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Classiques Garnier

Le marché des idées

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
    2018 – 1, n° 21
    . L’utopie
  • Auteurs : Enache (Răzvan), Stănişor (Mihaela-Genţiana)
  • Pages : 311 à 325
  • Revue : Alkemie
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782406082132
  • ISBN : 978-2-406-08213-2
  • ISSN : 2286-136X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08213-2.p.0311
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/06/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
311 Christiane Rn1vcÉ, Lettre à un jeune chrétien et à ceux qui ignorent qu'ils le sont, Paris, Éditions Tallandier, 2017.

Pour diverses raisons, il est difficile de parler aujourd'hui du chris- tianisme. Premièrement, c'est parce que le christianisme suppose une histoire fondamentale qui a été, depuis toujours d'ailleurs, très facile à comprendre, mais aussi très difficile à croire. Elle s'est toujours heurtée à une sorte de scepticisme moyen (même médiocre intellectuellement), une combinaison fatale d'un peu de biographie et d'un peu de physique (et plus taxd un peu d'astrophysique), mélangées à une sorte de sirop ayant un fort arôme artificiel de philosophie première. Voici donc, reconnaissons-le, une difficulté majeure, soutenue vigoureusement par la mode culturelle actuelle, qui ne permet au moins à aucun self-made man de rester pensif pour un instant mais lui offre constamment des slogans solipsistes sur la libération du moi et l'accomplissement de soi. Il est aussi vrai, depuis toujours, que ce n'est pas nous qui arrivons à la foi chrétienne par des efforts personnels, mais qu'elle-même nous est donnée, pax la grâce divine. Nous, aujourd'hui, en tant que gens qui possèdent des écrans de plus en plus grands mais sans horizon, nous sommes trop hâtés de tout prendre pour attendre encore qu'on reçoive quelque chose. Un autre problème majeur consiste en la façon dont nous avons tendance de nous rapporter à la religion institutionnalisée. Nous attendons inertes (et nous avons cette tendance depuis toujours) des lois, des règlements et, éventuelle- ment, des sanctions qui dirigent notre être moral, par le même frisson ou le même sentiment de l'inéluctable que celui qui s'empare de nous lorsque nous recevons une amende de circulation ou des pénalités pour n'avoir pas payé les taxes. Il existe en nous tous des réflexes de rigoristes, de superstitieux ou de débrouillards que nous pensons pouvoir utiliser aussi dans les affaires spirituelles. Nous arrivons ainsi à employer toute pratique ou pilule pour éluder le contrôle légitime de la conscience. Ainsi, n'est-il pas étonnant que nous soyons constamment sur le point de céder lorsque, au stress quotidien, s'ajoute le stress de la vie éternelle. Le devoir religieux n'est qu'un devoir de plus dont nous voulons échapper par des
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excuses habituelles : en nous disant que nous ne l'avons pas su, que nous l'avons oublié, que nous ne nous en sommes pas rendu compte ou, si notre révolte enfantine atteint le paroxysme, en criant ensemble avec les autres anarchistes de quartier : « À bas le tyran ! »
Dans ces conditions, nous pouvons nous imaginer à quel point il a été difficile pour Christiane Rancé de régler son style pour écrire Lettre à un jeune chrétien et à ceux qui ignorent qu'ils le sont, un livre dont le titre, attractif et provocateur, détermine ceux qui sont déjà croyants de mesurer l'intensité de leur croyance, et ceux qui sont sceptiques ou indifférents d'observer à quel point les questions qu'ils considèrent avoir comprises sont, en réalité, si peu comprises.
Le titre accrocheur, qui interpelle le lecteur de la position de quelqû un d'expérimenté, pourrait trop promettre à ceux qui s'attendent à y trouver une formule apologétique unitaire, des conseils clairs et des réponses concrètes à des questionnements théologico-philosophiques plus ou moins sophistiqués, comme il se passe dans un des livres d'André Frossard. D'ailleurs, on ne peut pas considérer tous les chapitres du livre des lettres. De toute façon, non dans le sens habituel, parce qu'on y trouve aussi des pages émouvantes de reportage, ou bien d'autres qui semblent découpées d'un journal. C'est pourquoi l'auteure est obligée de placer périodiquement des signaux phatiques dans la suite de textes qui composent le livre, ce qui fait que son écriture oscille entre aveu et homélie. Bien sûr que l'auteure aurait pu s'imposer la rhétorique épistolaire tout au long du livre, ce qui aurait conduit à l'unité stylistique et, pourquoi pas, à la sensation finale du jeune lecteur (biologiquement jeune) qu'elle a constamment visé, qu'elle a correctement compris, abordé avec tact, c'est-à-dire guidé. Crptant pour une telle tactique scripturale, l'auteure aurait été obligée à utiliser autrement les citations (très bien choisies d'ailleurs) des différents penseurs chrétiens. Elle aurait pu les fondre, en les paraphrasant, dans une formule discursive plus personnelle et qui n'aurait pas donné à ceux qui ignorent être chrétiens la sensation d'être tout simplement ignorants. D'autre part, il existe sans doute une certaine catégorie de public (le lecteur éternellement jeune du point de vue spirituel) qui appréciera l'habile herméneutique de l'auteur, construite sur des phrases mémorables d'autres écrivains, qui l'aidera à renforcer ses convictions rationnellement et émotionnellement.
