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Classiques Garnier

[Compte rendu de] Pierre Lecoeur, Henri Thomas, une poétique de la présence, Paris, Classiques Garnier, 2014

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
    2015 – 2, n° 16
    . Le paradoxe
  • Auteur : Gauthier (Marie-Hélène)
  • Pages : 313 à 326
  • Revue : Alkemie
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782812460555
  • ISBN : 978-2-8124-6055-5
  • ISSN : 2286-136X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6055-5.p.0313
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/12/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Pierre Lecœur, Henri Thomas, une poétique de la présence, Paris, Classiques Garnier, 2014.

La première thèse publiée en France, sur lœuvre encore trop méconnue dHenri Thomas, vient de paraître aux Classiques Garnier, thèse magistrale, somptueuse décriture et de finesse analytique. Lauteur prend le parti de traverser la production littéraire, romans, poèmes, carnets, de cet écrivain qui confessait en lui « bien des éléments de dérobade », et qui semble ne pas se refuser ici au mouvement ondoyant dune lecture élégante et subtile, à partir de la distinction de deux modalités, qui norganisent pas la lecture diachroniquement, mais offriraient deux strates intimement tissées et dont la coprésence animerait aussi bien linventivité stylistique quun univers perceptif radicalement singulier. Se référant à lépreuve du deuil, qui sanime du compromis de deux forces antagonistes mais aussi réciproquement constituées, celle de labsence stupéfiante, engluante, de ce qui est perdu, mais aussi de la présence qui sy trouve perdurer, enfoncée dans labsence de ce qui a été retiré, il montre comment une chance de souvrir à dautres formes de présence peut être saisie, dont celle, plus essentielle, dun « fond de la vie » à partir duquel la reconquête dun soi, dun soi pris dans lénergie dun rapport renouvelé aux êtres qui entourent et au monde qui les enveloppe, offre la chance inédite dune respiration libre, portée par le sentiment aspiré dune essentialité atteinte, lImpersonnel, dont une dépossession originelle, pathologiquement éprouvée, rivée à un élément biographiquement particulier, aurait pu masquer luniverselle présence et lhorizon de significations silencieuses. La faire entendre en soi, linstaller au plus intime de lanecdotique dune vie déployée, pour la convertir en singularité attentive à tous les régimes du singulier qui apparaissent dans une clarté ainsi révélée, telle pourrait être la quête dune œuvre qui passe du régime classiquement transitif dun mouvement porté par lidée dun progrès, dune recherche orientée, dynamiquement motivée par un terme assigné, à lespace dune donation intransitive qui favorise laccès à lépaisseur du réel, de la consistance ontologique, dès lors quune fidélité éthique aux chances du paraître découpe les voies

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de lécoute, force lécart de plus ample vision, évide le langage pour y creuser les occasions de résonance non falsifiée.

La structure analytique du deuil, qui porte la mélancolie essentielle de lœuvre parcourue, se soutient de léquivalence stylistique dune même ambiguïté tonique, dont Pierre Lecœur trouve la conception dans la Terreur définie par Jean Paulhan, de défiance à légard des conventions littéraires, impropres à retenir lexcès du singulier, mais telle quelle est revisitée par Laurent Jenny1, pour qui limpropre du langage à formuler peut notamment se dépasser en assignation dune présence originelle qui signe le défi dune langue qui trouverait, dans la hantise entretenue, les formes dune évocation transposée et rehaussée. La tentation du silence, qui épouse le plus naturellement la mélancolie éprouvée, peut indéfiniment sentretenir et se creuser, pour faire advenir cette présence inarticulée, dont certains ont pu faire lexcès formel de tout discours, comme Thomas a pu en faire lexcès de tout référent, se faisant dès lors le conducteur dune langue à inventer, dont lélongation étirée à son plus haut degré devrait porter quelque chose de lidéal romantique, jamais abandonné, dun accord entre le monde et les mots du langage, pris dans ses ressources combinatoires toujours infinies.

