Le marché des idées
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
2014 – 1, n° 13. Le silence - Auteurs : Constantinovici (Simona), Ilian (Ilinca)
- Pages : 401 à 413
- Revue : Alkemie
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- EAN : 9782812430497
- ISBN : 978-2-8124-3049-7
- ISSN : 2286-136X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3049-7.p.0401
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/08/2014
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Parler la langue d’une philosophie
qui s’adresse aux écrivains
Philosophies parallèles est un livre d’environ trois cent pages, publié aux éditions Polirom, en 2013, dans la série d’auteur Marta Petreu, qui inclut déjà, à l’heure actuelle, huit titres. On parle à vrai dire d’une réédition revue et augmentée d’un volume paru pour la première fois à Cluj, aux éditions Limes, en 2005. Ce qui peut frapper le lecteur dès le début, c’est le caractère hybride de l’entreprise. On a devant nos yeux une sorte d’anthologie, qui combine avec intelligence, dans le style consacré des écritures de Marta Petreu, des sujets apparemment divergents, qui se subordonnent aux domaines de la philosophie (Schopenhauer, Henri Bergson, D. D. Roşca, Nae Ionescu, Cioran), de la littérature (Blaga, Caragiale), mais aussi à des sphères d’intérêt inédits, telle la gastronomie à travers les « souvenirs » littéraires. L’auteure se souvient avec acuité la diversité des goûts culinaires d’aujourd’hui et d’autrefois, rencontrés dans les pages de littérature universelle. Ses parents, la famille, en général, deviennent, à cette occasion, des personnages dans une histoire excentrique et la nourriture, un prétexte pour se dévoiler face à un public toujours hétéroclite. On connaît ainsi Marta Petreu en train de manger, en train de rire, en train de faire des choses communes. J’avoue que je fais partie d’une catégorie de lecteurs à laquelle cet écrivain désinhibé de Cluj s’adresse dans son dernier livre, explicitement ou implicitement, par-dessus le jargon philosophique susceptible de bloquer, dans la plupart des cas, la vraie communication. D’une certaine manière, je me sens, la plupart du temps, complice avec l’explorateur non-conformiste de tous ces mondes dispersés, investigués avec talent et beaucoup de créativité.
Si l’on parle de la structure de ce livre, il faut dire qu’il contient quatre chapitres : « Philosophies parallèles », « Dimensions du sentiment national », « Le modèle et le miroir » et « Parva culinaria ». La dernière partie de ce livre s’intitule « Du lard à la philosophie ».
Dans le premier chapitre, Marta Petreu trace une histoire sommaire de la philosophie roumaine, tout en précisant, honnêtement, que cet article a été publié premièrement dans une encyclopédie, en 2002. On va trouver, dans ce livre hétéroclite, des textes présentés aux conférences nationales, des articles scientifiques publiés dans des revues roumaines ou étrangères. On peut lire même un laudatio, c’est à dire un texte laudatif à l’adresse de Nicolae Balotă, l’un des intellectuels de Cluj qui ont créé une vraie émulation culturelle. Cela montre que l’essayiste veut ouvrir expressément les pages de la philosophie, de la culture en général, vers la littérature. Elle considère qu’il y a une relation étroite entre les deux domaines de recherche et de création.