À travers les vingt chapitres, Christiane Rancé essaie de réaffirmer l'unité de fond chrétienne des phénomènes sociaux et culturels actuels
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que nous nous sommes habitués à encadrer dans un généreux humanisme areligieux. Et si les difficultés mentionnées au début semblaient assez grandes, après la décision de parler sur le christianisme (pourtant pas si difficile à prendre, une fois éloignée la. tentation piétiste de tout garder pour soi-même) apparaît un obstacle plus grand encore :cette manière relâchée d'aborder le christianisme comme nous abordons toute autre idéologie, en pouvant en extraire seulement ce qui nous convient ou qui nous est immédiatement utile parce que nous y avons tout le droit de bricoler dans l'espace et le temps que nous avons en possession, c'est-à-dire notre vie, le mieux possible. Et les multitudes d'idées religieuses venues de tous les coins du monde sont très généreuses. Or, c'est l'attitude que l'auteur ne veut pas seulement éviter, mais elle a le courage admirable de l'affronter. Pour ne donner qû un seul exemple, voici comment elle réussit à nous envoyer, subtilement et efficacement, au-delà des surfaces trompeuses du jargon idéologique à la mode : «La réponse tient sans aucun doute dans les mots qûon ressasse tous les jours et dont on nous rebat les oreilles comme s'ils avaient le pouvoir des mantras :anesthésier la douleur pax leur simple répétition —l'amour, la liberté, la vérité, la paix, la joie, la beauté, l'exemple, le paradis. On en connaît bien d'autres, de nom bien sûr, et toujours vus et entendus de loin, mais hélas, toujours donnés non plus comme des idéaux à vivre ou à poursuivre, mais comme des consolations. » (p. 24) Il y a donc des pages où elle dévoile habilement la manière dont l'enthousiasme du jeune depuis toujours pour « un monde intact », pour la vie, le beau et l'amour se nourrit, inconsciemment en quelque sorte, des valeurs chrétiennes. Il est évident que l'activisme actuel, qui tend à prendre les effets socio-culturels concrets de la vision métaphysique chré- tienne comme des causes en soi (en double sens du terme, philosophique et politique) est difficile à interpeler pour se rappeler ses racines morales. Le bien qui découle du fait que nous nous sentons bien premièrement lorsqu'on fait du bien à l'autre n'a pas, évidemment, la même valeur que celui qui apparaît, naturellement, après que nous eûmes fait tout d'abord l'effort de renoncer à nous et de nous orienter vers le Bien. Dans un monde de sensations fortes et immédiates où l'artificiel supplante le naturel, nous n'avons plus d'oreilles pour écouter les sublimes et les délicats refrains du Christ. Nous sommes persuadés que Christiane Rancé est consciente de ce problème complexe et qû elle s'est souvent demandée comment donner simplement, à un public malheureusement accommodé au simplisme, des
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réponses plus compliquées. C'est pourquoi, sa stratégie de répondre rapide- ment, par des formules inspirées, à des problèmes compliqués de théodicée pax exemple, peut contribuer, hélas, en faveur de ce simplisme ambiant. En ce sens, la création d'un antagonisme entre le jeune lecteur et «ceux qui accouchent au forceps la société nouvelle » (p. 13) a l'avantage de délimiter clairement les adversaires pax des touches stylistiques spectaculaires, mais nous nous posons la question de savoir si, justement parce que nous avons sous les yeux l'option simpliste entre amis et ennemis indéfinis, nous ne serions pas tentés de laisser tomber la réelle, profonde et douloureuse guerre contre l'ennemi intérieur. Pour obvier à de telles interprétations, l'auteur n'hésite pas à exposer ses propres faiblesses dans un chapitre qui est un touchant fragment d'hagiographie de l'ancien pape, Jean-Paul II.
