Le marché des idées
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
2017 – 1, n° 19. La mélancolie - Auteurs : Leppers (Ger), Lahmar (Mohamed Aziz), Enache (Răzvan)
- Pages : 289 à 300
- Revue : Alkemie
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- EAN : 9782406069867
- ISBN : 978-2-406-06986-7
- ISSN : 2286-136X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06986-7.p.0289
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/06/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Boualem Sansal, 2084, La Fin du monde, Paris, Gallimard, 2015 (Grand Prix du roman de l’Académie française).
« Faire des prédictions n’est pas une chose aisée – surtout quand elles concernent l’avenir ». Ce bon mot, attribué tantôt à Oscar Wilde tantôt à George Bernard Shaw, a beau avoir pris de l’âge, il n’en reste pas moins qu’il y a beaucoup de vrai dans cette constatation. Elle nous est revenue à la mémoire pendant la lecture des deux derniers livres de l’écrivain algérien Boualem Sansal (né en 1949).
Au mois de juillet 2013, quelques mois avant la proclamation du califat par Daech, l’auteur algérien publia un essai intitulé Gouverner au nom d’Allah – Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe1.
L’auteur y présente aux lecteurs non-musulmans un inventaire des différents courants qui existent à l’intérieur de l’islam, et analyse le désir, commun à beaucoup de croyants, d’une Nahda, une renaissance de l’immense empire islamique qui, après un déclin de plusieurs siècles, a fini de s’effondrer avec la chute de l’empire ottoman, à l’issue de la Grande Guerre.
Un des aspects sur lequel l’auteur insiste dans son texte est la profonde indifférence qui existe dans le monde musulman vis-à-vis des cultures qui ont précédé le monde de l’islam. Un exemple saisissant de la négligence de ce substrat culturel que cite Boualem Sansal est celui de l’Égypte actuelle, où toute la culture, unique et incroyablement riche, de l’empire des pharaons, qui aurait pu être la source d’une fierté nationale et constituer un élément fort de l’identité nationale, est pratiquement ignorée par la population, sauf comme source de revenus touristiques.
Toutefois, ce n’est que dans son livre suivant, le roman 2084 – La Fin du monde, publié deux ans plus tard, que Boualem Sansal s’aventure à faire des extrapolations qu’il se refusait dans son essai, où le genre pratiqué imposait à l’auteur de se limiter à une description de ce qui était la situation actuelle au moment de l’écriture du texte. Le genre du roman, plus libre, lui permet de pousser son analyse beaucoup plus loin.
290Dans le genre de la satire politique, au niveau du roman deux grandes tendances semblent dominer. D’un côté, il y a le genre qu’on pourrait qualifier comme étant d’inspiration allégorique, et dont l’action se déroule dans un moment de l’histoire qui n’est pas spécifié. L’exemple moderne le plus fameux en est sans doute le bref roman La Ferme des animaux (Animal Farm) de l’auteur anglais George Orwell (1903-1950). Un autre exemple fameux d’un livre qu’on peut qualifier d’allégorie satirique est le livre paru en 1939, Sur les falaises de marbre (Auf den Marmorklippen) de l’Allemand Ernst Jünger (1895-1998), considéré habituellement comme une critique larvée du régime nazi qui sévissait en Allemagne à cette époque.
La deuxième grande tendance est alors constituée par des livres qui véhiculent leur contenu satirique sous les dehors d’un roman d’anticipation. L’auteur profite des possibilités que lui offre cette combinaison de genres pour extrapoler d’une façon logique ou pour le moins convaincante dans un avenir souvent proche les développements de l’actualité, et en tirer les conséquences, qui se résument souvent à des situations apocalyptiques. Le Meilleur des mondes (Brave New World) d’Aldous Huxley (1894-1963) en est, bien sûr, un des grands exemples. Le titre du livre de Boualem Sansal, 2084, renvoie à l’autre grand exemple, le chef-d’œuvre de George Orwell, 1984. En effet, le grand auteur anglais a pratiqué le roman satirique politique sous ses deux formes.
