[Compte rendu de] Ilinca Ilian, Julio Cortázar y Robert Musil. Consonancias, divergencias y ecos, Madrid, Ediciones del Orto, 2013
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
2015 – 2, n° 16. Le paradoxe - Auteur : Vlăduț (Dumitru)
- Pages : 339 à 345
- Revue : Alkemie
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- EAN : 9782812460555
- ISBN : 978-2-8124-6055-5
- ISSN : 2286-136X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6055-5.p.0339
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/12/2015
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Ilinca Ilian, Julio Cortázar y Robert Musil. Consonancias, divergencias y ecos, Madrid, Ediciones del Orto, 2013.
Julio Cortázar y Robert Musil. Consonancias, divergencias y ecos, le livre d’Ilinca Ilian publié en 2013 aux Éditions Orto de Madrid, pour célébrer les cinquante années depuis l’apparition du roman le plus important de l’écrivain argentin, Marelle, est une grande réussite des études de littérature comparée en Roumanie. L’Association de littérature générale et comparée de Roumanie a accordé d’ailleurs à l’auteur un prix bien mérité. Par ce livre, Ilinca Ilian devient l’exégète la plus importante de Cortázar en Roumanie, car elle a publié aussi, en 2005, un insigne travail, Romanele lui Julio Cortázar şi literatura europeană (Les Romans de Julio Cortázar et la Littérature européenne) et elle a traduit, de manière admirable, le roman Marelle, paru, en 2004, à Chisinau.
La publication de ce livre pour les cinquante ans de la parution de Marelle ne doit pas être vue comme un simple hommage imprégné de nostalgie et de mélancolie, même s’il est vrai, et l’auteur le dit clairement, qu’il existe une grande distance entre le climat intellectuel de nos jours et les prémisses éthiques et esthétiques dont Cortázar partait dans l’élaboration de son œuvre :
El mundo occidental cambió tanto en estos últimos cincuenta años, tras el desmoronamiento de las últimas utopías social-políticas de alcance mundial, y el escenario literario se transformó en tal medida, después de la instalación de un mercado editorial internacional basado en el “best-sellerismo”, que las obras del tipo al que pertenece Rayuela parecen condenadas si no al rotundo olvido al menos a la museificación1.
Pour ce qui est de la muséification, il faut dire qu’à la fin des années quatre-vingt-dix, surtout dans l’espace anglophone, plusieurs critiques ont commencé à mettre en doute la viabilité de la poétique de Marelle, tandis que d’autres chercheurs, par contre, ont mis en évidence précisément le caractère visionnaire de l’auteur de ce roman et ses anticipations
du post-structuralisme et le déconstructivisme. Les questions qu’Ilinca Ilian pose sont totalement légitimes : le projet du déconstructivisme représente-t-il le recours ultime pour l’approche de l’univers narratif d’une époque ? La littérature d’un auteur reçoit-elle notre adhésion si et seulement si elle se moule sur les exigences du postmodernisme ? Par conséquent, l’auteur nous avertit :
Revisitar a Cortázar bajo una perspectiva que no niega su arraigo en el espacio mental del high modernism y pone de manifiesto, al contrario, su diálogo con uno de los mayores maestros de este paradigma, no representa necesariamente una refutación de las tesis avanzadas por los exégetas que han interpretado su obra desde los ángulos mencionados, sino que se propone como un examen de la posible actualidad de los planteamientos elaborados hace décadas por los grandes escritores hipermodernos, en cuyos extremos temporales se encuentran Musil y Cortázar. Según consideremos ese paradigma un momento cultural concluido y acabado o bien uno que todavía no ha agotado su potencial, esta incursión en la obra de Cortázar tomando como guía a Musil podría considerarse un recorrido museístico o bien un nuevo enfrentamiento con sus propuestas2.
