquels il semble si discret, et sur lesquels pourtant il dit tant ? Assurément, la recherche suarésienne a de beaux lendemains.

Antoine de Rosny