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Classiques Garnier

Un objet sans lieu

  • Prix de l’Académie française Monseigneur Marcel 2021
  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Anatomie de la colère. Une passion à la Renaissance
  • Pages : 183 à 184
  • Collection : Bibliothèque de la Renaissance, n° 81
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406100263
  • ISBN : 978-2-406-10026-3
  • ISSN : 2114-1223
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10026-3.p.0183
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 30/11/2020
  • Langue : Français
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Un objet sans lieu

La colère, en tant quobjet de connaissance, na pas de lieu assigné. Il faut en chercher limage dans les discours spécialisés où elle se diffracte. Tous ces discours obéissent à leur logique propre : ils se fondent sur un système danalogies, doppositions, de symétries, qui devrait unifier et ordonner le réel et qui ny parvient quen théorie. Cela ne bride pas leurs prétentions. Tiraqueau rappelle que Cicéron, dans son De Legibus[I, 17], pense quil faut puiser la connaissance du droit aux profondeurs les plus intimes de la philosophie et Alciat considère que le droit englobe tous les autres arts. Paracelse estime que, comme il existe une analogie entre le corps humain et le cosmos, le médecin devrait être un savant universel1. Chaque savoir aspire à occuper la place dune science souveraine et hégémonique, qui dominerait et subsumerait toutes les autres, quAristote réserve à la philosophie2. Chacun tend à tenir un discours sur la totalité parce quil na pas une conscience de lui-même suffisamment poussée pour percevoir ses limites et discerner le moment où il sort de son domaine de légitimité. En effet, la notion dencyclopédie brouille les frontières entre les savoirs qui ne se définissent pas en fonction de leur objet, mais de la fin quils sattribuent et des moyens – approches, concepts, méthodes – dont ils se dotent pour les atteindre.

Cela ne bride pas leurs prétentions à lhégémonie ni leur ambition dun savoir total. Pour Cardan, la médecine ouvre sur la morale ; pour Tiraqueau, le droit débouche sur la philosophie ; pour Léonard, peindre, cest parcourir tout le cercle des sciences. Loin dêtre cloisonnés de façon étanche, les discours savants de la Renaissance empiètent les uns sur les autres.

De lAntiquité ils retiennent en particulier le topos des effets délétères de la colère. Ils recourent aux anciennes philosophies surtout pour appréhender la mauvaise colère : ils se rappellent quAristote évoque la colère à propos de la vertu de mansuétude et que Sénèque ou Plutarque 184recensent les moyens de la combattre. Lhumanisme, même lorsquil critique le stoïcisme, présente la colère comme une déchéance dans la barbarie ou lanimalité, comme un manquement à la charité.

Néanmoins la complexité dune pensée sur la colère traversée de courants plus ou moins profonds, plus ou moins puissants, ne doit pas être masquée. Nous avons tenté de suivre celui qui permet le dépassement de lantagonisme entre stoïcisme et aristotélisme. Avec Basile, avec Lactance, avec Augustin, la colère cesse dêtre constamment considérée comme un vice, ou comme une passion dont il faudrait modérer la ferveur. Peu importe quelle soit violente, du moment quelle est convenablement orientée, quelle témoigne dun souci du prochain et de lamour de Dieu. La colère nest plus alors, comme le pensait le stoïcisme antique, ce qui sépare le sujet de ses semblables, ce qui le prive de son humanité, mais au contraire ce qui affirme, jusque dans la véhémence de la parole et de laction, le lien à autrui. Elle peut procéder de la volonté de convaincre, de laffirmation de la responsabilité, de lexigence de justice ou de la revendication de la foi. Ce courant, longtemps souterrain, se manifeste pleinement au xvie siècle. La Renaissance découvre alors lextraordinaire énergie que recèle la colère, qui peut donner à lavocat le pouvoir de persuader le juge, au prédicateur la force dexalter les fidèles, au roi lautorité indispensable à un bon gouvernement. Elle entrevoit quil pourrait exister de bonnes colères, comme lardeur, lindignation, le zèle.

Il reste que ces discours théoriques et généraux, guidés par lintention dédifier le lecteur, visent le plus souvent à poser des normes idéales. En énonçant ce qui devrait être ils risquent de négliger lobservation. Pourtant, la Renaissance a eu le goût du particulier et du concret et elle a produit dautres textes qui permettent de pousser plus loin lanalyse de la colère.

1 Voir notamment Paracelse, De matrice, trattato sulle cause e origini di tutte le malatie delle donne, éd. C. G. Nuti, Quarto Inferiore, OM edizioni, 2017, p. 81.

2 Aristote, Métaphysique, B, 2, 996b 10.