L’exégète de Cortázar arrive ainsi à trouver une facette inédite de la création de celui-ci, en mettant en rapport deux immenses prosateurs provenant de deux espaces culturels différents, des étapes distinctes du high modernism et dont les œuvres ont eu des fortunes dissemblables. Ainsi, à la mort de Musil en 1942, le silence s’est fait sur son œuvre et il a été redécouvert après 1950 comme un écrivain majeur du xxe siècle, même si l’on ne peut pas nier qu’il est resté un auteur assez élitiste. Par contre, Cortázar a atteint de son vivant une notoriété mondiale et son œuvre a trouvé un public très large, qui a dépassé largement l’espace culturel de l’Amérique latine. L’examen de leurs romans, dit Ilinca Ilian, pourrait « atenuar la visión común sobre Cortázar como un “surréaliste
malgré lui” (Evelyn Picon Garfield), como un insigne representante de la nueva vanguardia3 » et serait apte à « contribuir a una lectura más completa del autor argentino4 ». En outre, cette lecture croisée des deux auteurs « podría resúltar útil para aquellos lectores que se acercan al universo musiliano5 ». Comme elle l’annonce dans son introduction, l’analyse de la chercheuse roumaine de Timişoara se propose de « en indagar las propias bases de la construcción de las mismas, poniendo de relieve el aporte esencial de la lectura del Hombre sin atributos en la conformación del universo narrativo cortazariano6 ». Cette influence musilienne fusionne, évidemment, avec des impulsions dues à d’autres auteurs de langue française et anglaise, mais en ce qui concerne la trace laissée par Musil dans l’œuvre de Cortázar, il existe à coup sûr des contaminations et des échos, mais ils s’organisent plutôt dans une creative misreading de l’œuvre musilienne, Ilinca Ilian soulignant que « “deriva hermenéutica” de esta lectura con respecto a la intención original de Musil es considerable7 ».
Il y a des données de l’histoire littéraire qui indiquent que le contact de l’écrivain argentin avec la création musilienne eut lieu à la fin des années cinquante, quand le roman L’Homme sans qualités parut dans la traduction française de Philippe Jaccottet. Cortázar a manifesté ouvertement sa fascination et, dans la mesure où un acte d’émulation représente un commentaire implicite, il est devenu un des premiers exégètes de Musil à l’extérieur de l’espace de langue allemande. La fascination de l’écrivain argentin, nous dit Ilinca Ilian dans les conclusions du livre, provient de « tenor irónico de la escritura musiliana, a la capacidad del escritor austriaco por explorar el límite siempre incierto entre los contrarios, por detectar la facilidad con la cual la exageración en una dirección lleva a la dirección contraria8 ».
Les deux écrivains proposent à travers leur œuvre un projet anthropologique et méditent sur les formes d’une authenticité humaine, mais les différences entre les solutions qu’ils avancent afin de sauvegarder le propre de l’homme devant la propagation de la technique sont plus grandes que les ressemblances. La dissemblance la plus importante réside dans la perspective sur la logique et les sentiments, car Cortázar a une indéniable tendance à l’irrationalisme, tandis que chez Musil on peut observer la capacité à utiliser l’esprit scientifique dans des buts littéraires. Le positionnement différent vis-à-vis de la sphère de la raison se double d’une différence de tonalité, car Cortázar a un esprit plus ludique et avant-gardiste en comparaison avec Musil.
Il existe sans doute des ressemblances au niveau de la construction des deux romans, étudiés selon une démarche comparatiste, Marelle et L’Homme sans qualités. La plus évidente est l’abolition des frontières entre le roman et l’essai, entre la narration et la réflexion, entre la prose et la poésie, ainsi que l’amalgame des voix narratives. L’antiréalisme, l’anti-esthétisme et l’antipsychologisme se trouvent indifféremment chez Musil et chez Cortázar. Il y a aussi des similitudes entre les deux protagonistes, Ulrich de L’Homme sans qualités et Oliveira de Marelle. Ces dernières ont été observées par d’autres critiques qui ont identifié des analogies entre les deux romans et en ont tiré la conclusion qu’il y aurait une influence directe de Musil sur Cortázar. Il faut remarquer sur ce point précis la capacité de dissociation de Ilinca Ilian qui, sans nier l’air de famille entre les deux romans, trouve plus important l’esprit général de high modernism grâce auquel tant Ulrich qu’Oliveira apparaissent comme des personnages de la conscience malheureuse, faisant donc partie d’un type existant dans plusieurs romans européens de l’entre-deux-guerres. C’est cette appartenance à un type commun, dont la racine se trouve dans l’œuvre de Hegel et qui a été étudiée par des chercheurs et essayistes importants, ce qui confère à ces êtres fictionnels toute une série de similitudes.