Évidemment, de nos jours, l’évolution technologique se déroule avec une telle rapidité que l’écriture d’un roman d’anticipation est devenue une gageure, bien plus problématique qu’elle ne l’était du temps de Jules Verne ou de H. G. Wells. Dans le cas de 2084, toutefois, ce problème ne se pose pas. Boualem Sansal nous décrit une société qui s’est tournée résolument vers un passé médiéval. Il faudrait qualifier 2084 de roman d’anticipation de tendance régressive. La société que l’auteur y décrit est figée idéologiquement, religieusement, techniquement. Tout changement ou développement y est considéré par le pouvoir de ce pays d’Abistan comme une menace. Le pays, qui ressemble à l’État islamique, mais rappelle sous certains aspects également la Corée du Nord, est une théocratie absolue qui couvre à peu près entièrement le monde connu. Il a été créé après une série de guerres sacrées, dans lesquelles les tenants actuels du pouvoir n’ont pas eu de scrupules pour se servir de bombes atomiques, laissant des régions entières dans un état de pétrification.
291Dans le livre d’Orwell, le pouvoir est incarné par Big Brother. Chez Sansal, il se nomme Abi, le fidèle Délégué de Yölah – le nouveau nom qu’on a donné à Dieu. Les Abistanais sont tenus de lui adresser une prière neuf fois par jour. Les jeudis, après la grande Imploration, des exécutions de masse ont lieu dans les stades. Les Abistanais y assistent en masse.
Le personnage principal du livre est le jeune Ati, qui guérit de la tuberculose dans un sanatorium situé dans un coin reculé du pays. Il a tout le temps pour réfléchir, et, peu à peu, il commence à se poser des questions sur le système gouvernemental en vigueur. Pour la première fois de sa vie, on lui parle de « frontières » : il existerait des régions qui seraient soustraites au gouvernement de la capitale Qodsabad – par exemple un ghetto pas loin de cette ville.
Dans la caravane qui ramène Ati, une fois guéri, chez lui – un voyage qui dure presque un an –, le jeune homme fait la connaissance du fonctionnaire Nas, qui lui parle d’un site archéologique qui mettrait en doute l’historiographie officielle. Les doutes et la curiosité d’Ati ne font qu’augmenter. Une fois de retour chez lui à Qodsabad, il visite avec un ami le ghetto dont il a entendu parler. Quand il essaie de retrouver Nas dans la cité interdite où siège le gouvernement, Ati fait la connaissance d’un homme original – ce qui est déjà en soi une chose rare dans le pays – qui a créé chez lui un musée des objets du xxe siècle : des objets beaux, utiles ou inutiles, mais tels qu’on n’en fait plus. Ati commence à mieux connaître le fonctionnement de cette société, et il s’y sent de moins en moins à l’aise.
Ce n’est pas des personnages, qui restent somme toute assez schématiques, que le livre de Boualem Sansal tire sa force, mais du dévoilement progressif des arcanes d’une société entièrement tournée vers le musèlement de ceux qui la composent, en faveur des tenants d’un pouvoir qui s’avère à la fin non seulement être absolu mais surtout corrompu – et d’une ténacité folle.
Quand on fait partie d’une organisation, d’un parti, d’un club, de n’importe quelle agrégation d’êtres humains, cela signifie toujours qu’on attend de vous que, au moins jusqu’à un certain degré et sur un certain nombre de terrains, vous abandonniez le droit de réserve, que vous acceptiez de laisser brider votre liberté de parole. Dans une dictature absolue, cet abandon ne peut être qu’absolu. Dans ce livre, Boualem Sansal nous montre à quel point cette règle va à l’encontre de tout ce qui nous rend humains.