Il y a quelques ficelles, quelques contours obsessifs, qui maintiennent vive la liaison entre tous ses livres, ce sont des noms, des idées et des œuvres qui réapparaissent et sur lesquelles l’auteure médite sans cesse, toujours entraînée dans la quête du Sens. La triade Caragiale, Cioran, Nae Ionescu ne manquera jamais de cette incursion dans un univers sémantique profond. Un Nae Ionescu qui n’est pas toujours le meilleur ami pour un lecteur fortement exercé dans son métier comme Marta Petreu, surtout à l’heure d’un bilan posthume postmoderne, qui prouve, avec une avalanche d’exemples pertinents, l’originalité douteuse, contestable, de ce philosophe roumain. « Le modèle et le miroir » nous expose sur une autre lumière, pas très favorable cette fois-ci, la personnalité de Nae Ionescu, un philosophe considéré comme un étalon de la recherche de l’identité nationale. Son cours de métaphysique, qui contenait 22 exposés, a été publié après sa mort, en 1942. Marta Petreu démasque l’attitude de ce philosophe qui n’a pas du tout eu peur d’emprunter les idées, la problématique et même les exemples de son modèle, une femme bien connue dans le monde de la philosophie universelle, Evelyn Underhill. Il emprunte massivement, sans gêne et sans citer une seule fois, du traité Mysticism. A Study in the Nature and Development of Man’s Spiritual Consciousness, paru en 2011. Tout cela sous la soi-disant « protection » des cours présentés librement devant les étudiants, sans notices, d’une manière tout à fait désinhibée, antiacadémique. Petreu suit, à petits pas, assidûment, la structure de ces cours universitaires et montre finalement, sans équivoque, qu’il s’agit d’un évident plagiat. Elle confronte des dizaines d’exemples extraits des cours de Nae Ionescu avec la version originale, appartenant au traité d’Evelyn Underhill. La démonstration
magistrale de notre chercheur roumain ne s’arrête pas ici. Dans une autre séquence de ce chapitre, « Parmi les souterrains de la métaphysique» , elle montre de quelle manière Nae Ionescu s’est aussi inspiré d’une autre métaphysique, celle qui appartenait à Henri Bergson, par l’intermédiaire de Jacques Chevalier, qui a publié, en 1926, la monographie Bergson, un volume où la philosophie de l’intuitionnisme est exposée d’une manière systématique. Il ne manque pas, cette fois-ci non plus, la parade des nombreux exemples tirés de l’Introduction à la métaphysique, l’ouvrage d’Henri Bergson.
Dans une autre séquence de ce volume, « La recette de réserve », l’essayiste fait allusion au fait que Caragiale avait, parmi ses multiples qualités, la flexibilité sans faille d’engendrer des chroniques occasionnelles. Mircea Eliade et Emil Cioran ont eu, eux aussi, la pratique des chroniques réservées aux fêtes chrétiennes, Noël ou Pâques. Marta Petreu manifeste beaucoup d’humour dans la présentation des évènements. De même, la parodie, l’ironie se trouvent dans la structure de tous ses études ou essais comme une marque incontournable de son style.
Les textes sur l’histoire comparée de la philosophie roumaine sont en fait des études écrites dans la dernière décennie. Marta Petreu croit et le dit dans le préambule de son livre que la recherche de l’histoire de la philosophie roumaine et surtout la recherche philosophique de la culture et de la réalité de Roumanie sont malheureusement peu intéressants pour la plupart des philosophes et des spécialistes roumains en philosophie. C’est un point de vue incommode qui pourrait créer à vrai dire des failles insurmontables entre la « classe » des écrivains-philologues et celle des philosophes.
L’essayiste de Cluj nous a déjà habitués de mettre en parallèle, de regarder comparativement, souvent en paire, d’un œil très lucide, deux personnalités de la culture universelle. Cette technique dévoile une capacité hors du commun d’identifier la force de la culture née d’une perpétuelle jonction entre deux individualités, entre deux zones d’intérêt, entre deux consciences. C’est le sémantisme toujours réinventé d’une polarité générique, repérable aux entrailles même de la culture universelle. Il y a des études où ce tableau dual, minutieusement construit, peut être bénéfique pour la partie roumaine, des cas où la personnalité envisagée pourrait sortir dans une lumière favorable. Parfois, le déséquilibre entre les deux parties reste visible jusqu’à la fin du raisonnement
et Marta Petreu se voit soudainement jouer le rôle d’un juge qui doit établir la vérité à tout prix. Et cela pour le bénéfice d’un lecteur avide de connaître les coulisses de l’histoire et la vérité toute nue. Le couple culturel Descartes-Blaga est pris en considération afin d’élucider le problème philosophique et religieuse, la genèse et les interprétations du Grand Anonyme, un concept complexe, qui continue à susciter des questions diverses parmi les spécialistes en culturologie. Schopenhauer et Cioran est un autre exemple pertinent d’un voisinage culturel généreux, fertile, qui traverse histoire. Il s’agit d’un couple qui tend à s’approcher sémantiquement, du point du vue de leurs visions philosophiques, tandis que le temps a la tendance de les séparer irrémédiablement. C’est un couplage audacieux, par-delà le bien et le mal, par-delà les influences et les préoccupations. La conclusion de cette étude est que la différence entre les deux philosophes est plutôt stylistique que du domaine des idées et de la problématique. Il est certain que Cioran assimile à sa manière la philosophie de Schopenhauer. Le mécanisme d’une telle lecture parallèle des deux œuvres nous dévoile – dit à un moment donné Marta Petreu – leur préférence pour les biographies, l’intérêt pour le bouddhisme, le retour aux mystiques et aux saints et d’autres traces similaires de leur pensée. De nouveau, on assiste à une identification perplexe d’une affinité, d’une relation presque concentrique, qui fonctionne à travers tous les pièges de la temporalité.
