![Amazones et femmes sauvages de la littérature médiévale à l’imaginaire contemporain - Préface](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/FmaMS01b.png)
Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Amazones et femmes sauvages de la littérature médiévale à l’imaginaire contemporain
- Auteur : Ferlampin-Acher (Christine)
- Pages : 7 à 10
- Collection : Rencontres, n° 610
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406158578
- ISBN : 978-2-406-15857-8
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15857-8.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/12/2023
- Langue : Français
Préface
Lorsque les 13 et 14 novembre 2016 Bruno Boerner et moi-même avons organisé à l’université Rennes 2 un colloque pluridisciplinaire et transséculaire sur les Femmes sauvages et ensauvagées dans les arts et les lettres, nous n’imaginions pas recevoir autant de propositions et nous avons dû opérer, pour ce colloque prévu sur deux jours, des choix souvent difficiles parmi des sujets variés et prometteurs1. À l’origine le projet était simplement pensé en articulation avec celui que Cristina Noacco et Sophie Duhem avaient construit à Pau sur les hommes sauvages, à partir de la constatation inspirée par ce colloque que les hommes sauvages sont moins souvent des humains sauvages que des mâles sauvages2. Étant donné qu’entretemps avait aussi eu lieu un colloque sur les enfants sauvages3, l’intérêt d’une rencontre sur les femmes sauvages, dont l’éclairage par les gender et women’s studies ne pouvait être que fructueux, s’est confirmé. Le volume publié en 2021 à la suite du colloque de 2016 procédait par sondages, du Moyen Âge à nos jours, de la littérature aux arts plastiques, en ouvrant le champ à diverses langues et aires culturelles, mais il est évident que 19 communications et une introduction ne pouvaient épuiser le sujet. Or dans ce volume apparaissait dans deux textes une figure dont le rapport à la femme sauvage nous avait intrigués, sans que pour autant nous accordions à la question une place suffisante : il s’agit de l’Amazone, dont a priori nous avions pensé ne pas retenir le cas, mais que finalement, nous avons intégrée, du fait de sa double présence dans un article portant sur la littérature de la fin du Moyen Âge (et ses transcriptions visuelles dans les miniatures) et dans 8un article confrontant les représentations antiques et contemporaines en milieu lesbien et féministe4. De fait, la question du rapport entre Amazones et femmes sauvages était posée, mais demeurait en suspens.
Or un retour aux textes antiques et médiévaux suggère que l’assimilation de l’Amazone et de la femme sauvage ne va pas de soi. Lorsqu’au xiiie siècle, le Roman d’Alexandre en prose français reprend la tradition du pseudo-Callisthène antique (iiie siècle avant J.-C.), une différence très nette est posée entre ces deux figures, que confirment les miniatures, parfois somptueuses, qui ornent les manuscrits. Les Amazones, et en particulier leur reine, sont présentées comme très civilisées. À la sèche missive envoyée par Alexandre le Conquérant à la reine des Amazones pour lui ordonner de se soumettre, la dame répond par une longue lettre, rhétorique, soignée, qui se termine habilement par une formule qui reprend sur le mode de la surenchère la clausule du Macédonien5, après avoir fourni d’amples informations sur son peuple et son histoire. Les Amazones, dont la gent est évoquée par des formulations non genrées (sous la plume de la reine : « fors, et preux, et vaillans en toutes chevalerie plus que gent du monde »), ne sont pas des femmes sauvages. Alexandre rit de la lettre, et finalement les Amazones font hommage au conquérant, après un échange d’anneaux courtois : la perspective est clairement genrée, la supériorité d’Alexandre est confortée, les Amazones sont intégrées à l’ordre du monde et, parangons de bien des vertus, elles (re)produisent un modèle féminin marginal mais partiellement acceptable. Au contraire les femmes désignées explicitement comme « sauvaiges » (ce qui n’est jamais le cas des Amazones), apparaissent au milieu d’animaux plus ou moins monstrueux et donnent lieu non à des échanges de paroles, de lettres ou d’objets courtois, sur le mode pacifique, mais à des confrontations violentes et elles sont exterminées par les armées macédoniennes. Après 9avoir croisé les Amazones, Alexandre et ses hommes rencontrent des « cancres », des crabes dont les dos sont durs comme ceux des crocodiles, puis de grands lions blancs agressifs, de « grant pors » aux dents très longues (§ 55) : autant de merveilles monstrueuses et violentes, que le Conquérant et ses hommes déciment. Parmi ces créatures se trouvent aussi des « hommes et femmes sauvaiges » dotés de six mains, qui font « grant mortalité de gens », mettant en fuite les troupes d’Alexandre avant que celui-ci ne reprenne les choses en main. Si le sort promis aux sauvages rencontrés par Alexandre (comme cet homme sauvage qu’il fait brûler § 72) est toujours l’élimination physique, si la femme sauvage est monstrueuse et violente, l’Amazone au contraire, après avoir été traitée avec condescendance, est respectée : elle n’est pas une femme sauvage, impossible à intégrer et finit par reproduire le modèle féminin dominant, en faisant soumission avec grâce et savoir-vivre à Alexandre.