292Et Sansal le fait avec maestria. Il s’agit, de fait, d’un exercice délicat : dans le livre, les allusions doivent être transparentes, mais en même temps pas trop faciles, car les rapprochements trop évidents, en favorisant la paresse intellectuelle du lecteur, gâcheraient le niveau et la méchanceté de la satire et en enlèveraient le mordant. Le roman de Boualem Sansal s’inscrit brillamment dans une grande tradition littéraire, dont l’auteur démontre toute l’actualité.
Ger Leppers
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Nouri Al-Jarrah, Une barque pour Lesbos et autres poèmes, traduit de l’arabe (Syrie) par Aymen Hacen, Bordeaux, éditions Moires, coll. « Nyx », 2016
« Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes », écrivait le philosophe Theodor W. Adorno2. Mais Paul Celan, qui a rencontré l’auteur de Prismes, Critique de la culture et société à plusieurs reprises à Paris, l’a contredit dans sa propre langue avec des œuvres immortelles, réécritures aussi tragiques que musicales des noms des Juifs massacrés par la barbarie nazie. Dans cette même perspective de réécriture, le poète syrien Nouri Al-Jarrah, né à Damas en 1956, et résidant à Londres depuis une trentaine d’années, s’adresse aux bourreaux de son peuple dans sa langue maternelle, l’arabe, ici traduite en français par un autre poète tunisien d’expression française. Or il se trouve que le 293bourreau du peuple syrien est lui-même syrien et la cause syrienne est l’un des principaux sujets abordés par Nouri Al-Jarrah dans son œuvre poétique. Mais ne nous trompons pas : le poétique, dans cette œuvre de haut vol, l’emporte sur le politique. Comme dans l’un des poèmes les plus représentatifs du recueil, intitulé « Les Chagrins de Télémaque » :
Chaque fois que naît un poète dans une ville de l’intérieur
Il porte la mer à sa fenêtre, et t’installe là-bas
Dans l’attente des vaisseaux.
Mais qu’en est-il de moi ?
Pas de poète,
Ni de dramaturge,
Ni même de romancier raté n’est descendu vers moi, je suis Télémaque.
Je suis plus bas que je ne le pensais.
Les fabricants de métiers à tisser montent au temple
Et offrent des sacrifices
Pour que tout reste tel quel
Les malheureux princes déambulent lampes en main sous ta fenêtre haute.
Mère,
Ne vois-tu pas qu’elle est un peu trop ouverte ?
Me cherches-tu ?
Je m’amuse avec ton tissage abandonné derrière le ballet
Et il y a quelque temps, je t’avais demandé : est-ce une écharpe ou une chemise ?
Chaque fois que naît un poète, chaque fois qu’une charrue creuse un sillon, je vois le destin
Avec une grande bouche et des grands mots.
Les agriculteurs ont ramené les lauriers et les ont laissés sur les seuils.
Le marbre n’est plus lumineux,
Et les danseurs se sont lassés de leurs jeux annuels.
Ceux qui ont tendu l’arc ont maintes fois recommencé.
Trois générations de chevaux ont été dilapidées
Et les paresseux écuyers se prélassant dans le soleil d’Homère.
Pas de voile en mer ni de vent sur les roseaux,
Et après les masques et les masques et les prières
Les lauriers
Se fanent
Et le marbre se crevasse.
294Me cherches-tu ?
Je suis debout pour toi parmi ceux-là.
Pars avec moi dans une autre ville. (p. 79-84)3
Le poète exprime le malheur syrien à travers le mythe grec de Télémaque fils d’Ulysse. On peut diviser ce poème en deux parties. La première traduit le malheur et le désespoir tandis que la deuxième représente l’espoir escompté. En effet, le poème dit la quête d’une solution de la cause syrienne. Le poète recourt au mythe de Télémaque qui construit seul un navire pour partir à la recherche de son père disparu. Pour leur part, les prétendants veulent épouser Pénélope et ils rejettent l’idée qu’Ulysse soit vivant et puisse un jour revenir à Ithaque. Nouri Al-Jarrah utilise ce mythe comme métaphore pour traduire le malheur syrien. Les prétendants se sont transformés en poètes qui veulent chacun que Pénélope, qui symbolise la Syrie, soit sienne. De fait, en temps de guerres, tous les guerriers et les combattants prétendent défendre la patrie et l’exalter comme des poètes, d’autant que la poésie au xxie siècle va de pair avec l’engagement.
