Le marché des idées
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
2015 – 1, n° 15. L’Éros - Auteurs : Hacen (Aymen), Constantinovici (Simona), Salvan (Monica)
- Pages : 393 à 407
- Revue : Alkemie
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- EAN : 9782812448447
- ISBN : 978-2-8124-4844-7
- ISSN : 2286-136X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4844-7.p.0393
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/09/2015
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Yves Leclair, Cours s’il pleut, Poèmes, Gallimard, [coll. « Blanche »], 2014, 144 p.
Il était temps que la collection « Blanche » des éditions Gallimard publie un recueil de poèmes d’Yves Leclair. Poète authentique, il est l’auteur d’une quinzaine de titres composés notamment de poèmes et de proses poétiques. Les ouvrages d’Yves Leclair, publiés au Mercure de France et à La Table Ronde, ne laissent pas indifférents. Comme son aîné, Pierre-Albert Jourdan dont il a publié les œuvres en 1987 en compagnie d’Yves Bonnefoy et en 1991 en compagnie de Philippe Jaccottet, il est capable de transformer notre rapport aux mots, aux êtres et aux choses. Il en va ainsi de ce nouveau-né, intitulé Cours s’il pleut, qui, composé de cinq grands chapitres, s’ouvre par des vers extraits de L’Énéide de Virgile et se clôt par d’autres puisés dans L’Enfer de Dante. C’est que le poète fait sien cet héritage, mais il le développe, le révolutionne même car les quêtes respectives des deux aèdes sont pour ainsi dire revisitées, dans la mesure où Yves Leclair développe une poétique du quotidien, du détail, des petites choses, comme suit :
du premier jet
Mon jeune voisin de village
s’en fiche, lui, dans son jardin
en friche, à étages, parmi
l’exubérance verte. Sa
jeune femme, splendide plante
verte aux formes très exaltantes,
comme une miniature indienne,
vient lui chanter quelque chose en
parlant, et lui qui sait si bien
écrire en vibrant tout contre elle
Oggiogno, de notre petit ermitage,
au-dessus du lac Majeur (Italie), 8 août 2002
Yves Leclair tient à préciser le lieu et la date de la venue au monde de ses poèmes. Détails certes importants dans l’envie affirmée de dialoguer avec ses lecteurs, mais aussi dans la poétique qu’il esquisse « d’un
unique trait de pinceau ». Sans doute tient-il cela des poètes chinois et japonais chez qui la poésie est aussi chronique, instantané immortalisant les événements, les faits, les actes, les paroles, la vie en somme :
souvenir de pensÉe
L’ondée qui a avancé son filet
gris, les nuées à la fenêtre, quand nous
dînions, le temps s’enfuit, mais les idées
sont moins précieuses que ce crépuscule
qui éclaire d’un bleu inattendu
Oggiogno, lac Majeur, 9 août 2002
Le titre, Cours s’il pleut, semble terre à terre, mais c’est une fausse impression, car quand on lit les poèmes, on comprend qu’il s’agit de l’homonyme de Courcilpleu, parc des bords de la Loire, lieu cher au poète :
CODA
(ou Conte des pieds)
Vers Courcilpleu, souvent je vais
dans le genre assez solitaire.
Je marche très à ras de terre
et traîne tant les pieds usés
sur cette terre qui, dans le ciel,
tourne en rond et pas très rond,
que mes vers n’ont plus de talon.
Bref, je m’en vais au vent d’automne
entre mille choses bouffonnes. […]
Yves Leclair est, comme il se définit lui-même, un « voyageur sans titre ». Disciple du Chinois Li Po, du Japonais Bashô, de son compatriote Rimbaud et de son grand ami et éditeur le regretté Jean-Claude Pirotte, il dessine plus qu’il n’écrit, chante plus qu’il ne parle, perce d’un œil de faucon plus qu’il ne voit. Oui, l’auteur de Cours s’il pleut est un voyant, comme dans ce superbe poème célébrant à la fois la Tunisie, située au Maghreb donc en Occident méridional, et Alep, ville aujourd’hui meurtrie du Levant :
échelle du levant
Oued Rmil, Oued Lahmar, El Arroussa,
Sidi Ayed, Elafar, Bousaled…
Je rêve sur ces quelques noms transcrits
dans mon carnet route de Sfax,
là-bas sous les deux pins d’Alep
qui font rêver d’air et de mer.