Deux mouvements se distinguent ainsi, qui dessinent larchitecture aussi bien de la structure psychologique du deuil que celle de la poétique qui la déploie et la traduit : un mouvement premier, de déréliction, de dépossession et de « logique soustractive », qui senfonce dans lépreuve de la perte, et un mouvement, qui sanime progressivement dans le premier, et ne lui succède pas simplement comme le fruit dune quête rationnellement orientée, lucidement préméditée, d« amour extatique de ce qui est », autre forme dabsorption et denfouissement du soi, dont lun dénude, dit lamputation souffrante, et lautre le regain et lêtre augmenté par la certitude des plus vastes dimensions. Ces deux modalités, qui ne répondent pas à un découpage chronologique de la production littéraire de Henri Thomas, font lobjet de deux traitements séparés, le long des deux parties principales de louvrage, et cela, bien quelles soient toujours évoquées selon leur dialectique particulière, dune partie à lautre.

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Les pertes originelles, sous le sceau desquelles lexistence de lauteur a pu malheureusement se placer, sont assignées comme lorigine matricielle dune épreuve de labsence cruelle, mais aussi du programme poétique qui en restituera fidèlement le dit : le repli silencieux, lattitude erratique, la fascination pour tout ce qui est de lordre de léchappée et du détour, de la dérobade aux déclinaisons didentité contrainte, de lattachement à tout ce qui déprend, et senracine dans une fragilité têtue, à peine affirmée, sur fond de décrochement davec tout ce dont lexpérience de la « torpeur engourdissante » dénonce la fausse puissance de réalité. Cest la fidélité à labsence totale de prétention, lorsquelle se signale en tout premier lieu comme signe de léchec à faire mieux, à gagner les territoires communément habités, les gestes socialement partagés, qui donne à entendre à celui qui nen refuse pas la violence dexclusion hors des topiques usuelles, la signification essentielle, qui demeurera hors des prises de ceux que la désertion a jetés hors deux-mêmes et des chances de plus juste compréhension. Linaccessibilité de tout noyau dur, ontique ou événementiel, napparaît pas à celui qui suit les voies de la rationalité discursive, de la systématicité homogénéisante, de la logique conventionnelle des valeurs sociales, institutionnelles, langagières, par laquelle rien nest signifiant à moins dêtre co-signifiant. Mais pour celui quun deuil prématuré a arraché à la sécurité protectrice de la relation initialement fondamentale et fondatrice, pour celui qui a été privé de père, de « pays natal », dancrages affectifs et géographiques, qui endosse léchec du concours et ne voit pas la force de conversion de la réussite, pour celui que rien ne vient lester, la fidélité à ce dont les prétentions ont été refusées offre loccasion dune sensibilité aux présences comparables et aux expériences parallèles : la feuille morte fléchée dans le grillage dun jardin londonien et dont la fragilité dassise ne vient pas rompre la présence résistante (La Nuit de Londres), la fascination pour la relique égarée, fragment dune totalité perdue, retirée de son lieu cultuel de signification, soumise aux transports aléatoires des valeurs occasionnelles dont elle sera successivement revêtue, puis finalement renvoyée à la totalité dun univers indistinct où tout, finalement, finit toujours par se fondre (La Relique), lorange marine, dont la saveur iodée, portée par les flots jusquà Blécher, obsédé, comme le chiffonnier, par la recherche de lidée qui puisse tirer dentre les morts, et qui, semblable à un petit animal marin, se trouve doté dun filtre régulateur des flux dentrées,

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de sorties, de pénétration du soi, et dexpression extériorisante (Un détour par la vie) : une « forteresse molle ».

