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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : André Suarès, écrivain de la Méditerranée
  • Auteur : Murat (Michel)
  • Résumé : On trouvera dans ce livre la Méditerranée de Suarès, et toutes les manières dont il la fait sienne : à travers une idée ou un moment de l’esprit ; par un moment de l’expérience, comme la réclusion à Marseille ; par l’amitié avec d’Annunzio, le compagnonnage avec Gustave Fayet ; dans les feuillets d’un livre rêvé sur la Provence, dans une ville ou un port. Toutes portent sa marque, et sont une invitation au voyage.
  • Pages : 7 à 9
  • Collection : Rencontres, n° 573
  • Série : Littérature des xxe et xxie siècles, n° 45
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406144885
  • ISBN : 978-2-406-14488-5
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14488-5.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 19/04/2023
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Géographie, art, culture, création littéraire, classicisme
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Avant-propos

Pour parler dAndré Suarès, écrivain de la Méditerranée, notre projet initial était de nous rendre sur place, dans lespace méditerranéen, et de nous réunir à la Villa Finaly de Florence. Les Finaly étaient des juifs dEurope centrale, de même que les Suarès étaient des juifs portugais ; lItalie et la France – lUniversité de Paris étant légataire de la Villa – leur avaient offert, et nous offraient, un lieu de rencontre approprié. Lépidémie de covid a eu raison de ces beaux projets, et le colloque dont nous rassemblons les actes dans ce volume, après avoir été plusieurs fois reporté, sest tenu dans le Quartier latin, à quelques encablures de la rue Cassette qui fut le havre parisien de Suarès : habent sua fata libelli.

Mais André Suarès est-il un écrivain de la Méditerranée ? La réponse nest pas simple. Pensons à lhistoire de sa famille : elle suit un arc méditerranéen, du Portugal à Livourne, sur la côte ligure, où sétait établi le grand-père, puis à Marseille. Cest à Marseille que Suarès est né, quil a grandi, et quil sest pour ainsi dire inventé lui-même, dans une grande solitude, lorsquil y est revenu auprès de son père. Mais de cet arc bandé ne sort aucune flèche ; les origines juives sont enfouies, reniées. Lidée suarésienne de la Méditerranée se déploie par-dessus ce non-dit, bien que la judéité ressorte parfois comme à travers une faille. Des trois capitales symboliques de la Méditerranée, Rome, Athènes et Jérusalem, la dernière est presque absente ; aucun itinéraire ny conduit. Athènes, doù émane tout le rayonnement, na jamais été visitée par Suarès, si bien que rien nen compromet limage (il y aurait vu peut-être une ville turque, comme Salonique, surmontée dune ville moderne, comme Milan ou Madrid). Il a vu Rome, et admiré la ville des papes, notre Rome baroque ; mais il déteste, aussi fort que la Camille dHorace pouvait lexécrer, lidée de Rome, et cet Empire dont lItalie de Mussolini se veut la résurrection, alors quelle nen est que la parodie bouffonne. Le spectacle de la beauté, les exigences du cœur et les leçons de lhistoire ne coïncident presque jamais ; tout est partagé. Mais ce partage – cette impureté des choses – en même temps quil alimente le feu de lidéalisation, rappelle 8à notre attention la réalité sordide ; parfois il ménage entre les deux des moments suspendus, magiques ; il ne faut pas le regretter.

Suarès nous montre une Méditerranée restreinte, européenne, qui va de la péninsule ibérique à la Sicile. La Sicile est déjà africaine, et les temples grecs sont là comme des rochers battus par les eaux noires et par le vent mauvais du sud. Cest aussi une Méditerranée vue de la terre, miéterrane aime-t-il dire. Suarès na pas voyagé sur la mer vineuse, et ses textes ne nous invitent pas même au cabotage. Mais ports et rivages ouvrent sur un horizon marin – et même lointain, par le truchement de son frère Jean ; ils sont, comme dans le poème de Baudelaire, une invitation au voyage.

