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Classiques Garnier

Introduction de la deuxième partie

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Anatomie du « mauvais goût » (1628-1730)
  • Pages : 153 à 155
  • Collection : Lire le xviie siècle, n° 72
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406113959
  • ISBN : 978-2-406-11395-9
  • ISSN : 2257-915X
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11395-9.p.0153
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/10/2021
  • Langue : Français
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Introduction de la deuxième partie

Quest-ce quun texte, un auteur, un lecteur de mauvais goût ? Cest à partir des années 1670 que, dans un contexte hautement polémique, celui de la querelle dIphigénie, du sublime et du poème épique, des inscriptions, sesquisse, parallèlement à un examen des défauts comme de possibles négligences, une réflexion sur les procédés esthétiques de mauvais goût, fruit de mauvais choix théoriques (au plan du dessein) ou de techniques mal maîtrisées (au plan de lexécution) de la part de lauteur, autant que sur la froideur et lincompétence du lecteur. Une deuxième vague de réflexions sur le texte de mauvais goût survient dans les années 1710, dans le cadre de la querelle dHomère. Lors de ces deux « moments critiques » (années 1670-1680 et années 1710-1730), la question du sublime sous-tend vivement le débat sur le goût et le mauvais goût, et lexpression « mauvais goût » surgit dans un contexte où elle vise à disqualifier lennemi, mauvais auteur ou mauvais juge. La poésie dHomère et, plus largement, la poésie épique cristallisent le débat : ne pas apprécier Homère, est-ce être insensible à la beauté, ce dont les Anciens accusent les Modernes, ou est-ce inversement juger sans prévention, sans avoir en tête la vénération transmise par lécole, comme le prétendent les Modernes ?

La constitution des camps toutefois est moins rigide quil ny paraît et les positions sont forcées, dans les textes polémiques, pour accentuer des oppositions de principes : le mauvais goût nest pas une notion critique objective et, parce quelle est hautement disqualifiante, elle servira même de principe discriminant, après 1730, pour classer les ouvrages, les auteurs, organiser et régenter les bibliothèques, comme la montré Jennifer Tsien1. Avant les années 1730, le thème de la prolifération des livres, qui entraîne celui de la nécessité du tri, existe, véritable lieu commun des bibliographes 154effrayés par la quantité douvrages à répertorier2, mais il nest pas suivi de lusage de lexpression « mauvais goût ». Cette expression napparaît pas, par exemple, lorsque François Colletet, fils de Guillaume, se demande en 1665, au sein dun poème, « sil est nécessaire davoir beaucoup de livres3 » ni lorsque Richesource pose, la même année, à son public mondain, au sein dune conférence, le problème : « si limprimerie a causé plus de mal que de bien à la République des Lettres4 ». Lexpression pour frapper de bannissement est plutôt « mauvais livres » ou « méchants livres », qui désignent dabord, dans les deux premiers tiers du xviie siècle, les livres menaçant lÉglise ou lÉtat, présentant un danger pour la morale, la religion, lordre public, puis également, dans le dernier tiers du siècle, les livres esthétiquement défectueux5.

Or le méchant/mauvais livre6, à partir des années 1670, nest pas exactement le livre de mauvais goût, puisque le premier condamne seulement lauteur qui la écrit alors que le livre de mauvais goût a aussi en tête la réception du lecteur. Mauvais livres et livres de mauvais goût naissent bien tous deux de la vanité des auteurs, qui leur voile quils sont dénués de talent, ou encore de leur « démangeaison décrire », qui les empêche de retenir leur plume. Ces « démangeaisons décrire », véritable prurit de lesprit, constituent même un mal très répandu dans la deuxième moitié du xviie siècle, que déplorent à la fois Molière7, Grenaille8, Donneau de Visé9, Guéret10 et le vieux La Mothe Le Vayer :

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Ce nest pas sans sujet que les meilleures plumes et les mieux taillées ont nommé la démangeaison décrire une maladie dautant plus dangereuse quelle est incurable : Tenet insanabile multos scribendi cacoethes11.

Mais le livre de mauvais goût regarde aussi du côté du lecteur, dont il se préoccupe. Dire quun livre est de mauvais goût, cest sous-entendre quil sera trouvé mauvais par un lecteur sain mais aussi quil pourra être trouvé bon par qui juge mal. Il importe donc aussi de prendre en considération ce lecteur, ce dont navait cure la formulation « mauvais/méchant livre » qui se contentait de condamner louvrage en lui-même.

Accuser un texte dêtre de mauvais goût revient ainsi à stigmatiser son auteur qui manque de discernement, dadresse, de politesse dans son art, mais aussi à plaindre le lecteur qui, sil juge bien, éprouvera énervement, colère, déception, ennui, répulsion devant ce mauvais texte. Le « mauvais goût » doit donc senvisager aussi du côté du récepteur pour essayer de comprendre lensemble des émotions négatives et désagréables qui lassaillent, déplaisirs que lépoque nomme dégoût.

1 J. Tsien, Le Mauvais goût des autres. Le jugement littéraire dans la France du xviiie siècle, trad. L. Bury, Paris, Hermann, 2017. Louvrage était paru initialement en anglais sous le titre The Bad Taste of Others. Judging Literary Value in Eighteenth-Century France, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2012.

2 Voir J.-M. Chatelain, « Lexcès des livres et le savoir bibliographique », Littératures classiques, no 66, 2008, p. 145-160.

3 F. Colletet, La Muse coquette. Troisième et quatrième partie, Paris, J.-B. Loyson, 1665, p. 187.

4 Richesource, Troisième partie des conférences académiques et oratoires, « Douzième conférence de lacadémie des orateurs dédiée à M. Colbert, sur la question posée par M. de Cany, si limprimerie a causé plus de mal que de bien à la République des Lettres », Paris, Académie des orateurs, 1665.

5 Voir A. Volpilhac, « Le secret de bien lire ». Lecture et herméneutique de soi en France au xviie siècle, Paris, H. Champion, 2016, p. 57-101.

6 La synonymie des deux adjectifs mauvais et méchant est attestée par tous les dictionnaires de lépoque.

7 Le Misanthrope, I, 2, v. 344-347.

8 François de Grenaille, La Sage résolu contre la fortune et contre la mort []. Seconde partie,Rouen, C. Besongne, 1662 [1re éd. 1651], Entretien II « Des écrits et des auteurs », p. 11.

9 Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille, Paris, C. Barbin, 1663, p. 79 ; Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre labbé dAubignac, éd. B. J. Bourque, Tübingen, Narr, 2014, p. 70.

10 Guéret, Le Parnasse réformé, Paris, 1671 [1re éd. 1668], p. 13.

11 La Mothe Le Vayer, Œuvres, Dresde, M. Groell, 1757, tome V, partie 2, « Discours pour montrer que les doutes de la philosophie sceptique sont de grand usage dans les sciences », p. 13. Le vers cité est de Juvénal, Satires, VII, v. 51-52, (« Combien restent prisonniers dune incurable manie décrire qui vieillit dans leur cœur malade ! »), trad. P. de Labriolle et F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1921, p. 90.