Toutes ces existences menues, objets de déliaison, offrent le miroir démultiplié de lentrée dans la présence vivante, lirréductible singularité de ce qui est. La radicalité de lexpérience de la perte, jamais fuie, mais respectée, empruntée dans la pleine ignorance de ses issues, conduit à poser la question que nomme labsence : « quest-ce qui reste ? ». Il reste ce rien du désaveuglement, la lumière progressivement faite sur les formes plus ténues de la présence, enracinées aussi, présences à soi et dans ce fond de la vie qui ne se donne quà celui qui, couché à terre, sest forgé depuis là une « géographie obscure et personnelle du sentir », où limportance est prise, du singulier et de lhétérogène, de tout ce qui résiste aux formes usuelles du dire et de lidentification, des symboles conventionnels auxquels on préfèrera (et lauteur se réfère, entre autres, à Jean Roudaut), les ordres du chiffre et du signe, la matité et lhumilité des présences singulières, le « bois darbre daigle » de Judith (Le Parjure), tout ce qui, se faisant vecteur indiciel dune présence insituée, pressentie, se trouve chargé de poids magique et talismanique, dune vertu gestuelle en direction de plus sacré que lordinairement engrangé. Tous ces objets-reliques, reliquats dune dépossession pathologique et endeuillante, concentrent, quand une acuité de vision sen saisit, des foyers de réflexivité où lattention commue le vide fascinant, labsence au déserté, en intuition reconnaissante dune forme plus haute de « présence vive et immanente ». Le deuil traversé convertit alors labsence de la présence retirée, et lappel dune transcendance pour la combler, en immanence dune présence qui nimbe tout le champ de ce qui advient. Le deuil se déplace, se glisse dans cette forme que Roland Barthes nomme « amour ontologique », pour Thomas, dans lattention à tout ce qui est. Et si, Jean Roudaut est encore cité, « la littérature est évocatoire, cest moins pour conserver ce qui fut, que pour en atténuer les effets, afin de naître à autre chose2 ». Le deuil et ses modalités les plus évidentes ne donnent que la moitié du sens, et ne font pas la totalité des récits. Lobservation du silence et lexaltation du singulier soulignant deux versants déterminants de la poétique thomasienne, il faut aussi inscrire dans ces figures littéraires, ontiques de la déliaison, les chances dassomption de la présence.

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À ce titre, le personnage du chiffonnier offre une figure emblématique, aussi bien dun parcours existentiel, celui de Thomas lui-même, et de ceux qui lui ressemblent, quune incarnation métaphorique du travail de lécriture qui le sert en le dessinant. Il inscrit dans lœuvre, et le roman Le Croc des chiffonniers en particulier, un moment de réflexivité sur lambition du langage, dès lors que lié au travail de la Terreur, et sur la marginalité de vie, dès lors que guidé par la désertion épousée et par la quête mélancolique qui est éprouvée. La méfiance à légard de la continuité narrative résulte de lattention portée à lindicible, à lindistinct, au minuscule, dont le souci éthique noue une invitation au cheminement erratique, à labandon des espaces qui ne seraient pas véridiquement habités, à lépreuve de la désobéissance et de la dépossession. Sabsenter à tout ce qui sabsente soi-même, telle finit par être, au fond même du bas-fond, de la nudité de ce qui a tout perdu, la forme dexpérience extrême où se donne loccasion dune conscience progressivement révélée : se saisir du langage et de la vie comme formes du souci de donner forme à de lindéterminé vivant, qui est même très vivant, et de sculpter les tendresses du langage qui épouserait ce vivant varié variant, cette moire dêtre. « Un livre, cest une coquille vide où lon entend quelquefois jaser, chanter, une conscience3 ». Et cest ainsi en trouvant le chemin des mots, des mots justes, pour trouver cette plasticité formelle, cette totalité ouverte qui pose la présence dun non-lieu, que Thomas résout ce divorce de la vie et de lécriture, que la Terreur commence par dénoncer, quand le point dajointement nest pas encore inventé, et que le sujet sy éprouve encore comme être déchiré. Cette quête littéraire, qui sapplique à lauteur lui-même, offre loccasion dune belle analyse, celle dune nouvelle particulière, qui symbolise clairement les problèmes auxquels Thomas se trouve confronté, « La Marionnette parle4 », et qui constitue un fond thématique supplémentaire, par-delà le corps fictionnel proprement dit, des romans thomasiens des années 1950, comme La Nuit de Londres, Le Promontoire, Le Parjure, la Relique, le Poison des images, Les Déserteurs. Se regagner par-delà les mots mais aussi par les mots, tel devient lobjet de la résolution littéraire envisagée depuis

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ces moments de réflexivité parcourus dans les romans qui leur donnent corps. Thomas continue dy souligner limportance du bouleversement identitaire, la fascination mélancolique pour la mort, la mise en scène vertigineuse de lindicible, mais il y réfléchit aussi lexcès de réalité qui défie tout langage, y compris celui des images5, condamnées à la saisie déceptive, « lexcès de présence sur ce qui peut sen dire », cette densité du réel qui voue le roman à la fatalité de léchec tout en définissant son idéal hyperbolique.