J’approche d’Alep au petit matin.
Tu rêves trop sur les mots, me dit-on !
Mais les mots sont mes moyens de transport.
La part nomade de l’âme, je me demande
si ce n’est pas ce poudroiement de sable
dans la main d’un enfant, cette poignée
de grains en syllabes jetées au vent
De Sfax (Tunisie) à Alep (Syrie)
8 avril 1999
Aymen Hacen
LE COSMOPOLITISME DE STEFAN ZWEIG
ET LA FORCE ACTUELLE
DU CONCEPT BOLOGNA
Appels aux européens, cet électrisant livre de poche, à la fois élégant et léger, avec le portrait en noir et blanc de l’écrivain sur la couverture, contient deux textes inédits de Stefan Zweig, La Désintoxication morale de l’Europe et L’Unification de l’Europe. Ce sont les textes de deux conférences prononcées à Rome, en 1932 et en 1934, pour le congrès sur l’Europe de l’Accademia d’Italia. D’origine juive, né à Vienne, en 1881, il est à présent l’un des auteurs les plus lus de langue allemande. Ami de Romain Rolland, il cultive ses convictions pacifistes avec une attitude imperturbable jusqu’à la fin de sa vie (voir le suicide de 1942, en exil). Opposant féroce à la dictature nazie, il lutte, surtout par l’intermédiaire de ses discours prononcés à haute voix dans des milieux autrichiens ou à l’étranger, par les pages toujours à découvrir de ses écrits, en faveur d’une Europe unie. Au centre de sa conception idéaliste se situe la culture omnipotente, vue comme un réseau de communication universelle.
Appels aux européens, traduit et mis en lumière par le germaniste Jacques Le Rider, est un manuscrit inédit, paru aux Éditions Bartillat, à Paris, en 2014. Sur une soixantaine de pages, la consistante préface de Jacques Le Rider fonctionne comme une étude postmoderne, avisée et profonde, de l’œuvre de Stefan Zweig. Voilà les mots avec lesquels le germaniste saisit l’essence d’une telle démarche avant-gardiste, affirmée dans les années trente par l’un des intellectuels les plus connus d’origine juive :
Son idéalisme, son refus de toute forme de Realpolitik, son aspiration à penser l’Europe hors de toutes les catégories politiques de son temps, au nom d’une éthique cosmopolite, donnent à ses professions de foi en un
salut supranational de la civilisation européenne un caractère inactuel qui les rend insolites1.
N’oublions pas que Jacques Le Rider a publié, en 2013, un livre sur Les Juifs viennois à la Belle Époque et a rédigé aussi la préface d’une autre traduction des ouvrages inédits de Stefan Zweig, Derniers messages, paru l’année dernière, avec la traduction d’Alzir Hella.
Il s’agit en fait d’un travail de récupération et de réévaluation de la création d’un auteur conscient de sa mission. Comme si le texte s’écrivait sous nos yeux, sous l’influence de la politique officielle de l’Europe actuelle, cet ouvrage nous montre un auteur réveillé à l’heure d’une guerre dévastatrice, et parfaitement conscient de sa mission. Il y a dans l’histoire, chose bien connue, des êtres visionnaires, qui pensent d’une manière inédite et qui anticipent, par leurs idées, les situations historiques à venir. Plusieurs textes de cet auteur sont conçus comme des manifestes, susceptibles de circuler librement afin de réveiller les esprits rigides, rétrogrades.
La transcription et l’évaluation des manuscrits deviennent à l’heure actuelle un travail bienvenu, cultivé assidûment par beaucoup d’intellectuels. On assiste ainsi à une mise en circulation des œuvres restées jusqu’à présent, faute d’abnégation et d’adéquate traduction ou tout simplement par ignorance, dans un état latent. Les grands auteurs d’expression française, par exemple, bénéficient ainsi d’un replacement, parfois favorable, parfois non, dans l’histoire de la culture universelle.