La géographie suarésienne sorganise autour de trois pôles principaux. Il y a les villes italiennes, Florence et Sienne, et avec elle Venise, qui est tournée vers lOrient. Ce sont les étapes principales du Voyage du Condottière, sans cesse repris et laissé inachevé. Il y a la Provence, à la fois grecque et romane, dans lodeur de laquelle se sublime lessence de la Méditerranée. Et il y a Marseille, qui, malgré quil en ait, est sa ville. Les cités italiennes – sil faut le résumer dun mot – sont les lieux de la culture, à la fois art et manière de vivre ; la Provence est dépositaire dune identité immémoriale, intacte depuis lOdyssée ; Marseille, malgré son antiquité, est une ville moderne (de même que Milan), une modernité que Suarès déteste mais qui le fascine parce quelle est un vrai visage de la vie.

Suarès nest certes pas un touriste, mot qui avait encore sa résonance anglaise. Il est à peine un voyageur : où sont les auberges, les rencontres, tout ce qui faisait la matière du Voyage sentimental de Sterne ? Il nest pas davantage un historien, encore moins un historien de lart – lhistoire de lart ne peut être que celle de sa décadence. Le seul terme qui convienne est celui décrivain. Des trois mots que Stendhal avait choisis pour sa tombe : Visse, scrisse, amo, il na vraiment compris que le second.

Que fait-il de sa Méditerranée ? Il la crée dans des livres. Parfois il travaille à leur illustration, comme le montrent ses relations avec Gustave Fayet. Parfois ce ne sont pas même des livres, mais des fragments ébauchés, des rêveries poursuivies, des attitudes. Comme laraignée sacrée dont parlait Mallarmé, il se tient immobile au centre de sa toile ; tout ce dont il parle se transforme en sa propre substance. Mais tout ce dont il parle nest pas tiré de lui ; car il regarde, il respire, il écoute, et ses perceptions sont aiguisées. Et il lit beaucoup. Lire et écrire (et jouer 9de la musique) sont pour lui les vraies forme de lotium, une idée dont Horace avait fait léloge et quil a transformée pour son propre compte, sans cesser dy voir la seule activité digne dun homme libre.

On pourrait penser que la force et la faiblesse de Suarès viennent de ce quil na dautres préjugés que les siens. Ce nest que partiellement exact. Son classicisme est mêlé dinfluences et lourd dhéritages. Sur bien des points, comme lart de la Renaissance, il est tributaire, plus quil ne le reconnaît, du savoir et des opinions de son temps. Le cas de Marseille est sur ce point frappant : la vue quil sen forme nest pas si différente de celle de Gabriel Audisio, et pourtant celui-ci croit laimer sans réticence, alors que Suarès ne cesse dosciller entre admiration et exaspération. Il arrive quil juge à rebours de lopinion courante, et quil nous semble avoir déjà notre goût : cependant préférer Monteverdi à Donizetti, nest-ce pas seulement un autre goût, peut-être un autre préjugé ? Mais il est toujours sensible à la vraie grandeur, et à son pouvoir de rupture ; ses admirations lhonorent.

On ne trouvera dans ce livre rien dautre que la Méditerranée de Suarès, et encore pas toute, puisque lEspagne est en retrait. Mais on y trouvera toutes les manières dont il la fait sienne, à travers des prismes très différents. Tantôt cest une idée, ou un moment de lesprit ; tantôt cest un moment clé de lexpérience, comme les années de réclusion à Marseille ; tantôt cest un compagnonnage, comme avec Gustave Fayet, ou une amitié généreuse et jalouse comme celle de DAnnunzio ; tantôt ce sont les feuillets dun livre rêvé, comme celui sur la Provence ; tantôt ce sont des lieux, une ville comme Milan, les rivages et les ports. Tous portent sa marque, mais aucun nest fermé : pour nous aussi, cest une invitation au voyage.

Pour enrichir ce volume, nous avons joint aux contributions du colloque des textes inédits, prélevés dans les Carnets, qui entrent en résonance avec elles. Nous avons également, à lattention des étudiants, des érudits et des curieux, mis à jour létat des publications posthumes de Suarès et des recherches critiques qui lui sont consacrées.

Michel Murat