Le roman, dès lors, pour Thomas, peut suivre la courbe de linvention dun juste milieu, aussi bien esthétique, quéthique, ontologique, entre linfinie profusion, diversité et particularité du réel, et la déception immanquable de toute mise en forme. Donner forme à de lindéterminé vivant, cest en trahir la vivacité souple en le déterminant formellement. On ne peut sortir de la tension irréductible qui signe léchec de toute écriture, de toute vie aux prises avec une exigence dauthenticité et de fidélité au plus près du réel, si ce nest peut-être en épousant autrement les voies de la réception : des états dhyperesthésie, demprise sensorielle dont la vision peut offrir un paradigme esthétique salutaire. Suivant la conception de la fonction gestuelle de la parole, qui est celle de Merleau-Ponty6, et selon laquelle un horizon de signification propre, encore inédite, sesquisse à ladresse de lintentionnalité de celui qui, sachant la recouvrir, linstallera aussi bien comme signification acquise que comme foyer de réalité révélée dans linvention de ce qui navait pas été encore dit, Pierre Lecœur donne à entendre clairement comment la poétique thomasienne vient à puiser dans la vision, ce sens que les anciens plaçaient en position de plus haute spiritualité dans lensemble des donations sensibles, de quoi diriger lécriture dont la Terreur a dénoncé limpuissance radicale. Dans tout récit fidèle à lexpérience de la dépossession, il reste une possibilité dêtre repossédé par ce qui place hors de tout paysage identifiant. Suivre le mécanisme de la vision, lorsque le voyant se saisit de qui se saisit de lui dans lacte un et commun dun sujet sentant et dun visible appréhendé, cest trouver la donation immanente dune présence, qui se donne sur fond de silence, dabstraction des médiations. Si Thomas fait alors basculer le régime narratif, les questions de langage

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qui se posaient à lui, les questions dexistence qui lentravaient, dans le domaine de la perception et de limaginaire, il ouvre une ligne de fuite où récupérer la perte initiale. La vision, quand elle investit lécriture, offre une forme dinscription de lirreprésentable, un espace dinstallation de ce qui se donne dans labsence, et comme absent. Elle compense, pour reprendre une autre distinction propre à la Phénoménologie de la perception7, qui ne semble pas ici convoquée, la retombée fatale de tout moment de parole parlante (le décollement dun non-dit singulier qui aspire à linstallation dans lêtre et le langage) dans la parole parlée (la réduction au domaine public du langage commun et des significations ordinaires). Et elle donne alors à cette autre dimension de la Terreur, la célébration de latopique et de ce qui se soustrait à toute forme de normativité intégrante, une forme de rémunération littéraire, qui est aussi le lieu dune conquête dexistence harmonisée.

La promotion du singulier, de toutes les formes de « résistance de ce qui est de lordre de l“objectal ” face à la rationalité discursive et à la transitivité du récit » trouve ainsi sa caisse de résonance dans linventivité langagière du singulier, hors du syntaxique usuel, dans « une forme dagrammaticalité ». Le décousu fragmentaire du quotidien incline au détissage de la trame conjonctive du langage, à linvention dune restitution inédite de la présence incantatoire de lêtre-là, singulier, improductif, de latopia de ce qui se tient hors de tout lieu didentification dictée, de lidiôtès, le particulier, lhétérogène, ce qui échappe au filet de la continuité et de larticulation de ce qui nest que solidairement, ontiquement ou linguistiquement8. Et dans cette dissolution générale de toute organicité qui organiserait lidentité facile, la commodité dexistence, et dont préserve toute « sensibilité rétractile9 », fidèle aux instants de révélation visuelle, de mise en présence de lévidence dun « il y a » aux accents lévinassiens, une « esthétique de lincomplétude » se fait jour, des temps morts, des failles, des traverses, où « se saisit lessence de lindicible expérience vécue10 ». Et, curieusement, en se refusant aux voies

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de la réception ordinaire, celui qui sest contre elles construit un mur de clôture, pour préserver ses meilleures chances douverture à linforme, à lindistinct, à linnommé, à linconsistant qui nimbe le tout de lêtre, invente lélément clé de la poétique thomasienne, le « fond de la vie », qui nest rien, si ce nest la raison pour laquelle nous sommes. Dans ce « silence de la signification », quil cultive, Thomas rend sa force de choc à la perception, à lirruption de la présence, dans son adhésion singulière à elle-même, comme dans son inscription flottante au tout qui la porte. Une « éthique de la perception » double cette poétique de la vision, qui déromanise le roman, brisant le tissu conjonctif de la fluidité narrative, pour donner à entendre plus fortement les accents sourds de présences souterraines, mais de plus essentielle dimension. Une « poétique de la présence », il nest jamais question que de cela, qui nest que dattention au « fait que la vie se donne comme présence11 », que le fond de la vie se résout dans cette imminence muette de la présence, celle qui nous saisit de la présence dêtre comme seule et modeste assurance dêtre et den être. Une mise en présence de lautre, de tout autre, et de ce fond qui les réunit tous, dans lépaisseur ontique de la présence étonnante, qui livre, offre et désigne lirréductible.