Par ailleurs, l’attente des vaisseaux symbolise l’attente de la solution. Pénélope attend les vaisseaux de manière à pouvoir rejeter les demandes de mariage et qu’Ulysse revienne la sauver. Mais, les prétendants, eux, refusent l’idée du retour d’Ulysse. C’est pour cela qu’ils font tout leur possible pour que tout reste en l’état. Télémaque se trouve donc seul. Les répétitions des adverbes de négation « ni » prouvent que personne ne veut aller chercher Ulysse avec Télémaque. Dans le mythe, Télémaque revient sans avoir retrouvé son père. Le malheur et la vanité sont présents dans les paroles de Télémaque qui joue juste avec le tissage de sa mère. Cela révèle les chagrins des Syriens qui eux non plus n’ont pas trouvé une solution à leur tragédie. Le tissu que Pénélope tisse symbolise la perte du temps qui n’est pas au profit de la Syrie. Même les prétendants, même « les marbres » et « les danseurs » sont las d’attendre. Et Télémaque d’être incapable de ne rien faire. Le temps passe et les prétendants – poètes continuant à naître et à écrire sur la Syrie – convoitent Pénélope. Cela fait que Télémaque voit le destin pareil à une créature qui le dévore, comme nous le lisons dans le poème, « avec une grande bouche et des grands mots ».
295À la fin du poème, un mouvement s’est opéré et le désespoir s’est transformé en un certain espoir. Ainsi, il n’y a « pas de voile en mer ni de vents sur les roseaux ». Cela met en relief une vision particulière de l’issue de la cause syrienne : les solutions ne peuvent provenir de derrière les mers, mais elles se trouvent à l’intérieur de la patrie. De fait, l’avant-dernier vers : « Me cherches-tu ? » Et le suivant : « Je suis debout pour toi parmi ceux-là » peut être interprété comme la voix d’Ulysse et non celle de Télémaque. Ulysse est présent parmi les prétendants pour sauver la Pénélope / Syrie.
En dépit des ruines causées par la guerre et malgré le temps qui passe, l’issue du problème syrien ne peut pas avoir lieu de l’extérieur, mais elle doit provenir de l’intérieur de la patrie. Nouri Al-Jarrah, dans « Les chagrins de Télémaque », réécrit le mythe du trio Pénélope-Ulysse-Télémaque en faisant du fils une figure héroïque remplaçant celle du père. Nous pouvons dire que le poète syrien met à la fois de l’Œdipe et du Hamlet dans ce que nous pourrions désormais qualifier de « complexe de Télémaque ».