Esprit doué d’une vision cosmopolitique, ouverte vers l’assimilation des principes de l’histoire universelle, voyageur non-conformiste, errant dans le monde entier à cause de la guerre et de la destruction de l’Europe, sa patrie spirituelle (il a habité en Suisse à Zurich pendant la première guerre mondiale, s’est exilé en Angleterre dès 1934, puis s’est installé au Brésil, etc.), Stefan Zweig découvre et partage une politique sereine qui, bien menée, conduirait finalement, sans doute, à la réinvention de l’humanisme dans l’Europe. La globalisation (ou l’unification) est un concept bien connu actuellement dans la politique mondiale, une sorte de mot passe-partout. Stefan Zweig peut être considéré comme l’auteur moral de la propagation de ce phénomène qui comporte la compréhension réaliste
et globalisante de l’Europe. C’est lui qui, à partir de 1930, utilise ses mots avec l’ardente conviction que la solidarité au nom de la culture vaincra. Dans toutes ses conférences, il reprend cette idée obstinément. Il a toujours considéré que l’Europe était « un organisme intellectuel unique ». Il croyait que la nouvelle génération devait être capable de commencer l’éveil intellectuel, de mener la bataille contre les mentalités rétrogrades, rigides et peu fonctionnelles :
Tout prendra une bonne tournure si la nouvelle jeunesse de l’Europe, dans tous les pays, est éduquée comme il convient. Mais cette éducation devra partir d’un changement de conception de l’histoire, c’est-à-dire de l’idée fondamentale qu’il faut insister sur ce que les peuples d’Europe ont en commun plus que sur leurs conflits2.
C’est une vision pacifiste, qui milite pour l’affirmation d’une culture sans frontières. Il délimite deux types d’histoire qui, malheureusement, la plupart du temps, ne se trouvent pas de points communs : celle qui envisage les guerres et tous les drames engendrés par celles-ci, et l’histoire de l’humanité.
Tandis que la simple histoire des guerres dans leur intégralité n’aboutit qu’à une succession ininterrompue de hauts et de bas, l’histoire de la culture décrit une ascension irrésistible qui conduit vers des hauteurs toujours plus élevées3.
Dans une telle histoire, les peuples sont des amis, une sorte de frères au nom d’un idéal commun. Cette conception, très proche de celle postulée par la religion, transforme le travail de Stefan Zweig en un apostolat bénéfique pour toute l’humanité. Il veut que les universités européennes deviennent des portes largement ouvertes aux étudiants étrangers, des foyers d’émulation créative et coopérative, d’effervescence intellectuelle. Il rêve à la création d’« une sorte d’état-major de l’armée intellectuelle dont la mission commune serait de conquérir l’avenir », une chose novatrice et très généreuse qui impliquerait la fusion de larges dimensions entre l’esprit de l’époque des lumières et celui de la postmodernité. Le projet Bologna est celui qui proclame, dans le xxie siècle, presque une centaine d’années après la propagation de l’idée visionnaire de Stefan Zweig, l’unification de la culture européenne au
niveau de tous les continents. Un tel désir, affirmé d’une manière non-conformiste et courageuse dans les années trente par cet intellectuel peu commun, d’origine juive, ardent militant d’une idée novatrice, et dans une période déstabilisante et inapte à comprendre la solidarité au nom de la culture, serait sur le point de se réaliser partiellement de nos jours. Ce concept est centré sur l’idée d’un étudiant fortement curieux et avide d’assimiler les informations variées, venues des autres espaces culturels, un étudiant ouvert aux hautes attentes de la communauté universitaire internationale. Les soi-disant crédits transférables, les possibilités de migrer librement, sans contrainte, sans peur, d’une université à l’autre, de ne pas mettre de barrières entre les disciplines d’études, montrent l’ouverture incroyable qu’un tel projet européen implique, sa capacité de réunir les connaissances multiples et de faire connaître au monde entier qu’il y a un fil directeur, un liant qui parle à la fois de nos racines et de nos attentes. On parle actuellement d’un professeur Bologna. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que les étudiants sont appelés, à un moment donné, à choisir leurs professeurs, leurs modèles de référence. Paradoxalement, peut-être, les critères par lesquels ils choisissent leurs enseignants favoris se conforment aux desiderata de Zweig, clairement formulés au début du xxe siècle. Le modèle d’un cosmopolitisme héréditaire, c’est-à-dire inscrit depuis fort longtemps dans le gène intime de l’humanité, deviendrait le fondement de sa construction idéaliste. Jacques Le Rider tire la conclusion :
Ce cosmopolitisme s’oppose à ce que nous appelons aujourd’hui la mondialisation capitaliste et à ce que Zweig considère comme le pire des dangers, l’impérialisme auquel conduit inévitablement le nationalisme. Il cherche la formule qui permettrait d’entraîner les peuples à former une société civile européenne au-delà des cloisonnements nationaux4.