Ce faisant, la quête romantique de toute transcendance, à lhorizon de la vie ou du récit, se résout à du plus simple, qui est aussi de lordre du principiel, la saisie en vérité de limmanence comme fond dêtre : « La transcendance quil poursuit débouche sur limmanence, cest un exercice dexpression, une conversion par laquelle le réel soudain devient éloquent et le langage se charge de présence vive. Cest cela le pas gagné chez Thomas : un approfondissement du rapport au monde, la découverte dun vivre poétiquement. Il ne sagit pas de faire obstacle au cours du récit, mais de le déporter, de le porter aux profondeurs dune vie dans laquelle, par une fatalité ontologique, il tend à découper une épure12 ». Des deux tendances contraires, qui animent toute lécriture thomasienne, celle, transitive, dun projet mobilisé par le sentiment dune destinée, et dun appel qui le convoquerait, vers une transcendance de présence qui serait aussi bien recherchée quattendue, celle, intransitive, de lerrance, et de lattention non guidée à ce qui « désassure » lévénement, aux tout

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« petits riens », il faut accepter la réconciliation dans le renoncement au programme, à la fidélité aux éléments de dérobade, qui seuls peuvent offrir la chance de la rencontre, qui est, poétiquement, celle des deux dimensions, ontiquement, celle dune appréhension du monde récupéré, dans son épaisseur impossédable, dans la traversée de « lempêchement et du déni13 », de labsence assumée, qui dessine loccasion du détour par la vie14. Écriture mêlée de la stase et de la transitivité, éthique du milieu, esthétique de la demi-teinte et de linfra-réalité. On tourne le dos à tout ce qui est plus évidemment pour creuser en soi la structure daccueil de lévidence dêtre.

Et cette évidence de lêtre et de la vie qui est, qui ne se donne pourtant pas dans limmédiat de la phénoménalité, dont lécriture ou limagerie seraient toujours par avance déceptives, cest dans la deuxième composante, qui fait aussi lobjet de la deuxième partie de louvrage, que lon sattache à en définir les points dévocation. Hors de toutes les catégories usuelles, épistémiques et narratives, ce qui défie cela et ne sy résout pas, ce qui est de lordre de la densité et de lintensité dêtre, et qui substitue à la transcendance dune présence originellement perdue, comme transcendance immanente dun fond de vie énigmatique mais ô combien réel, « cette matière même de la vie, insaisissable et déliée15 », cest dans lattention à tout ce qui est en « continuité profuse », « leffusif, le délié, le poreux, linterstitiel16 », que lon va creuser les formes de sa perception, qui seront infusées, dun même tenant, dans lécriture ainsi renouvelée. Et sil y parvient, lauteur donnera à entendre ce merveilleux état originaire de fusion dans le tout du réel et de lexpérience, que Pierre Lecœur nomme « corps denfance », à la suite de Hervé Ferrage, et dont lécriture dessine la recherche, celle des contours dun lieu vrai, semblable à celui quhabite lenfant que rien na encore délié, dissocié. Tout un art de ravaudage se crée, perceptivement et stylistiquement, pour renouer avec lidée dune plénitude naturelle, que lenfance offrait, que la vie défait, que lécriture trame encore, « sur fond de merveille muette », plaçant au-delà des simples ambitions littéraires tout un travail poétique, qui est aussi de fidélité éthique et ontologique à la « rondeur