Peut-être est-ce le complexe du syrien qui, en partant vers l’inconnu, vers « une autre ville », souhaite délocaliser la Syrie comme le fils souhaite embarquer sa mère loin d’Ithaque, loin des prétendants et même du père susceptible de revenir. C’est en effet ce que nous retrouvons dans le poème éponyme du volume où en guise d’épilogue Nouri Al-Jarrah lance cet appel à ces compatriotes syriens :
Syriens mortels, Syriens qui frémissez sur les côtes, Syriens errants partout sur terre, ne vous remplissez pas les poches de terre morte, abandonnez cette terre et ne mourez pas. Mourez dans la métaphore, ne mourez pas dans la réalité. Laissez la langue vous enterrer dans ses épithètes, et ne mourez pas pour être mis en terre. La terre n’a de mémoire que le silence. Naviguez partout et gagnez le tumulte de vos âmes. Et derrière la tempête et les dégâts, levez-vous dans toutes les langues, dans tous les livres, dans toutes les causes et l’imagination, agitez-vous dans chaque terre, levez-vous comme l’éclair dans les arbres. (p. 78)
Cette réécriture du mythe de Télémaque s’inscrit dans un cadre plus vaste consistant à relire l’héritage poétique et mythologique méditerranéen et classique à la lumière de l’actualité tragique du xxie siècle. C’est l’une des spécificités de la poésie de Nouri Al-Jarrah que les lecteurs de poésie en général et de poésie arabe reconnaîtront comme une voix 296substantielle de notre temps. D’ailleurs, tel est, semble-t-il, l’objectif de son traducteur, Aymen Hacen, qui, à travers la collection où Une barque pour Lesbos et autres poèmes a vu le jour, souhaite faire découvrir des trésors contemporains des lettres arabes aussi bien traduits qu’écrits directement en français.
Mohamed Aziz Lahmar
École Normale Supérieure de Tunis,
Université de Tunis
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Pragmatique et pragmatisme du livre d’entretien
La transformation d’une thèse de doctorat en un livre n’est pas une tâche facile. Le passage du contenu, des pages protégées par les grosses couvertures de la thèse, pleines de titres, titulatures et sigles, à la feuille fine et fragile d’un livre destiné au grand public recouvre toutes les souffrances, les hésitations et les joies d’une trans-formation initiatique. Ce qui, jusqu’à hier, représentait une exploration du monde s’inspirant de la bonne volonté et de l’exigence pédagogique des pères spirituels, devient, d’emblée, une évolution sous le regard dur, malicieux, désabusé et (dans le meilleur des cas) curieux de lecteurs de toute espèce.
Dans cette situation se trouve Odile Cornuz4 aussi, auteur aspirant à passer, dignement et courageusement, ce test de la maturité intellectuelle, à l’aide d’une démonstration qui combine l’abondance documentaire des ouvrages académiques avec les ambitions (assez bien) camouflées du manifeste critique-littéraire. Il faut reconnaître que sa préoccupation 297pour le livre d’entretien avec des écrivains est de bon augure, étant donné qu’à sa production et à sa réception participent des énergies particulières (la curiosité, la critique, l’auto-interprétation et la promotion) qui peuvent réanimer le jeu auctorial dans la sphère culturelle qui se voit tentée aujourd’hui, partout dans le monde, par les doux et apparemment innocents plaisirs du divertissement facile. C’est justement la gestion de ces énergies qui se trouve au centre de l’analyse que nous commentons, qui se propose d’examiner, avec une certaine modestie, la manière dont le livre d’entretien évolue dans la France du xxe siècle, entre « pratique médiatique » et « geste littéraire ». Il s’agit, pourtant, ici, d’un type particulier de modestie. Ce n’est évidemment pas de la fausse modestie, car Odile Cornuz dit clairement tout ce qu’elle sait et, chose de plus en plus rare de nos jours, elle sait bien tout ce qu’elle dit. On pourrait quand même parler d’une sorte de modestie (un mot plus adéquat serait peut-être « réserve ») parce que, lorsqu’on arrive à la fin du livre, on se rend compte que les bornes entre lesquelles se déplace l’auteur devraient porter d’autres inscriptions. En fait, le titre aurait pu annoncer le passage du « geste médiatique » au « genre littéraire » car l’ambition critique de l’auteur est de nous faire accepter que les entretiens avec les écrivains peuvent être considérés comme un genre littéraire à part.
