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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : André Gide et le Théâtre. Un parcours à retracer
  • Auteur : Claude (Jean)
  • Résumé : Les nombreuses déclarations contradictoires d’André Gide sur le théâtre confirment la complexité de ses rapports avec les arts de la scène. La question du dialogue est centrale pour comprendre la portée de son écriture dramatique. Il s’agit d’un théâtre où l’existence littéraire l’emporte sur l’existence scénique.
  • Pages : 9 à 12
  • Collection : Bibliothèque gidienne, n° 17
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406109679
  • ISBN : 978-2-406-10967-9
  • ISSN : 2494-4890
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10967-9.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/05/2021
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Théâtre, dramaturgie, genèse, exégèse, dialogue
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Avant-propos

En 1971, Claude Martin, dans un article où il faisait le point sur létat et le devenir des études gidiennes, notait lutilité et la nécessité dune étude sur les rapports de Gide avec le théâtre. Beaucoup de lecteurs de Gide ignoraient encore lensemble des écrits dramatiques quavait produits lécrivain, sauf ceux qui avaient dans leur bibliothèque le volume Théâtre édité par les Éditions Gallimard en 1942 mais qui ne contenait que cinq titres, ou ceux qui avaient pu se procurer le volume publié par Richard Heyd, entre 1947 et 1949, à Neuchâtel, intitulé Le Théâtre complet dAndré Gide. Il convient de rappeler que la production dramatique de Gide est variée. Elle comporte ses trois drames les plus importants, à savoir Saül, Le Roi Candaule et Œdipe, ainsi quune comédie, Le Treizième Arbre, et une pièce aux multiples avatars, difficile à classer : Robert ou LIntérêt général. Sy ajoutent trois œuvres que Gide avait publiées comme traités, mais quà lorigine il destinait expressément pour la scène : Philoctète, Le Retour de lenfant prodigue et Bethsabé. Gide est aussi lauteur dun mélodrame : Perséphone, de fait livret dopéra pour Stravinsky, et de plusieurs œuvres inachevées dont Le Retour, Ajax et Proserpine, première version de Perséphone. Lensemble de ces œuvres est désormais disponible dans les deux volumes parus dans la Pléiade en 2009 : Romans et Récits. Œuvres lyriques et dramatiques. Enfin, on ne saurait oublier ni ses adaptations pour le théâtre : celle de son récit Les Caves du Vatican et celle du Procès de Kafka, ni ses traductions dœuvres dramatiques : Antoine et Cléopâtre et Hamlet de Shakespeare, Amal et la lettre du roi traduit du Post Office de Tagore. Cette production dramatique, même si elle est étalée sur une cinquantaine dannées et, par-delà sa variété, même si elle na connu que trop peu de représentations, présente au sein de la carrière littéraire de lécrivain tous les éléments dune carrière dramatique.

Pour analyser et comprendre cette production dramatique, son originalité, voire son unité, ainsi que la place quelle occupe dans lensemble 10des œuvres de Gide, ce que nous avons tenté sous forme de synthèse dans notre étude André Gide et le théâtre, il est dabord nécessaire de saisir ses rapports avec le théâtre. Certes, à cet égard, il a pu tenir des propos contradictoires. Il a pu ainsi déclarer quil naimait pas le théâtre, surtout à la suite des déceptions quil avait ressenties face à laccueil que lui avaient réservé certaines publications ou, plus encore, celui de la plupart des représentations de ses œuvres dramatiques. Il faut citer ici lambivalence de laffirmation de lun de ses proches, Jacques Copeau : « Gide naime pas le théâtre. [] Il en parle avec une intelligence souveraine qui touche à lessence de cet art. » On peut faire effectivement allusion à deux conférences : « De limportance du public » et « De lévolution du théâtre », à certaines Lettres à Angèle ou à plusieurs articles des Interviews imaginaires, mais tout autant à son Journal, aux Cahiers de la Petite Dame, à nombre de remarques glissées çà et là dans sa correspondance. De ces propos certes dispersés et parfois lapidaires, se dégagent des idées bien définies sur sa conception de lart du théâtre.