Christiane Rancé fait preuve d'une excellente habileté interpréta- tive qui lui permet de démontrer la continuité entre les écritures de l'activisme contemporain et le message des écritures. Ainsi restent notables ses tentatives de donner un sens plus large (ou plus haut) à la sensibilité écologiste actuelle, l'effort de nous faire comprendre l'espoir d'une façon moins naïve mais aussi celui de transformer le plomb moral de l'insolence juvénile naturelle dans l'or de l'offense radicale des institutions démontrées par le Sauveur, ainsi que la mise en relief de la différence entre l'interconnexion et la communion. Nous pouvons y ajouter les touchantes pages écrites dans le style d'un reportage qui, en réalité, ont pour objectif de mettre en évidence le sens de la prière. Tout cela représente un essai bienvenu de récupérer la substance originaire des bonnes intentions individuelles qui, au lieu de s'exprimer correctement, c'est-à-dire communautairement, se trouve tout le temps sur le point de se dissoudre dans le sentimentalisme pur.
Encore une fois, nous admirons le courage de l'écrivain d'essayer de rendre plus accessibles des thèmes complexes, l'élégance pax laquelle elle ignore la tentation de donner des répliques passives-agressives de petit- fils de croisé dominé par le ressentiment, tout comme nous admirons sa décision de secouer les schémas mentaux commodes et à la mode.


Râzvan ENACHE
Université «Lucian Blaga» de Sibiu
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STÉPHANE BARSACQ,
EN PRÉSENCE D'YVES BONNEFOI'1
OU LES SOUVENIRS MIS EN ABYME


Chacune de nos lectures nous forme et nous renvoie ànous-mêmes. Les auteurs que nous fréquentons nous habitent comme s'ils étaient nos locataires. Mais en même temps, nous tirons profit de ces rencontres sin- gulières, qui nous mettent en présence d'autres êtres —celle des auteurs qui nous rendent ànous-mêmes, qui nous révèlent les profondeurs de nos abîmes. Un tel auteur est, pour Stéphane Barsacq, Yves Bonnefoy. Comme cela a déjà été le cas pour Cioran d'ailleurs, à qui il a consacré un essaiZ, Cioran qui affirmait quelque part qu'il faut toujours laisser une image incomplète de soi, mais qui n'en aimait pas moins se définir à travers les auteurs qu'il lisait et auxquels il rendait souvent hommage par des portraits affectifs ou des citations commentées. C'est en tenant compte de ces desiderata que Stéphane Barsacq consacre un essai profond et apologétique à la personnalité d'Yves Bonnefoy, qu'il avait connu et admiré. Il se propose de créer « le portrait d'une oeuvre », ou en d'autres termes, une analyse lucide de la diversité des préoccupations intellec- tuelles et créatrices de l'un des derniers grands poètes français, dans laquelle il veut mettre l'accent sur l'ouverture de sa vision poétique et de sa poésie en tant que pratique, ainsi que sur ses rapports essentiels avec la musique et la peinture, qui rendent l'absolu tout proche.
Il s'agit d'un essai complexe qui réussit à conjuguer plusieurs tenta- tions et dimensions de l'écriture essayistique :suivre le parcours litté- raire d'Yves Bonnefoy; refaire l'itinéraire culturel universel; pratiquer l'écriture de soi tout en parlant de l'autre ;analyser thématiquement et poïétiquement les tentatives des grands auteurs universels (en ce sens sont réinterprétés, à la lumière de l'intérêt que leur portait Bonnefoy, entre autres Villon, Pétrarque, Shakespeare, Keats, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Valéry) ; fictionnaliser, autour de détails biographiques, les rencontres de Stéphane Barsacq avec le poète et leurs discussions