Le Rider considère que l’aspiration de Zweig à une Europe supranationale doit être liée au « mythe habsbourgeois » ou autrement dit, par une idée lancée dès 1886, par J. S. Bloch, il faut comprendre que l’intolérance nationale ne sera jamais compatible avec l’idée autrichienne. Il s’agit en fait d’une synthèse supérieure de la nationalité et de l’universalité qui permettrait à chaque individu de conserver sa nationalité « comme un attribut “infranational” de son identité civile ».
La guerre n’est pas la norme nous enseigne Zweig. Il faut apprendre à aimer la paix et les perspectives positives, solaires, dépourvues de parti-pris et fort apolitiques d’un enseignement nourri aux plusieurs langues. Son projet éducatif est aujourd’hui mis en œuvre par plusieurs universités de l’Europe. Son opinion ferme et l’aspect frappant de son discours, lancé lors de sa première conférence, à Rome, sont encore des lieux fertiles de méditation pour le citoyen européen, né après la guerre, dans un monde pluriel, un citoyen conscient de ses racines et indubitablement animé par les profondeurs de celles-ci.
Dans la section Notice, le traducteur, Jacques Le Rider, donne quelques informations utiles concernant les manuscrits. Ainsi, pour le texte de la première conférence, La Désintoxication morale de l’Europe, il précise qu’il a existé une première publication d’un extrait, en allemand, dans un quotidien viennois. La publication intégrale se trouve dans un recueil d’essais de Stefan Zweig, toujours en allemand. Sa traduction tient compte de ceux-ci et essaie magistralement de transgresser le message de la langue d’origine. Pour la deuxième conférence, L’Unification de l’Europe, il précise qu’il s’agit d’un manuscrit inachevé écrit en 1934, publié en 2013 par Klemens Renoldner. Le Rider fait, par la suite, une mention, très utile pour les récepteurs et pour les éventuels interprètes de ces textes insolites, il apprend aux lecteurs que le texte de cette édition suit le manuscrit dactylographié du fonds des œuvres posthumes de l’époque anglaise de Stefan Zweig, conservé aujourd’hui dans la Zweig-Collection de la Bibliothèque Daniel A. Reed de la State University of New York.
Stefan Zweig a cherché aussi à établir, au niveau de ses théories, une capitale de l’Europe, « une capitale tournante » ou itinérante. Ce rêve a été d’une certaine manière accompli si l’on pense qu’il existe de nos jours une capitale européenne de la culture. À tour de rôle, par concours, par le vote des citoyens, une autre métropole européenne s’engage à reformuler les idées pacifistes et apolitiques de Stefan Zweig, le parent suprême de la globalisation.
L’Union européenne est un autre concept fondamental de la société actuelle, mis en œuvre par le mécanisme d’un idéalisme lointain, découvert au début du xxe siècle, par la voix de quelques intellectuels européens, tels que Stefan Zweig et Robert de Musil. Chaque pays se rapporte différemment à cette superstructure intergouvernementale. Une chose est sûre : on ne cessera pas de poursuivre « l’astre vacillant
de l’esprit européen » avec des instruments de repérage de plus en plus sophistiqués, de plus en plus inaccessibles. Il reste à voir si la lumière oscillante réussi finalement à éclairer tous les angles du processus spirituel.