Pour être convaincante, l’auteur passe méticuleusement en revue une multitude d’entretiens qui ont été accordés par les plus importants écrivains français du siècle passé ; elle utilise volontiers un bon détecteur de métaux dans le but de dévoiler de petits trésors culturels, mais aussi de la fausse monnaie ou des bijoux bon marché. Son appareil critique complexe, qui inclut des théories d’origine philosophique, sociologique et linguistique, peut saisir à tout moment les significations profondes d’un texte. Il est certain que l’auteur, une fois qu’il se sera affranchi de ses égards pour sa méthode (une sorte de syndrome intellectuel dont souffre tout jeune chercheur profondément impressionné et, souvent inconsciemment, par son maître), manifestera plus de désinvolture dans l’acte (ou bien le « geste ») critique. L’auteur s’en tient à une approche interdisciplinaire qui lui est faste et la détermine à tirer des conclusions échappant d’ordinaire aux restrictions philologiques imposées par l’interprétation de la surface textuelle. Ainsi existe-t-il dans ses jugements de forts échos de la sociologie de Pierre Bourdieu, de l’analyse de 298discours, tout comme des chuchotements de la critique des idéologies. Des concepts comme « pouvoir symbolique », « contraintes », « champ littéraire », « rhétorique populiste », « dépossession de leur œuvre » font partie de l’arsenal qu’Odile Cornuz possède, ce qui prouve qu’elle a été souvent soumise à des joutes herméneutiques de ce type. Il y a bien sûr un petit contraste entre la neutralité déclarée de l’analyse et le poids spécifique de ces éléments conceptuels assez radioactifs, que nous trouvons dans la texture de ce livre, mais leur présence témoigne déjà de l’énergie nécessaire à la consolidation d’un appareil critique complexe d’où, en tout cas, ne devrait pas manquer les anciennes « règles de l’art » de Pierre Bourdieu, qui ne figurent dans la bibliographie que par les petites et les nerveuses analyses dédiées à la télévision.
Les deux grandes parties du volume, l’histoire des livres d’entretiens publiés en France durant le xxe siècle, et l’analyse poétique et pragmatique du « genre » que constitueraient les livres respectifs, témoignent d’une acribie rarement rencontrée, mise en mouvement par un fort intérêt pour la littérature, pour les écrivains et, spécialement, pour les tons dont s’enrichit l’écriture et pour ce que nous appelons plus généralement « leurs voix », dans le contexte des besoins progressifs de médiatisation qui sont imposés par le développement de la communication de masse. Le travail de Sisyphe que s’est imposé Odile Cornuz, celui de mettre sous le microscope de la poétique et de la pragmatique des objets culturels, comme les entretiens, pourrait nous faire les regarder avec d’autres yeux. Et, après avoir suivi les efforts notables de l’auteur de réinscrire, dans la sphère des actes culturels originaux, ces produits, suspectés (à juste titre ou non) de n’être que de second rang, c’est-à-dire des concessions faites à la curiosité plébéienne qui gît en chacun de nous, et considérés comme de simples et inévitables « gestes » littéraires, nous sommes sinon bouleversés par cette approche, au moins agréablement surpris. Il sera pourtant nécessaire que l’auteur s’assume ou dévoile, purement et simplement, la voie herméneutique qu’elle a suivie pour arriver à quelques-unes de ses conclusions, car il y a assez de pages où nous lisons les résultats des analyses secrètes (ou beaucoup trop discrètes) non seulement de la surface textuelle, mais aussi du sous-texte, intertexte ou métatexte. Odile Cornuz s’est imposé (ou on lui a imposé) des restrictions d’interprétation qu’elle ne peut pas respecter en totalité. Et elle fera 299bien de reprendre ouvertement, et de raffiner éventuellement, des éléments de la méthode sociocritique et d’analyse de discours, car c’est le filon naturel de sa lecture critique.