1 S. Barsacq, En présence d'Ives Bonnefoy, Clichy, Éditions de Corlevour, 2017, 121 p.
2 Cf. S. Barsacq, Cioran. Éjaculations mystiques, Paris, Seuil, 2011.
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amicales. Pax fictionnaliser, nous entendons ici que ce « je » qui participe affectivement au dialogue se métamorphose en un « je »qui ne transcrit pas seulement les conversations des deux auteurs, mais les transfigure aussi en une analyse critique et en un spectacle culturel. L'événement devient texte, le détail vécu vient renforcer le texte-événement. Un exemple de ce fusionnement heureux entre deux esprits qui s'écoutent réciproquement pour mieux se fondre dans le paysage culturel se trouve dans le passage suivant
Plotin ?Yves Bonnefoy ne prononça pas son nom lors de ce déjeuner rue Lepic où il était question de savoir à quelle époque et avec qui il aurait aimé vivre, si la chance lui en avait été offerte. Mais il parla, ce qui revenait presque au même, des hommes inscrits dans son temps —des sages qui se vivaient comme partie d'un tout, je veux dire :parution musicale d'une harmonie supérieure. En revanche, il cita Nicolas Poussin, pour préciser qu'il aurait certainement aimé être à ses côtés lorsqu'il peignait ses tableaux romains et avoir des entretiens avec lui, non seulement sur sa peinture, mais sur ce qu'elle abrite : le tremblement du temps que Chateaubriand s'était plu à définir, d'une formule célèbre, comme «admirable », mais aussi plus simplement l'accord si musical en lui-même de l'esprit et de la terre [...]. Yves Bonnefoy a fait de Poussin son héros le plus intime, [...]. (p. 75)
Ce double « je » (et jeu), qui vit (affectif) et qui transcrit (scriptural) est également présent à la fin du livre, dans un passage lyrique qui comporte des poésies-souvenirs, formes d'exercice de mémoire poétique, «Tombeau d'Yves Bonnefoy », rassemblant sept poèmes de la nostalgie de l'être admiré et de la mélancolie d'être tout court
V
A la noirceur,
Il répondant de poème en poème
Avec une voix d'autant plus forte,
Qu'elle était plus grave et plus retenue, [...] (p. 119)
VII
Aujourd'hui qu'Yves Bonnefoy est pour toujours,
Une ombre projetée sur nos ombres qu'il allonge, [...] (p. 121)
Ce sont des exercices d'adoration, qui, dans une forme lyrique et succincte (la forme la plus chère à Bonnefoy et la plus touchante pour le lecteur), re-présentent l'itinéraire spirituel du poète français.
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L'essayiste aborde la poésie de Bonnefoy comme la transformation langagière d'une musique intérieure, la musique de l'être. Ainsi Bonnefoy devient-il musicien dans la mesure où sa forme d'expression poétique est instauratrice d'une musique existentielle, d'une demeure fondée musicalement, car, selon Bonnefoy, la première qualité du poète est de savoir entendre avec le coeur. Pour lui, le poète est également musicien, il le devient par une longue entente suivie, par l'écoute du silence et par la recherche du ton. Entente, silence et ton deviennent ainsi, dans l'analyse de Barsacq, les trois vecteurs de la poésie de Bonnefoy. Les trois facteurs à l'oeuvre lors de sa conception/réflexion seraient : la poésie, la musique, la voix. Cette «alliance de la poésie et de la musique » (p. 15) s'incarne dans une réflexion sur l'essence de la voix ou de la tonalité, dont le but est la parole transfigurée, mélange de révélation et de mort
[...] la musique porte la mort, la poésie ouvre les enfers, mais elles ne sont pas plus puissantes pour autant, quelle que soit leur magie : il s'agit de faire l'apprentissage d'une autre musique, d'une autre parole qui se tiendraient au-dessus du silence, et qui, après en être sorties, doivent y retourner, diffé- rentes, plus fortes, plus fragiles :vraies. (p. 17)
C'est l'image du retour d'Orphée que la poésie de Bonnefoy laisse entre- voir. La musique de l'homme se transpose dans la musique du poète. Un poète à conscience dédoublée puisque, d'une part, il crée tout en méditant sur sa création (comme les poètes modernes, Baudelaire, Rimbaud ou Mallarmé, que Bonnefoy fréquente et commente à maintes reprises) et, d'autre part, il combine son art créateur avec son art traducteur, comme une conversation de soi à soi. Traduire Shakespeare, Pétrarque ou Keats n'est pas autre chose qu'une façon de découvrir le monde tout en faisant la découverte de soi-même. La poésie aspire à la totalité pax une réflexion continuelle sur le monde et l'être, sur l'apparence et l'essence. L'essayiste parle à juste titre d' «une méditation qui vise l'intensité de la poésie, qui est d'habiter ces intervalles, de combler ces silences, de permettre la fluidité du plein. » (p. 28) La poésie devient ainsi réflexion sur la poésie, elle implique absolument, pour Bonnefoy aussi, sa «poïétique », terme dont la parenté revient à Paul Valéry même si Bonnefoy s'écarte de la primauté de la «technique », rigoureusement revendiquée par Valéry, en lui préférant le rêve, l'imaginaire et non la raison. Bonnefoy choisit la compagnie de Shakespeare, «l'homme de la mer et de l'exil dans le
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chaos » (p. 59) ; selon cet ordre de l'écriture «chaque poème annonce déjà, dès le début, ses métamorphoses, son effacement, sa trace à suivre au loin comme dans un souvenir ; ». (p. 40)