Simona Constantinovici
Marta Petreu, Notre maison, dans la plaine de l’Armageddon, L’Âge d’Homme, 20145
Notre maison, dans la plaine de l’Armageddon : le titre du roman de l’auteure roumaine Marta Petreu fonctionne à lui seul comme un puissant déclencheur d’imaginaire. Quelle terrible guerre évoque-t-il ? Qui en sont les protagonistes ? Si la nationalité de l’écrivaine peut susciter tout un imaginaire roumain, la référence biblique est quant à elle assez déroutante : on n’a pas vraiment l’habitude d’associer littérature roumaine et eschatologie. Le mot roumain « acasă », repris, pour d’évidentes raisons d’euphonie dans le titre français, par le syntagme « notre maison », véhicule également l’idée d’un « chez soi » qui dépasse tout enracinement physique. L’oxymore évoque donc une familiarité des moins désirables : celle d’une intimité livrée à une guerre dévastatrice.
Situé en Transylvanie pendant la deuxième moitié du vingtième siècle essentiellement, l’univers chargé de références bibliques du roman de Marta Petreu est cependant peu familier à la plupart des lecteurs roumains contemporains. L’écrivaine nous fait pénétrer dans l’intimité ravagée d’un couple paysan « auguste et coléreux » dont les dissensions s’avèrent plus fortes que les secousses même de l’Histoire, le couple fondateur d’une famille dont chacun des membres payera le prix de ce conflit. Le choix de mettre dans la bouche des personnages des termes régionaux appartenant au patois de la plaine transylvaine – restitués par la traductrice Florica Courriol par des mots occitans – accroît cette impression d’étrangeté.
Le choix du titre est cependant partiellement trompeur. Il est porteur en tout cas du déséquilibre fondateur du foyer d’Augustin et de Mària, « Ticou » et « Mica » pour les enfants. La référence à l’Armageddon renvoie de façon accusatrice au père et au climat qu’il instaure à la maison suite à son adhésion aux Témoins de Jéhova : « On parlait beaucoup de Dieu dans notre maison. Chaque jour. Sa parole était lue chaque soir dans la Bible noire qui reposait sur le rebord large de la fenêtre, à côté du lit
des parents. […] Mica se contentait de se taire, en préparant le dîner ou en faisant la vaisselle. Je pense qu’en ces temps-là, elle avait encore des nerfs prodigieusement résistants, sinon comment aurait-elle supporté la propagande religieuse que nous faisait Ticou, de 1954 jusqu’en 1974, chaque jour, à haute voix, sans s’énerver ou sans la désapprouver ? » (p. 104) Nous venons au monde dans le bruissement des récits de nos contemporains et de nos proches. Pénétrés par les avertissements apocalyptiques du père et ne se sentant pas dignes de rédemption, deux des trois enfants du couple imaginent un « plan de salut » radical : creuser une tombe dans le cimetière voisin et s’y tuer afin d’éviter ces temps où « les gens voudront bien mourir, mais la mort les fuira » (p. 158).
Mais est-ce vraiment le père qui établit les règles du jeu ? La passion d’Augustin pour l’Apocalypse peut apparaître comme une réaction violente provoquée par le désinvestissement psychique de son épouse. Pour briser son silence, il cherche à établir un dialogue tonitruant qui redonnerait sa cohérence à un monde devenu incompréhensible : « Attaqué de toutes parts ou peut-être seulement par une énorme panique intérieure, par le poids de ses rêves ruinés, il cherchait ainsi une sortie de secours. Après de longues années de tension et d’inquiétude […] il trouva la Vérité. La source de la vie où ceux qui reconnaissent le Véritable Dieu, Jéhova, peuvent boire sans payer » (p. 96). Mària, mentalement prisonnière d’une histoire d’amour passée, s’enferme dans une présence-absence agressive qui est vraisemblablement le point de départ de cet emménagement symbolique de la famille « dans la plaine de l’Armageddon ».
Mais qui est donc vraiment Mària, épouse d’Augustin et mère de ses trois enfants ? Son « absence » dévastatrice la situe indubitablement au centre de l’univers familial. Le roman commence par la mort et l’enterrement de celle-ci sous un ciel hargneux, par un temps « à son image » – une disparition qui se révèlera essentielle pour que la narratrice, la fille cadette de Mària, puisse commencer son récit rétrospectif, un vrai travail de compréhension et de réparation.