Marta Petreu aime ouvrir, par cette sorte de technique de réévaluation et de détection des affinités culturelles incontestables, des paradigmes sans précédents dans l’espace de la recherche philosophique. C’est une autre façon de s’approcher de la culture et de la philosophie. Une autre façon de comprendre leur sémantisme.
Simona Constantinovici
adriana babeti, amazoanele – o poveste [les amazones – un conte],
polirom, iasi, 2013.
Ouvrage monumental par ses dimensions et par l’érudition que son auteur Adriana Babeti déploie dans environ 700 pages de texte, Les Amazones – un conte est le fruit d’un exemplaire trajet intellectuel qui réussit à harmoniser la mûrissage lent et la capacité de surprendre la vie des idées dans ce qu’elle a de plus déconcertant et de dynamique. Comme dans ses livres antérieurs, dont Les Batailles perdues. Stratégies de lectures – Dimitrie Cantemir (1998), Sur les armes et les lettres (1999), Arachné et la toile (2002) et surtout Le Dandysme – Une histoire (2004), le discours, appuyé sur une érudition parfois éblouissante, est en même temps ce qui est le plus éloigné de la rigidité livresque, de sorte que les thèmes les plus abstraits ou les notions les plus intriquées se transforment en moteurs d’histoires séduisantes et en même temps celles-ci ne courrent en aucun moment le risque de se muer en verbiage grâce à leur solide ancrage conceptuel. Le secret est sans doute l’authenticité de la quête intellectuelle. Dans le cas de ce livre, l’auteur confesse que la figure de l’amazone l’a accompagnée pendant des décennies, soit durant une large partie de sa maturation en tant que professeur de littérature comparée et écrivain. D’ailleurs, cette heureuse duplicité permet que le livre s’attache à la fois à la tradition des grands livres de littérature comparée traitant l’évolution d’un thème ou un motif dans les lettres universelles et à la nouvelle pratique d’écriture qui allie la narration et l’essai pour revoir dans une perspective actuelle les formes culturelles du passé.
Le livre s’ouvre ainsi à des multiples lectures : on peut suivre le mythe des femmes guerrières depuis sa formation dans la Grèce ancienne jusqu’à sa dissolution dans la culture populaire postmoderne, en passant par son relatif effacement pendant le Moyen Âge, son retour au moment de
la Renaissance suivi d’un retrait dû à la Contrereforme au xviie siècle, d’une quasi-parodie salonnarde dans le Siècle des Lumières et d’une reconstruction parfois kitsch parfois très moderne dans le Romantisme. Une lecture aussi profitable est celle qui se propose de suivre les apports des écrivains et, plus récemment, des cinéastes dans la configuration de ce type féminin, depuis Homère, en passant par Quintus de Smyrne, Vergile, Saxo Gramaticus et les auteurs des chansons de geste germaniques, plus tard Boccaccio et Christine de Pizan, Boiardo, Ariosto, Tasso, les chroniqueurs de la Conquête de l’Amérique, continuant avec Heinrich von Kleist, Balzac, Théophile Gautier, Virginia Woolf et Proust et arrivant à Luc Besson, Clint Eastwood, Quentin Tarantino, Ang Lee etc. On peut suivre également les histoires proprement dites dont les protagonistes sont les amazones, depuis la fascinante Pentésilée, la fière Camilla, la tragique Brunhilde, la malheureuse Clorinde, l’artificielle Velleda jusqu’à la versatile Orlando ou bien nous concentrer sur la survivance souvent abâtardie des traits amazoniques dans les figures de la culture populaire, à savoir les femmes-flic, les agents du type Nikita ou les guerrières entraînées en Asie comme Jen de Tigre et dragon ou Beatrix Kiddo de Kill Bill. Les lectures érudites sont permises aussi, à savoir celles qui se proposent examiner le stade des recherches sur ce thème et la pluralité des perspectives ouvertes par l’investigation de ce mythe, qu’il s’agisse de l’argumentation de l’existence réelle des sociétés matriarcales par J. J. Bachofen et plus tard Marija Gimbutas, de l’effort pour trouver le possible noyau de réalité dans l’élaboration des légendes sur les amazones dans les travaux des années soixante et soixant-dix dûs à Carlos Alonso de Real et à Pierre Samuel, de la recherche depuis une perspective littéraire dans les années deux milles grâce aux travaux des comparatistes Alain Bertrand et Stefano Andres ou bien de l’investigation du mythe sur l’horizon du féminisme aux années quatre-vingt-dix par Georges Duby et Michelle Perrot dans leur monumentale Storia delle donne in Occidente et Gisela Bock dans Frauen in europäischen Geschichte. Enfin, il existe la variante de lecture offerte par le propre auteur, qui conçoit son ouvrage comme un ludique traité de stratégie pour une bataille menée avec les armes de l’érudition et du talent narratif contre un thème rétif à cause de son protéisme et de sa diversité inépuisable. C’est sans doute une stratégie de lecture séduisante, qu’on essayera de suivre ici.