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de lêtre-là », que Bachelard, comme il est rappelé, désignait comme « jeunesse dêtre », et que pourrait reprendre « le temps de lenfance » de La Défeuillée. Aux épreuves de la séparation et de la discontinuité vient ainsi répondre une sensibilité aux formes diffuses, épandues, de la corporéité, aux traversées du réel par des courants mêlés, à la fluidité essentielle des choses et de la vie intérieure, quun même courant pneumatique rassemblerait, par-delà toutes les forces de dilution. Où tout cela ne ferait plus quun, de lêtre ensemble et du dilué, qui offrirait aussi bien le principe dune poétique, dune perception, dun réel récupéré dans lessentielle porosité de la présence, une liquidité éprouvée. Un rendu littéraire de la nuance, du moiré dun réel jamais émincé, écrasé sous les contours de ses plus hautes aspérités : une poétique narrative répondant à ce que Roland Barthes appelait de ses vœux « philo-écriture17 ». Une poétique qui décline les donations sensibles en termes de texture, dorganicité, de glissement, de devenir et de flux organique, qui spatialise la vie intérieure rendue à la plasticité de son mouvement le plus intimement diffus, qui noue des rencontres dans les matières les plus interstitielles, indénombrables, réfractaires à toute condensation substantielle : la neige, la brume, la pluie, la poussière, qui épouse les déplacements des paysages en devenir, et, effaçant toute tentation « de calcification de lexistence dans le récit », se donne le droit datteindre à lesprit de consécution, à la linéarité narrative, pour semer dans la progression dérangeante, celle qui, à force de suivre le familier, nous conduit en pays inconnu, les transitions insensibles qui étirent un même souffle traversant. Cette poétique du poreux, synchroniquement et diachroniquement compris, donne son poids de réalité aux médiations, aux intervalles enchâssés des traversées, aux compénétrations qui tissent lépaisseur quasi charnelle de la réalité, ce « fond de la vie », ce « tissu secret », que lenfance vivait comme certitude innocente dune expérience de fusion, dharmonie inquestionnée : « le corps denfance ».

Dans le respect de tout cela, dont lattention détournée des formes plus envahissantes et affirmées du réel, dessinant les modes de réception, hors toute événementialité repérable ou identité déterminée, Henri Thomas forge une écriture réfractaire aux thématiques contemporaines

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de lautonomie du langage, qui destitue le sujet, le réel, en consolidant ce qui se plie au primat des règles de sa cohérence interne. Se détournant des unités les plus repérables, du réel comme du langage, se retirant du côté des figurations plus indéfinies, silencieusement proches de linfra-sensible ou de linfra-réalité, il puise dans lévocation des matières les plus ténues, dans tout ce dont les anfractuosités du réel livrent les chances dapparition, le sentiment éprouvé de ce qui demeure, de ce reste qui enveloppe lordre usuel de la phénoménalité, de lessentiellement indéfini sur fond de quoi se donne ce qui reçoit définition, mais dont le sens et la puissance de réception ne se gagnent quà celui qui ose la disponibilité à force dabandon. Ce fond dindétermination, qui ne finit rien, ne définit jamais, et qui sourd du refus de tout ce qui pourrait se résoudre dans lordre du discours : le reste, excédentaire, qui signe lexcès du réel, mais qui nest pas le réel excédentaire, sur le langage le plus usuel, y compris lorsquil sengage dans les voies de la littérature. Ce fond de lêtre, qui dessine lhorizon doù peut revenir, de loin, toute chance dapparition sensible, dêtre, saisi dans sa pure modalité dêtre en présence, et qui, parce quil en délivre les conditions dancrage originel, nest pas sans évoquer le principe élémentaire, lélémentaire requis au principe du réel, larkhè des Anciens, lequel satteint moins quil ne se poursuit, dans une revendication nostalgique, qui na rien dune transcendance mystiquement comprise, mais qui résonne ici, dans lassignation équivalente, de substitution à la Présence originellement perdue, dont le deuil creuse la présence absente et les conditions de saturation, dans louverture à dautres présences, devenues perceptibles. En ce sens, et Pierre Lecœur le souligne très justement, si la technique littéraire prolonge, porte même les accents dune métaphysique, dans la poétique de Henri Thomas, cest le repli vers ce quil y a de plus banal, de plus indéfini, indivis, réfractaire en un sens aux conditions traditionnelles du discours métaphysique, qui récupère, dans les trames du langage, mais aussi les réalités perçues, espace, temps, diversité sensible, intimité de lêtre intérieur, présences dau-dehors, « lillusion dun réel nu », parce quon donne à sentir la nudité du réel pris dans sa dimension dêtre, son « être-là », et quon dessine un moule de sensibilité adaptée à cette saisie de la singularité de lêtre, de lêtre commun, du sentir lui-même et de la vie que tout cela compose. Fidèle à son spinozisme sensuel, Henri Thomas écrit « les noces charnelles et poétiques de lhomme