Il y a trois thèmes de première importance dans le high modernism : l’authenticité des sentiments, la problématique de l’ironie et les moyens de dépasser la pensée binaire. C’est dans l’élaboration de ceux-ci que
Cortázar a pu trouver de véritables suggestions chez Musil et Ilinca Ilian les détecte et les analyse avec finesse.
Parmi d’autres convergences, les deux auteurs partagent une ambivalence vis-à-vis de la capacité des grands esprits littéraires à influencer le développement social. Si dans des interviews et des articles de presse ils déclaraient leur intention d’influencer la société et de la transformer à travers leurs œuvres, leurs personnages romanesques ne se montrent pas aussi confiants quant à la capacité de la culture à vraiment modifier la société. Par contre, selon le commentaire d’Ilinca Ilian,
tanto Musil como Cortázar conocen el poder que tienen los intelectuales de segundo rango, compiladores, periodistas, agentes culturales, o incluso ‘vedettes’ literarios, que llegan a influir de forma mucho más activa la realidad social a través de un discurso que si bien no es totalmente original, en cambio ofrece al común de la gente la ilusión de acceder a descubrimientos importantes, novedosos y palpables, avalados además por intelectuales considerados ‘espíritus superiores’ que pueden guiarles en su praxis cotidiana9.
Robert Musil n’a pas accédé à la célébrité de son vivant, même s’il a désiré de façon plus ou moins secrète être présent sur la scène publique et plusieurs pages de son journal recueillent sa désillusion face aux faveurs que la presse offre à Thomas Mann. En revanche, Cortázar a obtenu un grand succès qui lui a permis de faire connaître ses convictions orientées vers la gauche politique. Vu que chez les deux auteurs on peut déceler la tendance à amplifier l’effet de la littérature, une bonne partie de leur méditation romanesque attaque la problématique de la lecture, du lecteur et de la réception littéraire. Les opinions de Cortázar sur ce sujet sont contemporaines, sans être influencées par elles, de l’herméneutique de Hans Robert Jauss, la théorie de « l’œuvre ouverte » d’Umberto Eco et la théorie de l’intertextualité.
Les deux auteurs ont la passion de l’innovation, et chez Cortázar le goût pour les expérimentions les plus osées est mis en évidence par
beaucoup de moyens de type avant-gardiste. Une nuance est à remarquer dans le cas de Musil : s’il manifeste son admiration sans réserves pour l’invention valide, dans L’Homme sans qualités on trouve un scepticisme accusé vis-à-vis des expérimentations pseudo-innovatrices dont l’échec est dû à un dosage inapproprié de ce qu’il appelle « l’hormone de l’imagination ».
Ilinca Ilian a une admirable maîtrise des questions liées à la configuration du paradigme high modernism et de son illustration dans les romans européens et latino- et nord-américain. En accord avec la proposition exposée dans le titre, cette recherche se présente comme un forage progressif dans les niveaux structuraux des romans Marelle et L’Homme sans qualités et révèle, comme dans des strates successives, d’une part, la réception infidèle d’un auteur caractérisé par un esprit scientifique de la part d’un écrivain séduit par l’irrationalisme, d’autre part, le concept du roman dans deux phases du high modernism et le thème de la conscience malheureuse, et enfin la tentative de rendre solidaire l’éthique et l’esthétique dans la pratique littéraire. En analysant la série des correspondances entre les deux œuvres mentionnées, la recherche d’Ilinca Ilian a réussi à mettre en évidence la résistance dans le temps du chef-d’œuvre romanesque de Cortázar, que l’on a accusé d’être périmé. En même temps, la chercheuse a réussi à souligner l’originalité de ce roman, en dépit de ses influences, car « la visión de Cortázar sobre el autor austriaco está muy adeudada a su propia base teórico-filosófica así como a las orientaciones intelectuales de su propia circunstancia histórica10 ». C’est cette base philosophique qui oriente sa réception de Musil vers cette creative misreading qui « deriva principalmente de su adhesión a un tipo de filosofía que se propone descubrir las formas de una posible “autenticidad” humana en una línea abierta por Heidegger y Sartre, mientras que para el escritor austriaco este problema se plantea en términos completamente distintos11 ».