L'analyse que Stéphane Barsacq applique à la poésie d'Yves Bonnefoy permet au lecteur de saisir et de comprendre cette oeuvre dans sa totalité, dans sa plénitude idéatique et formelle, dans ses relations avec les autres grandes poésies universelles. Il convient à cet égard de rappeler les mots de Mallarmé : «Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre. ». C'est ce qu'entreprend avec raffinement et talent littéraire et critique Stéphane Barsacq, en prouvant dans ce pèlerinage poétique qui va d'un chapitre à l'autre, de la biographie à l'oeuvre, de l'antiquité à la modernité, de l'apollinien au dionysiaque, de l'ici-bas au là-haut, de l'avant païen à l'après chrétien, de l'éros à l'agapé, de la littérature à la musique, du visuel au sensoriel, du corps à l'âme, que, pour Yves Bonnefoy, «tout, au monde existait pour aboutir à (la musique d') un Poème ». Grand lecteur des anciens, non pas d'une façon tributaire mais plutôt détachée, inventive, originelle, Bonnefoy «n'a eu de cesse d'ouvrir le monde et le poème. D'ailleurs, n'est-ce pas la faculté de la poésie que de déjouer le déjà-vu, au profit de ce qui se lève, imprévu, et dont le nouveau voile demandera à son tour à être défait aussitôt ? » (p. 38). L'essayiste nous révèle comment Yves Bonnefoy combine les vertus de la raison, qui ne pèse plus comme chez les philosophes, mais qui résonne musicalement, avec les vertus de la parole qui délivre. L'être et la mort sont alors les thèmes de prédilection, ontologiques et poétiques à la fois. En effet, Barsacq considère Yves Bonnefoy comme un grand penseur qui sait parfaitement harmoniser l'art des mots avec celui des sons, un artiste qui s'interroge sur les âges de la création, sur les modes de la traduction, ainsi que sur les étonnantes richesses de la rhétorique, «Comment peut- on mourir ? » (p. 44), (qui rappelle la fameuse question de Montesquieu Comment peut-on être Persan ?, aussi bien que celle de Cioran :Comment peut-on être né ?). I:importance de ce livre-dialogue critique entre deux esprits lucides et ludiques, qui se sont révélés l'un à l'autre dans un esprit amical, réside dans le fait qu'ainsi nous disposons dorénavant d'un compendium d'histoire littéraire et musicale plein de sagesse, et qui retrace un certain nombre de moments essentiels de la culture universelle. Stéphane Barsacq, lui-même prosateur raffiné et mélomane passionné, trouve des formules métaphoriques impressionnantes pour
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donner de la vigueur aux époques révolues et aux oeuvres reconsidérées (historiquement, stylistiquement)
À son déclin [du Moyen Âge], au terme d'une quête du Graal de mille ans perlé dans le sang des croisades et l'échec de la prise de Jérusalem, non moins qu'avec l'éclatement des deux poumons de la chrétienté, Byzance et Rome, on trouve le premier poète moderne, François Villon. Le premier, car il a su traduire en poésie la terrible hantise de son siècle : le néant ;non plus l'espérance d'une promesse, mais crue, nue, à l'étal, la mort — la danse des os qui craquent, le squelette qui perce l'organisme en décomposition, l'apothéose des corps réduits à des fromages d'où sortent, par milliers, vers et champignons, selon une image fréquente de ce temps. (p. 43)
Pour mettre en relief le souffle nouveau et unique de la poésie de Bonnefoy, l'essayiste le place dans le cadre du paysage littéraire de ses contemporains. Voici une véritable fixation stylistique du recueil Du mouvement et de l'immobilité de Douve (1953)
[...] à l'heure où les surréalistes, pour ce qu'il en restait, s'obstinaient dans la frénésie, vouée à l'inessentiel, d'une rêverie illusoire ;loin encore du réalisme didactique de Francis Ponge, de portée assez limitée [...], loin également du bric à brac baroque de René Char où le grain et l'ivraie se disputaient, mais loin également de la fable à la Henri Michaux ou de l'élégie à la Jules Supervielle, un jeune homme venait redire en toute simplicité et au rebours de tous, qu'il est, en fait, un lieu —vrai lieu — à trouver par-delà les appa- rences ; une formule —vrai nom — à reprendre, pour danser avec elle dans les chaînes d'une musique que l'esprit révèle, aux quatre points cardinaux de la terre ;une musique qui accorde les dimensions de la finitude en cette fête du renouveau. Fusion des limites avec l'infini, l'amour est dérobé au rapt de la mort. (p. 45)
L'essayiste fait s'affronter les deux métaphores de la littérature, celle du «voyage » et celle du «théâtre », pour souligner encore une fois le penchant d'Yves Bonnefoy à la réflexion, son intérêt pour cette double fonction du langage :transitive et réflexive, ou selon l'expression méta- phorique du critique, pour la façon dont «chaque pièce se conçoit comme un Poème entier, et les personnages comme des mots qui s'éprouvent en actes. » (p. 63)
Stéphane Barsacq est lui-même «en présence» de toute la grande littérature universelle, qu'il remet en discussion et en relation avec la création d'Yves Bonnefoy. C'est un livre-voyage à travers les oeuvres des
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grands esprits, qui sont évoqués d'une manière percutante et sensible afin de consolider leur place au panthéon littéraire. Stéphane Barsacq nous prouve qu'Yves Bonnefoy s'y inscrit pleinement.