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et du monde18 », creuse dans toute déprogrammation linguistique, philosophique, lévidement sensible de la poésie comme « commotion de la présence19 », faisant de cette modalité ineffaçable de la présence, limmanence dici-bas, celle de léternel, dans une démarche qui le rapproche dautres poètes : Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet. Une poétique de lentre-deux, qui décentre pour libérer tout ce qui luit au fond des échancrures, les réalités menues, comme le diffus de tout ce qui les soutient, les relie par-delà les ruptures, les rassemble par-delà les divisions, et donne à tous les lieux de traversée, de percée hors de et de retour vers la signification matricielle de l« épaisseur feuilletée20 » du réel, étirement spatial, étendue temporelle, lun converti dans lautre, à la faveur de la courbure des mots, de la création dun espace poétique, où vivre « sous le lien du temps21 », où rassembler lharmonie de lêtre dont la dépossession originelle nous a privés et qui nest rendue quau terme de labandon fidèlement écouté et poursuivi.

Cest une écriture « rupturée22 » mais de rassemblement, du soi, des autres, de toutes les formes daltérité, dont les déclinaisons sétudient : le choix du psycho-récit en place du monologue, nimbé dune sensibilité affinée aux dimensions phénoménales et atmosphériques, le choix des indéfinis et du « on », qui noue dans ce nuage perceptif les écoutes de lauteur, du narrateur et du lecteur, du colloque oblique, de toutes ces voies dune écriture consonante, qui convie à la résonance sympathique tout ce qui se fondra dans lintimité entre-ouverte, le mouvement dun sujet éclaté, jamais figé, qui signe la dimension lyrique dune narration singulière mais jamais arrêtée à une singularité déterminée : un foyer où peuvent se rejoindre les intériorités assemblées, un geste damitié, qui chante dun désert à un autre, dit la puissance de la sympathie et du lyrisme, comme deux dimensions cruciales de la poétique thomasienne, celles qui dessinent lespace « où lévidence poétique et lintensité de lexpérience dêtre prévalent sur les traits identitaires ». Cet espace, cest celui quHenri Thomas désigne du nom d« Impersonnel ». régime

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poétique suprême de la présence, parce quil réunit tout ce qui avait été perdu, mais se tenait au préalable de toute expérience et de tout récit, se faisant entendre dans limpératif transitif dun appel, se retrouvant au détour du détour, comme « charge profuse « de la vie », et comme mesure du face-à-face essentiel des forces du langage et de linépuisable expérience de vivre, mesure qui décide, dans ses modes dexploitation, de la portée de la poétique thomasienne, indéfectiblement soutenue dexigences ontiques, éthiques et esthétiques. LImpersonnel désigne cette forme de transcendance de toutes les déterminations personnelles, de ce qui relève de lanecdotique en nous, pour nouer, dans lindividualité que nous sommes, larticulation fondamentale, toujours originelle, au réel pris dans sa dimension principielle de présence dêtre, ce dans quoi baigne essentiellement tout ce qui est, pour se revendiquer de la réalité. Georges Perros, que Pierre Lecœur mentionne à propos du « neigeux », partageait avec Henri Thomas, cette même défiance à légard du plus anecdotique en chacun de nous pour gagner, par une élongation éthique (celle du bien-vivre et de la juste conduite à tenir, de la sagesse antique) et poétique, une « raison à plus haut prix » (Francis Ponge), un observatoire gagné au principe, doù puisse couler le langage même de la présence recueillie, celle que donne à entendre le « chant des grands oiseaux du sacré23 ». À ce titre, le retour aux romans autobiographiques des années 80, ne sont que des fictions de soi où la centration sert dobservatoire, de lieu de rencontre, de courant conducteur à tout ce qui peut renvoyer à ce fond dimpersonnalité. « Je ne me sens homme quau contact des choses », écrivait aussi Georges Perros.