À la surprise dont nous parlions contribuent, en tout premier lieu, les noms invoqués (des médiateurs, ainsi que sont désignés les écrivains qui s’entretiennent avec d’autres écrivains), des écrivains qui sont devenus co-auteurs de livres d’entretien ou auteurs d’entretiens fictifs. Ils sont très nombreux, c’est pourquoi nous n’allons y retenir que ceux qui nous ont impressionnés le plus : Jules Huret, Frédéric Lefèvre, André Gide, Jean Amrouche, André Breton et Marguerite Duras. Mais pour se faire une idée du nombre de célébrités dont les dits et les écrits sont examinés par Cornuz, nous en ajouterons encore deux : Céline et Bernard Pivot. Pour ce qui est de Breton, l’auteur fait une excellente analyse de la manière réaliste dont le célèbre surréaliste utilise la radio en fonction des objectifs de son programme esthétique. Aussi, doit-on insister sur l’analyse de la manière dont Duras a su si bien profiter des médias pour élargir sa palette expressive. L’étude des manœuvres médiatiques de Breton et de Duras pourrait constituer encore un signal supplémentaire pour mieux comprendre que le genre auquel appartient l’entretien (même s’il implique les écrivains) n’est pas purement et simplement littéraire, mais discursif. Ainsi, une fois la perspective élargie, en l’ouvrant davantage sur Bourdieu, Maingueneau și Charaudeau, par exemple, l’auteur ferait des progrès rapides dans la consolidation de sa propre voix critique, et ses analyses s’appliqueraient avec plus de précision si elles ne suivaient pas, de manière inconsciente probablement, une voie imposée par un héritage spirituel venant de loin.
Odile Cornuz pourrait, si elle le voulait, jouer cartes sur table, avec d’autant plus d’assurance qu’elle a une bonne préparation académique, de sorte que nous pourrions dire, en utilisant une métaphore, qu’elle a eu une très bonne main dans la partie culturelle qu’elle nous a invité à regarder. Elle pourrait renoncer à mettre des points d’interrogation après les titres et à faire de petites allusions méchantes camouflées par les points d’exclamation qui les suivent entre parenthèses, de manière un peu simpliste. Elle pourrait aussi se libérer de son mépris (totalement justifié) envers le journalisme frivole en soutenant simplement la pratique d’un journalisme de qualité. On sait par ses commentaires bibliographiques qu’elle manifeste cet intérêt, mais une attitude plus adéquate envers 300les nombreux usurpateurs du genre de l’entretien consisterait à ne pas essayer de leur retirer l’accréditation culturelle pour le dialogue avec les écrivains (ces derniers étant suffisamment vaniteux pour favoriser des dialogues ayant une certaine profondeur).
Que l’auteur de ce livre consistant et intéressant le veuille ou non, l’histoire, qu’elle écrit et réécrit, non seulement suit imperturbablement la constitution d’un genre d’écriture, mais déplore aussi la dégradation inévitable du statut dont s’est réjoui un certain type d’écrivain. Son but (admirable) a été de nous montrer que nous pouvons découvrir, dans les chemins labyrinthiques de l’entretien, une sorte de voies secondaires qui mènent (doivent mener) à l’espace idéal de la Littérature, le lieu où toutes les œuvres se rencontrent, comme le dit l’auteur lui-même. Le voyage vaut la peine, car nous avons pu revoir un espace culturel remarquable, connaître ou redécouvrir des personnalités fascinantes, guidés par un chercheur énergique et compétent.
Răzvan Enache
Université « Lucian Blaga » de Sibiu
1 Boualem Sansal, Gouverner au nom d’Allah – Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe, Paris, Gallimard, 2013.
2 Theodor W. Adorno, Prismes. Critique de la culture et société, trad. Geneviève Rochlitz et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, [coll. « Critique de la politique »], 2003, p. 26.
3 « Les Chagrins de Télémaque », in Une barque pour Lesbos et autres poèmes, Nouri Al-Jarrah, traduit par Aymen Hacen, Les éditions Moires, pages 79-84, 2016.
4 Odile Cornuz, D’une pratique médiatique à un geste littéraire. Le livre d’entretien au xxe siècle, Genève, Droz, 2016.