Mihaela-Gentiana STÂNISOR
Université «Lucian Blaga» de Sibiu




PÉCHER PAR PETITES PASSIONS


Il existe un type d'écriture spécialement conçu pour briser les règles des genres littéraires consacrés. En tout premier lieu il est le fait d'auteurs ayant établi un programme destiné à systématiquement s'attaquer aux canons artistiques, mais au risque ainsi de se transformer en provoca- teurs professionnels, en d'autres termes en non-conformistes somme toute banals. En plus de ces derniers, il y a aussi les non-conformistes congénitaux qui écrivent, comme tout bon écrivain, parce qu'ils ne peuvent pas ne pas écrire, mais qui manifestent une telle indifférence pour les canons et envers la critique qu'ils donnent l'impression que le fait d'être considérés comme de bons écrivains ne compte guère pour eux. Sans le vouloir, ces derniers peuvent mettre en difficulté l'éditeur qui se voit alors obligé de classer tel ou tel texte dans la catégorie «roman » afin de lui offrir un cadeau de réception acceptable, même s'il est évident que l'auteur a voulu faire étalage, par orgueil, mais aussi avec d'immenses risques de répercussions morales et émotionnelles à assumer, d'un court, cynique, raffiné et inclassable happening existentiel.
Le livre de Marie Céhère, Les petits poissonsl, qualifions-le donc de roman, quoique sa structure, composée d'une suite de notations journa- lières, soit le résultat d'une impulsion artistique relevant de l'autofiction. Si elle avait été laissée complètement libre, cette impulsion narrative
1 Marie Céhère, Ler petits pairran.r, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2017.
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n'aurait produit qu'une histoire intéressante de pardon et d'acceptation assumée de la douleur engendrée par l'hypocrisie du monde des adultes. Fort heureusement, l'auteure, qui nous donne la sensation qu'elle est en train de transformer, par l'exercice-même de son écriture, la bio- graphie en bibliographie, crée pourtant des personnages suffisamment intéressants pour justifier la transformation de leurs prénoms en titres de chapitres d'un roman atypique. Cela ne signifie pas pour autant que Marie Céhère se consacre avec minutie à un art du portrait. En fait, les personnages qu'elle a construits fonctionnent comme des relais utilisés pour la reconstitution d'une séquence courte mais décisive, du processus de maturation par lequel passe le personnage principal, Virginie. Ainsi, dans la vie discrète, mais secrètement aventureuse, de cette jeune femme séductrice et capricieuse, des présences plus ou moins importantes telles que sa mère (Odile) et son père (Hervé), ainsi que ses proies érotiques, représentent des figures dont la normalité dans toute sa mesquinerie doit justifier ses réactions de provocatrice, laquelle, à la seule idée qu'on puisse la considérer comme une fille ordinaire, est sujette à la panique.
La principale technique narrative, du moins dans la première par- tie du livre, suppose la rédaction de fragments où sont rapportés des sentiments intenses, éprouvés dans des situations habituelles, de sorte que l'impression générale du texte pourrait bien être celle qu'on a à la lecture d'un journal où les dates ont été effacées. Malgré tout, Marie Céhère réussit à créer la surprise nécessaire par les temps qui courent où, reconnaissons-le, l'innovation réelle en prose est extrêmement rare. Cela consiste ici dans l'habileté à maintenir, de manière très experte, le personnage de Virginie, à la frontière entre la réalité et la fiction, en l'orientant vers les situations les plus banales, et, en même temps, en lui attribuant un genre de réflexivité inattendu, si l'on a en vue les prémices existentielles d'où l'auteur le prélève. Il s'agit d'un genre de réflexivité tendant à la bizarrerie, décentrée et polyphonique, présente habituel- lement sous la forme de sentences et de répliques de type dialogique, insérées habilement dans ce qui serait, classiquement, la transcription du flux de la conscience. Par la suite, le roman comprend des dialogues ou des monologues fondus en d'importants fragments de prose tenant de l'essai parfaitement abouti. Dans une synthèse faite de conclusions de tonalité cynique, parfois sentencieuse, ou commençant par une subtile ironie à l'encontre de clichés moralisateurs (« La nuit est longue, il ne
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faut jamais en douter. », p. 26), ces bribes de roman évitent, de manière heureuse, l'émiettement que pourraient créer les espaces vides que contient l'action proprement-dite, qui se trouvent aussi dans la page. En fait, l'auteure ne veut pas présenter une histoire, car cette rigueur ne lui semble pas nécessaire. Et à juste titre probablement. Toutefois, si elle avait voulu concevoir un roman ordinaire, le chapitre «Michel », l'un des meilleurs, aurait constitué un excellent incipit à partir duquel développer les personnages et les plans d'une construction narrative de longue haleine.