Lascèse thomasienne, celle de ce « Verlaine taoïste24 », fait de leffacement aux voies les plus évidentes de lêtre la ligne dune quête poétique, qui efface au projet de la vie, mais rend celle-ci dans une lumière de plus grande clarté, dénudée. Limpersonnel vécu, limpersonnel du langage, en composent les deux dimensions indissociables, qui noient dindétermination toutes les limitations définissantes, trouent les lieux du langage en non-lieux, « totalités ouvertes », sur les advenues des autres qui soffrent à la présence, favorisent les flux déchange, de lêtre et du langage, des êtres semblables à des bulles décume, prises dans

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des réseaux de coprésence, de mobilité contiguë. LImpersonnel pourrait dire cela : lentre-ouvert, le sujet se rencontrant dans les échappées, le langage disant dans les glissements, toujours frappés dune « intensité pathique », qui défie le langage en lui insufflant les lignes de sa singularité, « le sentiment de superflu de la vie – la vision douloureuse à force de netteté – lappel universel et confondant25 ». La Terreur trouve les ressources de son apaisement. Le chiffonnier a su ménager, entre appel et désir, les occasions du ravissement, convertir limpossible du réel et du langage en poétique de la présence du langage au réel, trouver lImpersonnel au fond du plus intime de la personne, là où, dans un repli rétractile, ce qui excède toute intimité la restitue à ses plus essentielles dimensions dinstallation dans le monde et lexister. Le porte-à-faux a creusé, du fond de labsence endossée, et de limpossibilité de tout roman à se ressaisir de la présence perdue, la poétique de la transcendance retrouvée dans limmanence la plus véridique : la présence den être, dêtre et de cette vie26. Et ce livre en déploie magistralement toutes les sinuosités : cest un événement.

Marie-Hélène Gauthier

1 Laurent Jenny, La Terreur et les Signes, Poétiques de rupture, Paris, Gallimard, [coll. « Les Essais »], 1982.

2 Jean Roudaut, « Un roman évocatoire », La N. R. F., no 442, novembre 1989, p. 24-33.

3 Henri Thomas, Compté, pesé, divisé, Paris, Plon, [coll « Carnets »], 1989 ; Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1999, p. 27.

4 Henri Thomas, « La Marionnette parle », Le Serpent à plumes, no 16, été-automne 1992, rééd. 1995, p. 9-18.

5 Dont lanalyse des images pornographiques offre une autre illustration.

6 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, chapitre vi, « Le corps comme expression et la parole », Paris, Gallimard, 1945, réédition, [coll. « Tel »], Paris, Gallimard, 1978.

7 Ibid.

8 Et cela doit toujours sentendre simultanément des traits de lêtre comme du récit : les « ratés », « accidents de la pensée, le discontinu, les aperçus, les excursus descriptifs, lépiphanie, etc. ».

9 Georges Perros, Papiers collés II, Paris, Gallimard, 1973, et Gallimard, [coll. « LImaginaire »], 1989, p. 334.

10 Pierre Lecœur, op. cit., p. 182-183.

11 Ibid., p. 193.

12 Ibid., p. 194.

13 Ibid., p. 205.

14 Ibid., p. 205.

15 Ibid., p. 214.

16 Ibid., p. 214.

17 Roland Barthes, Le Neutre : cours et séminaires au Collège de France 1977-1978, Paris, Seuil/Imec, 2002, p. 111.

18 Pierre Lecœur, op. cit., p. 291.

19 Ibid., p. 288.

20 Ibid., p. 294.

21 Ibid., p. 284.

22 Le mot est de Paul Gadenne, qui disait être un être « rupturé », dans La Rupture, Carnets 1937-1940, édition critique établie daprès les originaux par Delphine Dupic, Rezé, Séquences, 1999, p. 162.

23 Georges Perros, op. cit., p. 113.

24 Pierre Lecœur, op. cit., p. 341. Pierre Lecœur cite Claude Roy, « Un Verlaine taoïste », Obsidiane, no 30, op. cit., p. 146-147.

25 Cité par Pierre Lecœur, in op. cit., p. 376.

26 On appréciera, entre autres, la référence à l« auto-impressionnalité pathétique » de Michel Henry, p. 380, ce « phénomène originaire dessence affective », la révélation à soi-même de la vie, qui place celle-ci en amont de toute transcendance et de tout rapport objectif, et qui offre à titre conclusif une structure en miroir de la production romanesque et poétique dun écrivain dont la fréquentation des textes philosophiques ne sest jamais relâchée, et qui se noue à leurs préoccupations tout aussi existentiellement quéthiquement. On pourrait forger lhypothèse quen un sens il offrirait la résolution poétique de certaines de leurs préoccupations essentielles.