La bataille imaginée par Adriana Babeti commence avec l’attaque qui trace le contour du mythe tel qu’il se construit dans le monde grec. Les légendes sur la coutume barbare de se brûler le sein droit pour qu’il ne les encombre dans les combats, sur leur ceintures desquelles penchent les armes les plus redoutables et même les spéculations sur leur autonomie qui va des rapport très libres avec les hommes jusqu’à l’exclusion totale des ceux-ci de leur entourage se trouvent encodées, selon les auteurs antiques, dans leur propre nom de amazonai, dont l’étymologie controversée permet une grande variété d’interprétations. D’autre part, la place centrale de la guerre dans la vie des amazones, ainsi que leur organisation typique dans des communautés exclusivement féminines, est mise en relation avec leur descendance mythique du dieu de la guerre Arès, leur culte à Artémis et leur affinité avec la déesse-vierge Athène. Enfin, leur barbarie ou, plus spécifiquement leur marginalité par rapport au centre grec, est suggérée par les localisations légendaires des tribus des femmes guerrières dans des zones lointaines, comme le nord de l’Afrique, l’Asie Mineure, le Caucase, la vallée du fleuve Don et même les stèpes de l’Eurasie ou le territoire des Traces. Les Amazones se profilent ainsi comme les habitantes d’un « monde à l’envers » et elles répondent à une vision alternative de la femme que la société patriarcale de la Grèce antique considère « normale », soit la femme qui doit se soumettre successivement au père, au frère, au mari et au fils. Trois sont les caractéristiques qui font des ces êtres les figures d’une altérité redoutable : d’abord, elles sont simplement femmes, dans un univers androcratique ; puis, elles sont Barbares et non pas Grecques ; enfin, elles sont guerrières, tandis que, selon une formule qui apparaît déjà chez Homère dans le discours que Hector adresse à Andromaque les travaux qui incombent aux femmes sont le métier à tisser et la quenouille, car « la guerre c’est l’affaire des hommes ».
Cette injonction du héros antique adressée à sa femme, à laquelle répond en écho une remarque comparable de Télemaque dans l’Odyssée, paraît être d’ailleurs le moteur même qui déclenche la recherche d’Adriana Babeti autour d’une féminité insubordonnée, désireuse et capable de mesurer ses forces avec l’homme dans le terrain que celui-ci considère comme son fief exclusif. Il ne s’agit pas nécessairement d’un combat mené depuis une position féministe contre l’androcratie infiltrée insidieusement dans presque l’entière culture occidentale, mais d’une
ample réflexion vis-à-vis de l’efficacité de ce modèle féminin en tant qu’alternative à la féminité traditionnelle, liée aux rôles de courtisane, concubine et conjointe (dans le monde grec), de chaste religieuse ou épouse et mère prolifique (dans le monde chrétien), d’ange chaste ou de démon séducteur (depuis le Romantisme). En prenant comme fil d’Ariane le destin de ces femmes masculinisées à travers les âges de la culture occidentale, on voit se déployer une vaste histoire des représentations génériques, car ce mythe fonctionne comme un révélateur des mentalités. La partie que l’auteur nomme « l’incursion » se propose de décrire précisemment les variations autour du thème de l’amazone que l’Occident a créé depuis l’Antiquité jusqu’au postmodernisme. On assiste ainsi au retrait de l’amazone pendant un Moyen Âge qui lie l’idéal féminin au type virginal-materne de Marie, la figure de femmes guerrières subsistant seulement dans les zones marginales de l’Occident, en Bohème qui est la patrie de la témeraire Libuše, la reine capitaine d’une armée de femmes, ou bien au Nord de l’Europe, d’où proviennent les vigoureuses successeures des Walkiries, dont Brunhilde et Crimhilde. On voit renaître le modèle amazonique pendant une Renaissance qui glorifie les viragos, soit les femmes robustes comme les hommes, et dont les épopées italiennes racontent des histoires exemplaires sur Merediana, Antea, Marfisa Bradamante et Clorinda. On juge les compensations auquelles recourt l’art baroque, incliné à édulcorer et à théatraliser les combats des amazones dans un siècle qui, d’autre part, se remarque par une activité guerrière presque ininterrompue, l’Europe ne connaissant pendant le xviie siècle que quatre ans de paix seulement. On voit réapparaître le mythe des amazones avec les Romantiques et se styliser dans l’art des grands modernes ou bien de se vulgariser dans la culture