Le regard empathique de la narratrice nous ramène très vite à l’époque où la mère était une jeune fille au regard brillant, plein d’espoir et de confiance. Sur l’une des rares photos de famille, « elle est habillée comme une princesse déguisée en paysanne : en robe à fleurs, aux manches longues et collerette en dentelle ; la robe est à taille haute, très
resserrée sous la poitrine, elle descend très bas presque jusqu’au sol […] Son regard attend la Bonne Nouvelle » (p. 37). Cette attente intense et confiante sera systématiquement trompée par la vie, comme ne cesse de le rappeler la narratrice. Le grand amour de jeunesse, perdu suite à la rivalité avec une cousine, jette une ombre immense sur sa destinée de femme : « Mica n’a jamais pu connaître la vie à côté de l’homme aimé […] Elle a gardé toute sa vie l’illusion qu’elle aurait été plus heureuse avec l’autre, avec Chirica » (p. 267). Au fait, Mària n’est pleinement vivante que dans sa jeunesse : « Il a fallu qu’elle meure pour que je comprenne que sa jeunesse ensoleillée qui m’apparaissait comme infinie à cause de ses récits répétés n’a été qu’une mince tranche de vie. À ses vingt ans, tout était terminé, fini le bonheur » (p. 56).
Cette phrase renferme probablement l’explication des conditions de l’avènement de l’Armageddon familial : incapable de se choisir une nouvelle histoire qui donne du sens à sa vie, Mària déserte le présent et se transforme de son vivant en fantôme, par un désinvestissement vengeur qui la détruit elle-même et torture les siens : « elle qui remplissait la maison, la cour, nos vies avec ses multiples humeurs, était au fond absente. Elle ne nous gâtait pas. N’inventait rien à notre intention » (p. 140). Elle devient assez vite l’incarnation d’une Mère Terrible et obsédante, blessée et génératrice de blessures. Si l’histoire que se choisit le père est porteuse de folie et de destruction, l’absence de toute histoire compensatrice du côté de la mère l’est tout autant : « Elle a eu une vie étroite, attachée à un pieu au milieu de notre ferme, tel notre Flutur, le chien, attaché au piquet avec une liberté de mouvement égale à la longueur de sa chaîne » (p. 267). Sa vie est une succession de refus, de désenchaînements, et, pour finir, l’exemple même de l’apesanteur sociale. « Parce que Ticou était un jéhoviste, on ne les invitait plus nulle part, ni aux baptêmes, ni aux mariages. Parce qu’elle n’était pas jéhoviste, seul son mari allait à leurs réunions, pas elle. Par voie de conséquence, Mica ne sortait jamais » (p. 105). Cet isolement n’est pas uniquement le résultat d’un conditionnement extérieur. À part quelques tentatives échouées au début de son mariage, Mària refuse tout effort d’embellir sa vie quotidienne : « je ne lui ai jamais surpris la moindre trace d’imagination dans leurs relations », écrit la narratrice à propos de la mère qui n’envisage jamais d’acheter le moindre petit cadeau – en l’occurrence un paquet de café tant convoité par le père (p. 70). Elle s’entraîne à exercer son pouvoir
dans les refus : ne pas accompagner son mari dans une croyance qui lui a d’ailleurs été inspirée par le propre père de Mària ; ne pas laisser Ana, leur fille ainée, suivre des études au lycée ; ne pas accepter l’épouse de son fils Tinu, ni leurs enfants. Le regret rhétorique d’avoir enfanté semble proféré pour le plaisir de blesser, sinon d’anéantir : « Pour tout te dire, je voulais pas de gosses. Et j’en ai eu trois. […] J’aurais mieux fait de me débarrasser de vous, pas un qui méritait de vivre » (p. 298). À défaut de trouver un sens à sa vie, Mica finit par s’acharner à empoisonner la vie des autres, à l’image du sel qu’elle met à la racine de cette jacinthe plantée par sa belle-fille, « pour qu’elle sèche ». Elle devient ainsi le centre obsédant d’un univers centrifuge et souffrant.