Si nombre de didascalies jalonnent ses œuvres dramatiques, suffisamment judicieuses pour appeler une mise en scène, notamment dans ses trois grands drames, Gide a difficilement admis les exigences propres à lexistence scénique dune œuvre dramatique. Il en a accepté la nécessité et a formulé à ce sujet bien des remarques pertinentes. Mais sa principale crainte a été que le texte échappe à son auteur. Quil sagisse de lapproche globale du metteur en scène, du jeu des acteurs, surtout de leur diction, quil sagisse des décors, des costumes ou des accessoires, parfois des accompagnements musicaux, tout, selon lui, doit être soumis au texte. Laccumulation des aléas liés à la représentation de Perséphone en 1934 en fournit un exemple parfait, au point que les arguments des différents intervenants lui ont fait abandonner la partie parce quil ne reconnaissait plus son texte et quil avait devant lui un univers très éloigné de celui quil avait imaginé. Le texte doit être la référence suprême et continuer à la scène de vivre de sa propre vie, celle que lauteur lui a insufflée. Son existence littéraire doit lemporter sur son existence scénique.

Cette volonté de Gide dune soumission au texte théâtral part dune conception plus générale propre à toute œuvre littéraire. Toute œuvre, quel que soit son genre ou sa destination, doit être une œuvre dart. Cest ce qui lui fait multiplier les exigences pour tout ce qui concerne la 11réalisation scénique. La distinction quil établit dans sa conférence « De lévolution du théâtre » est éclairante, dun côté les pièces « de mérite purement littéraire », de lautre celles « qui nont quun très lointain rapport avec la littérature ». Il est précisément conscient que ce choix présente un risque, « le risque fort de nêtre pas même représenté ». Le risque dêtre représenté, il la pris mais il a eu de la peine à lassumer jusquà la réalisation finale et parfois au-delà.

Il est possible de trouver bien des explications à une telle attitude. Mais lune paraît essentielle. Dans son Journal, Gide a revendiqué un « état de dialogue » nécessaire pour écrire. Ce quil affirmait en 1940 sapplique rétrospectivement à lensemble de son œuvre décrivain. Puisque lœuvre théâtrale sappuie sur les dialogues des personnages, il pourrait sembler normal quil se soit tourné vers le théâtre. Mais sa manière à lui est bien différente du traitement habituel du dialogue théâtral. Plusieurs formes de dialogues sentrecroisent, sinterpénètrent avec beaucoup de subtilité. En premier lieu, le plus apparent, intervient le dialogue entre le héros, ou la figure centrale, et les autres protagonistes parfois réduits à des rôles subalternes. Plus important est le dialogue quentretient le héros avec lui-même, soit dans les monologues ou les apartés, mais tout autant dans lensemble du texte, au point que Gide a pu écrire que son Saül nétait quun vaste monologue. Ainsi la progression dramatique nest pas déterminée par des obstacles extérieurs au héros mais par la recherche de lui-même, de sa vérité intérieure, par la résolution parfois tragique des conflits intérieurs qui laniment. Cest un aspect essentiel lorsque lon veut examiner comment Gide a utilisé ses sources, quelles soient bibliques ou quelles appartiennent à la littérature antique. Mais dans ses textes dramatiques, il reste une autre forme de dialogue plus secrète, moins évidente à repérer : le dialogue de lauteur avec lui-même. Car les conflits qui agitent les personnages, surtout les figures centrales, sont ceux-là mêmes dans lesquels se débat, délibérément ou non, la conscience de Gide. On assiste alors à une sorte de dédoublement, de mise à distance : il se libère de ce qui lobsède, des pensées qui agitent son esprit, en les confiant à la parole du personnage, donc à lacteur qui incarnera ce personnage. Le héros vit pour lui une expérience, une évolution qui en réalité met en jeu les propres préoccupations de lauteur, quelles soient morales, religieuses ou politiques, voire esthétiques, mais sans renvoyer à un quelconque événement précis 12de sa vie. Il arrive parfois que les allusions à ces préoccupations portent en elles, par une sorte dironie réflexive, une critique implicite. Théâtre critique ? Théâtre ironique ? Lidée serait à creuser. Cependant, il est difficile daffirmer que le théâtre de Gide soit autobiographique. Le « je » est celui du personnage, jamais celui de lauteur. Cette distinction propre au genre théâtral permet à lécrivain un recul libérateur plus affirmé que dans les récits. Mais une telle démarche créatrice ne va pas sans risque sur le plan de la représentation théâtrale, notamment laccueil du public. Ou bien le spectateur est un bon connaisseur de lœuvre de Gide et il saisit larrière-plan qui sinscrit dans la trame du texte ; ou bien il nappréhende ce texte que dune manière superficielle.

Cet aperçu de quelques grandes lignes qui caractérisent le théâtre de Gide devrait laisser deviner sa complexité. Certaines éditions critiques, les articles et les essais qui ont été publiés depuis une vingtaine dannées ne suffisent pas à la cerner. La voie est à suivre… tout comme lillusoire attente dune représentation.

Jean Claude

Université de Lorraine