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Classiques Garnier

Le marché des idées

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
    2014 – 2, n° 14
    . L’oubli
  • Auteur : Pop (Mirela-Cristina)
  • Pages : 415 à 421
  • Revue : Alkemie
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782812436734
  • ISBN : 978-2-8124-3673-4
  • ISSN : 2286-136X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3673-4.p.0415
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Jacques Le Rider, Les Juifs viennois à la Belle Époque, Paris, Éditions Albin Michel, 2013, 354 pages, ISBN : 978-2-226-24209-9, ISSN : 0755-169X.

Latiniste, helléniste et germaniste de réputation internationale, Jacques Le Rider est considéré comme le « spécialiste français de la modernité viennoise » (Christine Lecerf, Le Monde, 12.07.2012). Le livre Les Juifs viennois à la Belle Époque, publié en 2013 aux Éditions Albin Michel, retrace lhistoire sociale et culturelle dun modèle judéo-viennois identifié par lauteur durant la période de la Belle Époque, de 1867 à 1914, tirant son origine de lassimilation de la population juive viennoise à la culture allemande dans sa variante autrichienne.

Louvrage est structuré en deux parties composées de six chapitres, précédées par une introduction et un prologue. La première partie révèle les « positions politiques et les discours sociaux » ayant marqué lhistoire de la population juive viennoise depuis les « années fastes du libéralisme » jusquaux manifestations antisémites et de lutte contre lantisémitisme. La deuxième partie du livre est consacrée à une galerie de portraits de personnalités illustres dorigine juive, représentants de la modernité viennoise dans divers domaines : psychanalyse (Sigmund Freud), littérature (Arthur Schnitzler, Stefan Zweig), musique (Gustav Mahler, Arnold Schönberg), journalisme (Karl Kraus).

Le livre débute avec un Prologue (p. 11-34) dans lequel lauteur fixe les repères les plus importants de lhistoire de la population juive viennoise de la fin du xixe siècle à la Première Guerre mondiale. Le prologue lui permet de poser les prémisses de la problématique judéo-viennoise à la Belle Époque. La chronologie des événements historiques est censée offrir au lecteur un tableau objectif sur le statut des juifs viennois et sur le rôle joué par différents acteurs dans la modernisation économique, sociale et culturelle de Vienne, dans diverses périodes historiques.

Lédit de tolérance de 1781, entré en vigueur en 1782, permet aux Juifs daccéder aux institutions scolaires et universités publiques et aux métiers dont ils étaient exclus. Depuis la fin du xviiie siècle à 1848, le statut des Juifs viennois connaît une période de stagnation, marquée

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par le rôle moteur des intellectuels juifs dans le mouvement de 1848. Les années 1860, la période durant laquelle les libéraux dominent la vie politique autrichienne, marquent, selon Jacques Le Rider, l« âge dor de lintégration des Juifs dans la société et la culture viennoise » (p. 14). « Les intellectuels libéraux juifs viennois reformulent lidentité juive moderne, en actualisant lidée de Bildung définie par Moses Mendelssohn à lépoque des Lumières » (p. 14-15). À partir de 1880, deux facteurs influent sur le processus dassimilation et dintégration des Juifs viennois à la culture allemande, dans sa variante autrichienne : le renforcement de lantisémitisme et laccroissement de la population juive de Vienne (multipliée par 28 entre 1857 et 1910). Depuis 1900, on assiste à une « crise de lidentité » parmi les Juifs assimilés, due au contraste entre les Juifs viennois, de vieille souche, et les « nouveaux arrivants », Juifs de lEst, immigrés de Galicie ou de Bucovine, dont laltérité « fascine et dérange » (p. 18). Jacques Le Rider note que le processus dintégration des Juifs à la société viennoise de la seconde moitié du xixe siècle représente un moteur de lascension sociale, le destin des Juifs des classes moyennes et de la grande bourgeoisie sidentifiant au libéralisme et aux valeurs de la Bildung, de la culture personnelle (p. 18). Le mouvement sioniste réagit à ce que ses représentants considèrent comme léchec du programme libéral dassimilation et dintégration au sein du système social et culturel allemand.

La Première Partie, intitulée Positions politiques et discours sociaux, présente en détail les moments les plus importants de lhistoire de la population juive viennoise et intègre les réflexions de lauteur sur le statut des Juifs viennois à la Belle Époque, sur la problématique de lantisémitisme devenu un nouveau « code culturel » depuis les années 1890, sur les formes de la lutte antisémite.