La principale figure de cette souffrance est d’ailleurs la narratrice elle-même, la fille cadette écartelée tout comme ses aînés par les humeurs des parents. Parallèlement à cette figure traumatisante de mère, unique dans la littérature roumaine, se construit la figure attachante de cette fille en quête de sens, hantée par cette béance de la réciprocité, dans sa douloureuse quête de rachat individuel et familial. À travers son regard, la terrible Mària retrouve parfois la fragilité d’une jeune femme pure et naïve, si démunie devant la vie. S’identifiant à maintes reprises à sa jeune mère (les yeux brillants, l’amour pour les études, l’opposition radicale à un Jéhova tant invoqué par le père), qu’elle voudrait à la fois racheter et fuir, la narratrice se laisse porter par son projet réparateur et consolateur, comme si cette réparation devait réécrire son histoire et celle de sa propre famille.
Mària elle-même, qui n’a pas été capable de créer un récit pourvoyeur de sens, manifestement indispensable à « l’espèce fabulatrice » (le syntagme appartient à Nancy Huston) que nous sommes, semble cependant désireuse d’être le personnage principal d’une histoire. Elle réagit très bien lorsque sa fille lui annonce qu’elle écrit un livre sur leur famille : « Je pense que l’idée de devenir un personnage l’enchantait » (p. 309). Notre maison, dans la plaine de l’Armageddon, est d’ailleurs un roman qui affirme sans cesse la croyance au pouvoir des mots. La narratrice regrette à plusieurs reprises d’avoir programmé la mort de sa mère en lui suggérant l’idée d’un âge-limite, celui d’une tante morte à 84 ans. Elle espère secrètement une bénédiction tardive de sa mère, ce qui permettrait à la fratrie de parcourir le monde « bien protégés comme lorsque tu nous portais dans ton placenta » (p. 277), tandis
qu’elle déplore l’effet de ses malédictions, qui font que « tout ce que nous nous efforçons de construire tombe en ruine et s’écroule » (p. 279).
Notons pour finir que le village transylvain de Cutca est loin d’être un havre de paix dont la tranquillité même laisserait le champ libre aux démons intérieurs de ses habitants. Bien au contraire, ce village est pleinement pris dans les tourments de l’Histoire. L’une des prouesses du roman de Marta Petreu est d’évoquer avec une telle force l’Armageddon familial que celui-ci étouffe presque les échos de la terreur communiste qui s’abat sur le village : les persécutions de la Securitate pâlissent face à l’enfer personnel. On voit pourtant la famille subir de fortes pressions pour que les parents acceptent de céder leurs terres à la Coopérative agricole : Ana, la sœur aînée, n’est pas reçue à l’école. Le père est convoqué dans la ville de Gherla d’où il rentre « la tête enflée comme une courge » (p. 128). L’adhésion du père aux Témoins de Jéhova leur vaut des descentes régulières de la Securitate ainsi que des interrogatoires à Cluj, d’où le père revient parfois avec du sang coagulé sur la figure. Enfin, Tinu sera jugé et jeté en prison à cause de son refus de s’enrôler à l’armée, conformément aux exigences des Témoins de Jéhova.
La narratrice est peut-être la seule rescapée, le seul protagoniste de l’histoire à avoir trouvé très tôt les moyens de s’opposer à l’hostilité sans faille du monde extérieur : « je me suis fait un cocon de livres et de mots en mettant la réalité environnante entre parenthèses. Des livres et des mots. Le mot écrit a eu sur moi un pouvoir plus grand que la réalité vraie. Je me croyais sur un rayon de la bibliothèque du monde » (p. 193). Marta Petreu, qui choisit de parler de ce roman aux résonances autobiographiques certaines comme d’un monument funéraire, une pyramide de mots pour ses morts, a conféré à cet alter ego qu’est la narratrice la difficile mission d’enrayer la marche de l’Armageddon, en contenant la cruauté de l’histoire dans un livre prêt à être lui aussi rangé dans la bibliothèque du monde.
Monica Salvan