Plus de sept siècles plus tard, il en va tout autrement : il arrive que l’Amazone soit assimilée à la femme sauvage dans un certain nombre de textes et de représentations, et la femme sauvage, tout comme l’Amazone, est souvent constituée en archétype du féminin. La femme guerrière favorise la rencontre entre ces deux représentations, tandis que l’approche écoféministe tisse indirectement des liens entre la nature (ensauvagée), les femmes, l’oppression d’un sexe par l’autre.
Questionner le dialogue entre les deux figures que sont l’Amazone et la femme sauvage, en fonction des espaces, des époques, des milieux était donc une idée fort prometteuse : le volume de textes réunis par deux jeunes chercheuses, Élise d’Inca et Florie Maurin, particulièrement au fait des approches genrées, témoigne de la fécondité du sujet et l’on ne peut que se réjouir de voir se renouveler et les générations de chercheuses et les regards sur les modèles féminins. Amazones et femmes sauvages de la littérature médiévale à l’imaginaire contemporain comble un vide laissé par la recherche antérieure et permet d’évaluer à nouveaux frais ce que les imaginaires actuels doivent (ou non) au Moyen Âge, réel ou fantasmé.
Finalement il demeure une figure dont nous avions suggéré dans notre conclusion à Femmes sauvages et ensauvagées qu’elle mériterait une étude plus approfondie6 et qui pourrait constituer un objet d’enquête future : la mère sauvage, dont les Amazones sont un avatar très particulier et 10finalement très mesuré si l’on compare avec quelques monstres comme Médée, avec leur sein unique (mais permettant malgré tout l’allaitement !), leur rejet des fils (et non des filles) et l’éducation qu’elles donnent à leurs descendantes.
La sauvagerie, qu’elle concerne les hommes, le masculin ou le féminin, les enfants ou les adultes, les peuples ou les individus isolés, constitue un filtre particulièrement éclairant pour mettre à l’épreuve l’humanité : la lecture de ce volume en est une illustration particulièrement convaincante.
Christine Ferlampin-Acher
Université Rennes 2
1 Bruno Boerner et Christine Ferlampin-Acher (éd.), Femmes sauvages et ensauvagées dans les arts et les lettres, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021.
2 Cristina Noacco et Sophie Duhem (éd.), L’homme sauvage dans les lettres et les arts, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
3 Mathilde Lévêque et Déborah Lévy-Bertherat (éd.), Enfants sauvages. Représentations et savoirs,Paris, Hermann, 2017.
4 Zrinka Stahuljak, « D’Alexandre et de quelques Amazones : portraits textuels et visuels dans les manuscrits de Jean Wauquelin et Vasque de Lucène », Femmes sauvages et ensauvagées dans les arts et les lettres, op. cit.,p. 85-100 et Adelin Leménager, « Les Amazones : un exemple de guerrières sauvages au second xxe siècle », Femmes sauvages…, op. cit., p. 285-300.
5 Yorio Otaka, Hideka Fuikui, Christine Ferlampin-Acher, Le roman d’Alexandre en prose, éd., étude et fac-similé du manuscrit British Library, Royal 15 E VI, Osaka, 2003. Alexandre termine sa courte lettre par un menaçant « nous yrons sur vous », auquel répond la reine par « nous yrons contre vous jusques aux montaignes pour combatre » (§ 50 et § 51).
6 « Conclusion », Femmes sauvages et ensauvagées…, op. cit.,p. 312-313.