Le chapitre « Les années fastes du libéralisme » (p. 37-53) décrit les conditions permettant lintégration complète des Juifs dans la société viennoise et leur émancipation durant le gouvernement libéral. Jacques Le Rider met laccent sur le rôle majeur des politiques libérales dans la transformation des institutions viennoises, dans lémancipation des Juifs viennois et dans la consolidation de la nouvelle Autriche-Hongrie rénovée et modernisée.

Le chapitre « Vienne, métropole des Juifs de lEst » (p. 54-58) évoque les conséquences du flux migratoire des Juifs de lEst, notamment de

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Galicie et de Bucovine, entre 1848 et 1914, sur la vie sociale et culturelle de la métropole viennoise. Lévolution démographique accentue les contrastes sociaux et idéologiques entre Juifs intégrés et Juifs de lEst, les derniers formant une « minorité ethnique au sein de la société viennoise » (p. 54-55). Lauteur identifie deux visions opposées sur le groupe des Juifs de lEst : pour certains, les Juifs de lEst étaient des « étrangers exotiques », animés du désir dintégration et dascension sociales (p. 55), alors que dans la vision du sionisme culturel, les Juifs de lEst étaient « porteurs dune promesse de renaissance culturelle et de retour aux sources pour tous les Juifs européens » (p. 58).

À partir des années 1890, lantisémitisme devient un nouveau « code culturel », « une variante de code culturel européen » (p. 59), affirme Jacques Le Rider dans le troisième chapitre de la première partie de son ouvrage (p. 59-76). Le constat selon lequel lantisémitisme est devenu un « code culturel » à Vienne se vérifie dans les discours politiques, littéraires et journalistiques. Lantisémitisme reste lune des composantes essentielles de lidéologie chrétienne-sociale, incarnée, dans louvrage, par la figure de Karl Lueger. La politique antisémite de Lueger, qui gagne la mairie de Vienne en 1897 et y reste pour une période de treize ans (jusquà sa mort en 1910), se manifeste dans la gestion du personnel, soit par labsence de recrutement demployés juifs et davancement pour ceux qui étaient déjà en poste. La lutte contre le nouveau « code culturel » antisémite débute en 1891 avec lAssociation de défense contre lantisémitisme.

Lune des figures militantes est Joseph Samuel Bloch, « un rabbin engagé dans la lutte contre lantisémitisme » (chapitre 4, p. 77-86). Dans ses études historiques, Bloch souligne le danger que représente lantijudaïsme, susceptible de se transformer en antisémitisme, et « une conception critique de lassimilation conduisant à loubli de la tradition religieuse juive » (p. 78). Joseph Samuel Bloch est partisan de laffirmation de la « nationalité juive », comme « attribut subsidiaire de la citoyenneté », au même titre que la confession, qui permettrait aux Juifs daffirmer leur nationalité, sans avoir besoin de sintégrer à la nationalité allemande (p. 81).

Les conceptions contraires à lassimilation des Juifs viennois gagnent de nouveaux adeptes considérés par lauteur comme « les pionniers viennois du sionisme contemporain » (chapitre 5, p. 87-120). Lassociation

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Kadimah, fondée en mars 1883 par Moritz Schnirer, représente la première association étudiante juive sétant prononcée contre lassimilation des Juifs à la culture et à la nationalité allemande dans sa variante viennoise. Cette association joua un rôle décisif dans la création, en 1890, des premières associations sionistes dAutriche, à Vienne, mais aussi en Bohème, en Moravie et en Silésie.

Un autre « pionnier », Nathan Birnbaum, fonde sa pensée sioniste culturelle sur la critique de lassimilation : la germanisation, la slavisation, la magyarisation des Juifs avait conduit, selon lui, à « loubli de soi » (p. 90). La revalorisation du yiddish comme langue de la renaissance culturelle juive compte parmi ses contributions les plus importantes. Nathan Birnbaum est considéré comme linitiateur du sionisme autrichien contemporain.

Theodor Herzl a le mérite, selon Jacques Le Rider, davoir tiré « lucidement les conséquences de la perversion de la culture par lantisémitisme » (p. 115). Herzl considérait que les Juifs devaient suivre lexemple des nationalités de la monarchie austro-hongroise, cest-à-dire construire leur identité nationale et faire reconnaître leur territoire national » (p. 116). Jacques Le Rider situe Theodor Herzl dans la galerie des grands créateurs ayant marqué la « modernité viennoise », entre Sigmund Freud et Gustav Mahler (p. 120).