Ilinca Ilian a découvert des similitudes et des différences littéraires et a mis en évidence des spécificités irréductibles grâce à une lecture active
exemplaire. Sa démarche critique met en relief non pas une influence littéraire dans le sens traditionnel du terme, mais un dialogue entre deux auteurs majeurs du high modernism, qui se mue en fait en un dialogue entre deux époques littéraires.
Dumitru Vlăduț
1 Ilinca Ilian, Julio Cortázar y Robert Musil. Consonancias, divergencias y ecos, Madrid, Ediciones del Orto, 2013, p. 8 : « Le monde occidental a changé si profondément dans ces cinquante années, après l’écroulement des dernières utopies politiques et sociales de dimensions mondiales, et la scène littéraire s’est transformé dans une si grande mesure après l’installation d’un marché éditorial international basé sur l’obsession du best-seller, que les œuvres du genre de Marelle paraissent condamnées sinon à l’oubli au moins à la muséification » (traduction de l’auteur).
2 Ibid., p. 9 : « Revisiter Cortázar depuis une perspective qui ne nie pas son ancrage dans l’espace mental du high modernism et mettre en évidence son dialogue avec l’un des maîtres les plus incontestables de ce paradigme ne représente pas nécessairement une réfutation des thèses avancées par les exégètes qui ont interprété son œuvre à partir les points de vue mentionnés. Cependant cette démarche se veut comme un examen de la possible actualité des projets élaborés il y a plusieurs décennies par les auteurs du high modernism, dans les extrémités temporelles duquel se situent Musil et Cortázar. En fonction de notre perspective sur ce paradigme, si on le considère comme un moment culturel fini et épuisé ou bien un potentiel encore plein de suggestions, cette incursion dans l’œuvre de Cortázar sous le guidage de Musil peut se voir comme une visite dans un musée ou bien comme une nouvelle mise à l’épreuve de leurs proposition » (traduction de l’auteur).
3 Ibid., p. 10 : « atténuer la vision commune de Cortázar comme “un surréaliste malgré lui” (Evelyn Picon Garfield), comme un insigne représentant de la nouvelle avant-garde » (traduction de l’auteur).
4 Ibid. : « contribuer à une lecture plus complète de l’auteur argentin » (traduction de l’auteur).
5 Ibid., p. 11 : « pourrait s’avérer utile pour ceux qui s’approchent de l’univers musilien ».
6 Ibid., p. 10 : « examiner les bases mêmes de la construction des chefs d’œuvres romanesques de Cortázar et Musil, pour mettre en relief l’apport essentiel de la lecture de L’homme sans qualités dans la configuration de l’univers narratif cortazarien ».
7 Ibid., p. 19 : « “la dérive herméneutique” de la lecture cortazarienne par rapport à l’intention originale de Musil est considérable ».
8 Ibid., p. 228 : « la constitution ironique de l’écriture musilienne, de la capacité de l’écrivain autrichien à explorer la limite toujours incertaine entre les contraires, ce qui se doit au fait que l’exagération dans une direction mène très facilement à prendre la direction contraire » (traduction de l’auteur).
9 Ibid., p. 161 : « tant Musil que Cortázar connaissent le pouvoir des intellectuels de seconde catégorie, les compilateurs, les journalistes, les agents culturels y compris “vedettes” littéraires qui arrivent à influencer de manière beaucoup plus active la réalité sociale au travers d’un discours qui, même s’il n’est pas totalement original, donne aux gens l’illusion d’avoir accès à des découvertes importantes, inédites et manifestes, qui sont cautionnées, de plus, par des soi-disant “esprits supérieurs” capables de les guider dans leur pratique quotidienne » (traduction de l’auteur).
10 Ibid., p. 52 : « la vision de Cortázar sur l’écrivain autrichien doit beaucoup à sa propre base théorique et philosophique, ainsi qu’aux orientations intellectuelles de son étape historique » (traduction de l’auteur).
11 Ibid., p. 52 : « provient de l’adhésion à un type de philosophie qui se propose de découvrir les formes d’une possible “authenticité” humaine dans la ligne ouverte par Heidegger et Sartre, tandis que pour l’écrivain autrichien ce problème se pose dans des termes complètement différents » (traduction de l’auteur).