Skip to content

Classiques Garnier

From the Black Charisma of Degradation to the Modern Lures of Voluntary Servitude

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
    2022 – 2, n° 30
    . L'image
  • Author: Demars (Aurélien)
  • Abstract: The book of Simon Lemoine, Aux limites de la résistance, is compared to the work of Robert Walser, as two attempts (social and existential) at a post-Hegelian interpretation of the voluntary servitude in contemporary society.
  • Pages: 297 to 299
  • Journal: Alkemie
  • CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN: 9782406145363
  • ISBN: 978-2-406-14536-3
  • ISSN: 2286-136X
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14536-3.p.0297
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 01-18-2023
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: S. Lemoine, R. Walser, dedication, alienation, subject.
297

Du charisme noir de lavilissement
aux leurres modernes
de la servitude volontaire

Pour comprendre lasservissement volontaire et la domestication de linstinct de liberté, il ne suffit pas dinvoquer la conscience malheureuse et la dialectique du maître et de lesclave, il faut encore, dans le sillage tracé par Nietzsche1, démystifier le sujet trop assuré de lui-même et saisir lintériorisation dune mauvaise conscience qui sassujettit et sabaisse volontairement en-deçà delle-même.

Par lécriture dune insolente servitude, Robert Walser rompt à sa façon avec la dialectique hégélienne au moins en deux sens. Dune part, Walser se focalise sur le personnage du serviteur, qui ne joue plus le rôle dun pendant ou dun faire-valoir du maître. Le couple capital chez Walser2 nest plus maître et serviteur, mais serviteur et servitude, dans la mesure où le serviteur est lauxiliaire non dautrui mais de sa propre exploitation. À la différence du duo traditionnel maître-serviteur, qui reposait sur une complémentarité, Walser décrit la soumission à travers le regard du seul serviteur, dont il nous donne à lire les réflexions ou le journal intime, principe de dédoublement de soi et de dialogisme, où la servitude agit comme le principe de forclusion, le fondement problématique de son moi, en même temps que lherméneutique du monde, le code de ses valeurs et de ses obligations, lécart avec le reste de la société. Dautre part, Walser déploie toute une œuvre de la servitude, dont le serviteur travaille volontairement, continuellement et avec acharnement à sabaisser à lextrême. Il met en lumière les apories dune servitude qui provient non seulement de la domination, mais 298plus encore de la volonté inhérente au serviteur. Comment comprendre lopiniâtre servitude volontaire par laquelle les personnages centraux de Walser se plaisent et se complaisent dans leur soumission, et séchinent à dégringoler de léchelle sociale dans une atmosphère kafkaïenne ? En quel sens la servitude volontaire est-elle même possible, puisque toute servitude implique laliénation de la volonté asservie ? La question devient existentielle dans lœuvre de Walser, dont les protagonistes nexistent que dans laliénation de leur existence. Walser nous a initié à lénigmatique charisme noir de lavilissement, tandis que Chestov ou Fondane ont appréhendé la conscience malheureuse pour mieux fustiger le mur que dresse la pensée humaine sarraisonnant elle-même.

La philosophie sociale contemporaine a amendé et révisé autrement la dialectique hégélienne : par labrogation de lidéalisme du sujet tout puissant, démiurgique, historial, en discernant les mécanismes par lesquels se subjectivise une compulsion à la servitude volontaire. En particulier, on sait gré à Simon Lemoine, dans son récent Aux limites de la résistance3, de nous déciller dun fallacieux dévouement au travail, quand, immodéré, il masque aux dépens de soi-même un dispositif dauto-asservissement aliénant.

Comment peut-on à son insu, travailler, sexploiter, se tyranniser soi-même avec un tel zèle à lencontre de soi ? Sorte de chantage affectif machiavéliquement organisé, dexploitation rationnelle de lempathie, le stratagème du dévouement consiste à faire de la souffrance une ressource : coincé socialement et éthiquement, lemployé se dévoue volontairement (par exemple pour éviter de surcharger ses collègues) sans se douter que la situation est orchestrée expressément pour quil travaille bien plus que lemployeur ne le rémunère. Il est ainsi question de désabuser le lecteur quant à la qualité morale du dévouement, idéal ascétique sciemment perverti en servitude volontaire. Dans sa critique dune « économie du dévouement4 », voire dun « gouvernement par le dévouement5 », le philosophe Simon Lemoine ne stigmatise pas seulement un panoptisme dun nouveau genre (où lindividu se surveille et soblige dans ses actions, ses tâches et plus encore dans son comportement, son mode de vie et sa 299personne même), mais également un système social de rationalisation de lexistence, une véritable « vie dans laliénation6 » sous le leurre de bons sentiments, dune bonne volonté. Il ne sagit nullement de réduire toute interaction sociale et professionnelle à ce mécanisme, de même que lauteur ne renonce pas non plus à tout dévouement7, mais Simon Lemoine entend démystifier, dans certaines situations bien déterminées, linsidieux prétexte qui en appelle au noble don de soi pour mieux dissimuler une manipulation, une « technique8 » demprise mortifère de soi.

Philosophie appliquée, louvrage est non seulement étayé par une attention sociologique à lorganisation du travail, telle que notamment relatée depuis Vincent Dubois9, mais assorti en outre de perspectives de résistance à ce mécanisme social asservissant, grâce à la mise en évidence de différentes formes daliénation (par rapport aux discours, aux pratiques, aux domestications des sujets, au temps, aux visibilités, aux classements, à lespace, aux interactions). De surcroît, Simon Lemoine nest pas moins soucieux de fonder sa réflexion sur une philosophie critique du sujet, du sujetage et de lassujettissement. Mais contre la cécité de lidéalisme du sujet souverain et autonome qui légitime en fait un conditionnement social indu, comment pour autant dénier à lexistant toute personnalité profonde et réduire le sujet presque seulement à un déterminisme social et à une « pratique10 » – sinon qui serait-il aliéné ? Lexistentielle leçon de lirrésignation fondanienne, « dût cette irrésignation être – ou paraître – absurdité ou folie11 », ne laisse pas de se méditer.

Aurélien Demars

IRPHIL – Université Jean Moulin – Lyon 3

1 Fr. Nietzsche, Généalogie de la morale, I, § 13 et II, § 16, trad. O. Blondel, O. Hansen-Løve, T. Leydenbach, P. Pénisson, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1996, p. 56 et 97.

2 Mentionnons en particulier R. Walser, LInstitut Benjamenta [Jacob von Gunten. Ein Tagebuch, 1909], trad. M. Robert, Paris, Gallimard, coll. « Limaginaire », 1999.

3 S. Lemoine, Aux limites de la résistance, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, coll. « Autonomies », 2022.

4 Ibid., p. 61.

5 Ibid., p. 105.

6 Ibid., p. 95.

7 Ibid., p. 118.

8 Ibid., p. 115.

9 V. Dubois, La Vie au guichet. Administrer la misère, Paris, Points, coll. « Points essais », 2015.

10 S. Lemoine, Aux limites de la résistance, op. cit., p. 139.

11 B. Fondane, « Préface pour laujourdhui », in La Conscience malheureuse, Paris, Denoël et Steele, 1936, p. xvii.