Le mouvement socialiste inverse la vision sur lidentité juive viennoise (chapitre 6, p. 121-128). Les adeptes de la doctrine socialiste, réunis autour du « cercle de Pernerstorfer » dont Victor Adler et Heinrich Friedjung sont membres fondateurs, se proclament en faveur de lassimilation des Juifs. Victor Adler, converti au protestantisme en 1878, considère lassimilation complète des Juifs comme la perspective la plus souhaitable et le socialisme comme la voie menant à son accomplissement. Otto Bauer est partisan de lassimilation de Juifs, hostile au sionisme et réticent envers la lutte contre lantisémitisme. Bauer estime que le processus dassimilation des Juifs viennois aux nations au sein desquelles ils vivent est un « processus différent qui ne seffectue que progressivement » (p. 125).

La Deuxième Partie de louvrage évoque six « grandes figures de la modernité viennoise » ayant transposé dans leurs œuvres la problématique de lidentité juive viennoise : Sigmund Freud, Arthur Schnitzler, Stefan Zweig, Gustav Mahler, Arnold Schönberg, Karl Kraus.

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Dans le chapitre consacré à Sigmund Freud (chapitre 7, p. 131-149), Jacques Le Rider livre aux lecteurs, parallèlement aux notes biographiques, les réflexions du psychanalyste sur lidentité juive à travers ses ouvrages fondamentaux. Dans la vision de Jacques Le Rider, Sigmund Freud a une conception personnelle de la judéité vue comme « fidélité au judaïsme sous le signe de la rationalité scientifique » (p. 131). Dans son ouvrage majeur, Linterprétation des rêves (1899-1900), Sigmund Freud recompose les quarante premières années de son existence et réfléchit sur lidentité juive.

Arthur Schnitzler, « Juif, Autrichien, Allemand », représente la figure centrale du huitième chapitre de louvrage Les Juifs viennois à la Belle Époque (p. 150-170). Lœuvre principale de Schnitzler, le roman de société Vienne au crépuscule (Der ZeginsFreie), « nest pas la seule œuvre de fiction dans laquelle Schnitzler a représenté la condition juive contemporaine, mais cest le roman où il a parlé directement de la “question juive” viennoise » (p. 156), ce qui lui permet de montrer les multiples facettes de lidentité juive viennoise, dun point de vue intérieur et extérieur. Le roman Vienne au crépuscule se rapproche le plus du modèle européen de société et permet à Schnitzler de présenter une fresque de la métropole viennoise : dans le salon de la famille Ehrenberg se retrouve un « microcosme viennois » (p. 157). Le Professeur Bernhardi, pièce en 5 actes, créée le 28 novembre 1912, est une autre œuvre où Schnitzler traite de la « question juive ». Le personnage, considéré comme le « double fictionnel de Schnitzler » (p. 162), est une victime du conflit entre la nouvelle majorité municipale chrétienne-sociale antisémite et lopposition libérale.

« La jeune Vienne littéraire » est présentée dans le neuvième chapitre (p. 171-197) en relation avec la conception de trois figures littéraires de la Belle Époque : Hugo von Hofmannsthal, Richard Beer-Hofmann et Felix Salten. Richard Beer-Hofmann est tributaire dune « approche esthétique et purement subjective de lidentité juive » (p. 183). Felix Salten expose sa vision sur la « question juive » dans un article intitulé « Le Juif tout craché », publié le 10 novembre 1899 dans Die Welt. Felix Salten raconte, dans une perspective autobiographique, la souffrance éprouvée depuis son enfance à cause des stéréotypes antisémites que la société viennoise projetait sur lui (p. 190). Les parcours littéraires de Hugo von Hofmannsthal, Richard Beer-Hofmann et Felix Salten « correspondent à trois modalités de laffirmation dune identité juive

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assimilée à la culture allemande dans le contexte du code antisémite qui structurait les discours sociaux et politiques » (p. 197).

Jacques Le Rider évoque les points de vue « souvent paradoxaux » de Karl Kraus sur la « question juive » dans un chapitre intitulé « Les paradoxes de Karl Kraus » (p. 198-215). Fondateur et rédacteur de la revue Die Fackel, Karl Kraus est lun « des plus féroces et des plus lucides critiques de la presse » ayant réalisé « la première critique des médias et des systèmes de communication moderne qui soit réellement à la hauteur des phénomènes » (p. 198).