Virginie est un personnage borderline spectaculaire, sarcastique, ayant mûri trop vite, qui s'est trop appliqué à copier les attitudes d'une mère ignorante et dominatrice avec elle, avec qui elle trouve la bonne distance pour neutraliser son pouvoir psychologique destructeur : «Et Virginie réalise qu'elle n'a plus envie d'appeler cette grotesque quinquagénaire "maman" ; qu'elles ne se connaissent pas et que c'est très bien ainsi. » (p. 24). En même temps, Virginie a tendance à se lancer dans des expé- riences sexuelles hasardeuses, au terme desquelles elle espère pouvoir s'exprimer en tant que critique autorisée de la mesquinerie que trahissent les adultes dans leurs émotions. Ainsi peut-on lire plusieurs pages qui ressemblent à un malicieux journal d'une jeune fille qui s'enchante de collectionner des hommes de toutes nations, de tous âges et de toutes conditions sociales, dont elle note les prénoms dans un agenda : «Elle ne notait que leurs prénoms, d'une écriture de plus en plus appliquée, de plus en plus lente, comme si la formation des lettres était une manière de les retenir plus longtemps entre ses bras, de ralentir leur départ et le retour de la solitude. » (p. 124) Mais un court-circuit a perturbé le fil narratif, ce qui rend douteuse l'impression de réelle électricité érotique du personnage que l'auteur veut nous transmettre. L'atmosphère créée, de promiscuité romancée, est déroutante, et les oscillations du personnage entre des excès charnels et d'innocentes fantaisies solitaires affaiblissent sa cohérence. D'ailleurs, il est évident que Virginie, si on la compare aux autres personnages, est le résultat d'un intense processus créatif. C'est une héroïne qui échappe à l'au(c)torité de la pronatrice, laquelle, par certaines observations ayant quelque chose de lapidaire et de sen- tencieux, tente d'éviter la dissolution de Virginie dans le magma agité, quoique banal, de l'éternel adolescent. Comme si elle voulait prévenir tout commentaire allant dans ce sens, l'auteure, très pertinemment, fait
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cette observation : «Virginie n'a plus peur de voir que sa vie prend des airs d'album de clichés sur la jeunesse universelle. » (p. 57-58)
La difficulté de contrôler le personnage vient du fait que Virginie veut à tout prix dissimuler sa normalité, mais non son excentricité. Elle mène une double vie, mais en coulisses il n'est que trop évident que les décors, les comportements et les sentiments relèvent de la normalité, et que cette normalité annihile les bizarreries de la mise en scène que met en avant le personnage. Ainsi, se sentant sans cesse menacée par le danger de tomber dans la banalité (et la banalité des sentiments t'eût pourtant été trop peu, de sorte que Marie Céhère se sert de la provo- cation pour que nous réfléchissions de manière plus profonde à ce que peut avoir de banal le sentiment),1'écrivaine alors corrige régulièrement le profil de Virginie, son personnage. Par des touches de pessimisme assez prononcé sous la forme d'aphorismes bien venus, elle corrige le tir de manière à la fois ferme et inspirée en affirmant par exemple : «La mélancolie des riches est douloureuse à la mesure de ce qu'ils perdent et savent ne pouvoir regagner à aucun prix. » (p. 50) ; ou bien : « Le premier chagrin d'amour d'une femme libre, pense-t-elle en séchant des larmes honteuses, consiste à quitter des gens que nous ne regretterons pas » (p. 55). Placée quelque part entre la scène du roman et la scène du monde, tout en ayant la maîtrise d'une réflexivité où se mêlent de façon charmante sagesse et cynisme agissant comme une tendre ins- tance qui pardonne par avance toute mesquinerie et tout excès, elle fait des interventions toujours surprenantes qui nous délectent et rendent agréable le passage d'un épisode à un autre.