populaire contemporaine. Enfin, on peut mesurer les hibridations que la fin du xixe siècle produit dans les représentations génériques, dans un moment de « crise de la masculinité » qui se traduit dans l’effémination des hommes et dans la masculinisation des femmes, avec les peurs ou la fronde qui en dérivent. Les années folles, avec ses « garçonnes » desinhibées, semblent transposer dans la réalité le mythes des amazones antiques, en mettant en évidence tangentiellement le vide intellectuel, l’arrogance et la superficialité de beaucoup d’elles. Sans doute, ces repères sont purement orientatifs, car ce que réussit Adriana Babeti c’est de surprendre les nuances, les déviations et même les contradictions que
comporte le modèle standard des amazones dans une certaine époque et dans un espace précis. Il serait facile, par exemple, de considérer la Renaissance une époque gynophile en jugeant seulement par l’activité de l’érudite écrivaine Christine de Pizan à laquelle Babeti dédie des pages mémorables ; il est nonobstant significatif, et l’auteur le souligne finement, que Boccace écrit d’une part l’éloge enflammé des femmes illustres, De mullieribus claris et d’autre part un des plus virulents pamphlets misogynes, Il Corbaccio. La montée impressionante du féminisme à partir du début du xxe siècle paraîtrait, depuis la perspective actuelle, un processus constant, mais dans des mises au point tout à fait convaincantes, l’auteur démontre que l’apparition des œuvres centrées sur le modèle amazonique (Orlando de Virginia Woolf, Les Feux de Marguerite Yourcenar, The Unvanquished de William Faulkner ou St. Mawr de D.H. Lawrence) est plutôt liée à la persistance de ce mythe littéraire qu’à un besoin social, car les années trente et d’autant plus les deux décennies suivantes représentent un recul dans l’affirmation de ce type de féminité. Des surprises considérables surgissent aussi au moment où l’auteur présente les illustrations de l’amazone dans l’espace culturel roumain et remarque la quasi absence de ce modèle dans une culture foncièrement patriarcale. Plus étonnante encore est la désynchronisation par rapport à l’Occident au début du xxe siècle, l’auteur observant que le xixe siècle, même avec ses ambivalences vis-à-vis de la femme émancipée, reste néanmoins plus prolifique en matière de modèles de femmes bélliqueuses que le modernisme roumain, où l’on expérimente peu et chétivement selon l’auteur.
La structuration de ce vaste ouvrage comme un livre-conquête d’un sujet fait que l’attaque des thèmes subordonnés à celui-ci se fait depuis des perspectives multiples et avec les procédés de distorsions temporelles propres à la narration (anticipation, évocation, reprise synthétique ou plus détaillée). Les chapitres de la section intitulée « contre-attaque » reprennent, par exemple, certains noyaux thématiques déjà ébauchés, notamment la conformation du mythe des amazones dans le monde grec, mais l’accent est mis cette fois-ci sur la réflexion théorique et sur les efforts des spécialistes en histoire et en archéologie, en anthropologie et en psychologie, de faire le point sur les relations entre la réalité antique et les légendes créées autour des amazones. C’est le moment de déployer les arguments pour et contre l’existence réelle des sociétés matriarcales,
dont J. J. Bachofen constuit le mythe et que Marija Gimbutas défend comme la structure sociale propre à l’ancienne Europe, avant les invasions des chevaliers guerriers androcrates. C’est aussi le moment de revenir sur les débats à propos de la misogynie relativement généralisée dans l’histoire de la philosophie occidentale, depuis Aristote jusqu’à Nietzsche et de faire les corrections nécessaires vis-à-vis des aspects irritants du discours féministe, notamment son jargon recherché et rébarbatif. Cet angle de contemplation permet également de mentionner les recherches archéologiques faites en l’actuelle Ukraine aux années quatre-vingt-dix du siècle passé qui jettent des nouvelles lumières sur la société des Sarmates, grâce à la découverte des tombeaux de femmes-chevaliers enterrées avec leurs armes. Enfin, c’est le moment de faire un bilan provisoire sur les recherches déjà réalisées dans le domaine de l’amazonologie, ce qui permet au lecteur de constater que la recherche réalisée par Adriana Babeti est non seulement une œuvre de pionnier dans la culture roumaine, mais qu’elle complète et nuance beaucoup d’ouvrages écrits en Occidents en synchronie avec le sien.