Stefan Zweig, « bon européen et citoyen du monde », attire lattention par sa vision de lEurope (chapitre 11, p. 216-242). Né en 1876 à Kremsier, en Moravie, dans une famille juive assimilée à la culture allemande, Zweig souhaite lassimilation aux cultures nationales pour les Juifs européens et leffacement des particularités juives incarnées par les Juifs de lEst (p. 228). Dans ses premiers textes publiés, Stefan Zweig apparaît comme le continuateur du cercle littéraire de la Jeune Vienne. Ses premiers poèmes sont influencés par Hofmannsthal.

Selon Jacques Le Rider, Zweig dresse un « tableau compassionnel » de la condition juive contemporaine tout en thématisant le « malaise de lassimilation » : « beaucoup de ses personnages juifs, allemands et autrichiens partagent le statut de marginaux du système culturel » (p. 228). Dans ses écrits, Stefan Zweig nous livre une vision de luniversel européen conjuguée avec les identités culturelles nationales. LEurope, chez Zweig, est une civilisation de la diversité, du pluralisme linguistique et de la traduction, du respect des petites différences vécues par les groupes sociaux et nationaux comme essentielles (p. 235). Lidentité viennoise et autrichienne est liée à la culture allemande et tournée vers lEurope occidentale (p. 239).

Le dernier chapitre de la deuxième partie et de louvrage (chapitre 12, p. 243-268) est consacré à la relation existant entre la musique et lidentité juive, incarnée par deux figures illustres de lépoque : Gustav Mahler et Arnold Schönberg. Élevé dans une famille juive assimilée à la culture allemande, Mahler est resté éloigné des dogmes et des pratiques religieuses. Sa musique évoque sa vision de la condition juive, bien que critiquée par certains de ses contemporains : « R. Louis souligne que cette musique ne parle pas franchement “le juif”, mais lallemand avec un “accent juif” (siejüdelt), avec le geste du “Juif oriental” » (p. 251). Dans le

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cas dArnold Schönberg, lhypothèse interprétative de Jacques Le Rider est que lidentité juive de Schönberg détermine son destin personnel et sa carrière musicale depuis le début, avant ses amères expériences de lantisémitisme pendant la Première Guerre mondiale et à partir de 1933, lors de sa conversion au judaïsme.

Lincursion de lauteur dans lhistoire culturelle des Juifs viennois conclut avec un épilogue qui ouvre une nouvelle perspective sur le destin de la population juive viennoise après la Première Guerre mondiale : « Lépreuve de la Première Guerre mondiale a profondément marqué le destin des Juifs viennois » (p. 269). En 1916, lantisémitisme lancé contre les Juifs de lEst est censuré par les autorités habsbourgeoises ; deux ans plus tard, lantisémitisme atteint son comble. En 1918-1919, les Juifs viennois souffrent, comme tous les Juifs de lEurope centrale, de la « montée en puissance des nationalismes et de laffirmation des États-nationaux successeurs de lAutriche-Hongrie » (p. 270). Lantisémitisme prend la forme de la politique raciste mise en œuvre au lendemain de lAnschluss. Dans ce contexte paraît le roman politique La ville sans Juifs (1922) de Hugo Bettauer qui décrit la montée de lantisémitisme à Vienne jusquà lexpulsion des Juifs. La fiction cauchemardesque mise en scène par le roman de Bettauer devient réalité en 1938 avec lannexion de lAutriche par le Troisième Reich et la déportation des Juifs entre 1939 et 1945, ce qui conduit à une forme nouvelle dantisémitisme : « lantisémitisme sans Juifs » (p. 284). Cette triste période de lhistoire juive viennoise, avec une métropole « sans juifs » (moins de 5700 Juifs en mars 1945), soppose diamétralement à la Vienne de la Belle Époque, berceau de la modernité intellectuelle, littéraire et artistique, ou à la « Vienne de Sigmund Freud », idéal de luniversel européen.

Jacques le Rider offre à la fois aux spécialistes et au public intéressé aux problématiques identitaires une vaste œuvre, richement documentée, sur lhistoire sociale et culturelle des Juifs viennois, mais aussi des pistes de réflexion sur le destin des populations et des identités nationales.

Mirela-Cristina Pop