Lorsque la normalité suscite une gêne, l'auteure place Virginie dans des états qui induisent l'excentricité ou la mélancolie, donnant ainsi libre cours à une expérimentation narrative qui l'introduit dans une sorte d'enfer à la fois artificiel, filandreux et coquet. Devenue une experte de la pathologie amoureuse, Virginie en arrive à la conclusion qu'elle ne désire de relation «ni amoureuse, ni physique. La boulimie seule la rassasiait. » (p. 124)
Bien que, tout comme nous l'avons déjà dit, tous les chapitres du roman portent des noms de personnages, ils ne se constituent pas dans une série de portraits littéraires au sens habituel. On pourrait même dire que l'auteure est plus intéressée par les lieux que par les êtres. Ces derniers sont fondus, à la manière impressionniste, dans des décors
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naturels ou urbains tout à fait communs. En fait, les prénoms sont des sortes de pseudonymes pour évoquer des états correspondant à des étapes existentielles, ce qui permet à Marie Céhère de faire passer le personnage principal, avec une désinvolture bien jouée, par la phase «Jerôme », par la phase «Brigitte et Cécile» (celles-ci n'étant pas «réelles », mais des doubles phantasmatiques de Virginie), par la phase «Paul », etc. Celle qui est la mieux dessinée est la mère, Odile, un personnage secondaire certes, mais également un partenaire destiné à aider Virginie à s'entraîner à un duetto/duel excellent, peint dans les tonalités de grisaille affective que la jeune auteure expérimente avec succès. Cette solution stylistique pourrait très bien constituer, éventuellement, un choix que l'auteure aurait intérêt à assumer; bref, laisser en liberté les personnages de sorte que ceux-ci puissent lui donner la réplique, ou même lui opposer de la résistance, ou bien alors tout dire en n'ayant pas peur que cela puisse révéler des blessures de l'intimité encore ouvertes.
La fin du roman est une surprise heureuse, tout en n'étant pas un banal happy end. Elle est bien écrite, contenant des épisodes d'une sym- bolique subtile. Elle est surprenante dans son dénouement (que nous avons d'ailleurs atteint avec un certain soulagement, surtout en raison de l'impression que donne souvent l'auteure d'être capable de faire tout ce qu'elle veut de son personnage), mais aussi du point de vue stylistique (car, pour ce qui est de la maturité en matière d'éducation sentimentale, elle apporte une nuance flaubertienne qui ne se retrouve qu'ici).
Les petits poissons (métaphore de la révolte contre l'hypocrisie et le désir de parvenir) offre une lecture émouvante et vivante. Marie Céhère transmet très fortement la sensation de la réalité par le fait qu'elle écrit avec son sang et non avec de l'encre. Dans ses pages pleines de cruauté, de violence et de cynisme, mais en même temps si touchantes, nous avons à faire à une littérature qui est aussi authentique que ce qui se passe dans la réalité, une réalité à peine retouchée littérairement, tout cela mêlé à un bon goût qui garantit que nous nous trouvons devant une véritable écrivaine. En outre, et avec naturel, elle ne se départit pas d'une certaine distance entre expérience et écriture, ce qui signifie qu'avant d'en arriver à une auto-analyse complète du matériau biographique dont se nourrit la création, il faudra encore du temps. Derrière l'air cynique de Virginie se cache une sensibilité d'écorchée, qui ne fait que rendre plus évidentes et plus aigües les provocations qu'elle nous destine. Quoi que
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fasse l'auteure pour contrarier cette attente, Les petits poissons est un livre sur l'amour, sur la passion, mais il faut préciser qu'il entend être étayé par des expérimentations sur le sujet et non par de naïfs témoignages qui pourraient donner la sensation d'une humanité des plus communes et sans originalité. Cela est bien suggéré, dès le début du livre, par la remaxque de Stendhal : «Les gens qui font l'amour sont-ils dans la classe des dupes ou des gens d'esprit ? » À ce sophisme charmant et touchant, camouflé par une interrogation d'une rhétorique un peu perfide, nous sommes tenté de répondre, tout comme le fait Virginie, en soulignant certaines recherches, à la fois furieuses et exaspérées, relatives au corps, destinées, en fait, à épuiser ou détruire l'esprit. En tous les cas, nous pouvons nous dire que, finalement, la maturité sentimentale n'aura été atteinte et ne le sera jamais par la multiplication des expériences érotiques, c'est-à-dire par de petites passions, mais qu'elle le sera par le raffinement et l'intensification de l'expérience en (et de) soi, qu'une autre Virginie, probablement, ne rejettera pas.


Râzvan ENACHE
Université «Lucian Blaga» de Sibiu