Dans une section plus technique, mise sous le signe de l’encerclement guerrier, l’auteur reprend les moyens qui lui sont les plus propres en tant que spécialiste en littérature comparée et, puisant les informations d’une suite impressionante de textes littéraires, elle s’adonne à une description quasi exhaustive des mœurs, des habits, des accessoires et des armes que la tradition attribue aux amazones antiques et modernes. On pourrait croire que les chapitres dédiés aux armes comme le sable, l’arc ou la matraque ne suscitent pas tout l’intérêt du lecteur ou que les évocations des peplums ou des ceintures portées par les femmes grecques ou par les barbares guerrieres soient moins attractives, mais une autre surprise offerte par la structuration ludique de l’immense matériau d’érudition consiste dans la grande liberté laissé à un discours qui semble être mû par un immense plaisir de raconter les histoires les plus extraordinaires ou de communiquer des observations insoupçonnées vis-à-vis des anecdotes connues par tous. Parfois, et surtout dans cette section, le discours semble être un pur prétexte pour ouvrir des paranthèses, pour faire des détours, pour s’arrêter afin d’approfondir le sens d’une information et ainsi de suite. L’évocation de l’inséparabilité entre les amazones et leurs chevaux permet l’insertion des courtes digressions sur les règles de conduites en ce qui concerne la façon de chevaucher des dames, depuis
le Moyen Âge jusqu’aux années trente du xxe siècle. On apprend avec la même occasion l’histoire des juments folles racontée par Philostrate, à savoir la tragédie des amazones au moment où, arrivées dans l’île Leuke pour affronter Achille, elles sont renversées par leurs chevaux qui, dans un raptus de rage, en arrivent à paître les membres des guerrières comme de l’herbe. L’histoire des pantalons féminins, depuis les gestes de fronde des femmes excentriques comme Georges Sand ou Rosa Bonheur jusqu’à leur généralisation dans les années soixante du siècle passé est inséré dans le discours sur les habits portées dans l’Antiquité. L’histoire des ceintures et le symbolisme de celles-ci, l’histoire des travestissement ou la discussion sur la force défensive de l’anasyrma (l’exhibition de l’organe sexuel féminin à des fins hilarantes ou terrifiantes) jouent le même rôle de digressions qui s’avèrent être inséparables du discours principal.
Il serait en effet erronné de lire ce livre comme ayant un discours principal, réductible par example à une thèse qui soutient la supériorité des amazones par rapport aux femmes « normales », subordonnées à l’ordre masculin. Au moment où l’auteur attaque les relations que l’imaginaire établit entre les amazones et les monstres féminins telles la Gorgonne ou la Méduse, on se rend compte que les guerrières antiques sont loin d’être des figures univoquement lumineuses. D’ailleurs, les légendes sur leur cannibalisme, inceste, infanticide et même leur haine féroce vis-à-vis des hommes ne peuvent être vues seulement comme un reflet de la panique que cette forme d’altérité radicale provoque dans l’homme grec. Adriana Babeti récuse dès le début écrire un livre d’exaltation féministe du modèle féminin guerrier et il est d’ailleurs significatif qu’elle souligne à plusieurs occasion que le destin standard des amazones, tel que l’Occident l’a imaginé pendant environ vingt-huit siècles, est celui de d’une digne vaincue, car ces femmes courageuses n’ont d’habitude à choisir qu’entre, d’une part, la mort sur le champs de bataille, le plus souvent frappées à mort par le héros, et, d’autre part, la douce mort causés par les dards d’Eros suivie d’une renaissance sous l’aspect d’une femme quelconque, bonne épouse et bonne mère. Ni féministe ni antiféministe, Adriana Babeti préfère construire une narration moderne, où les points de vues multiples relativisent les vices et les vertus des personnages observés. Malgré l’incontestable fascination pour le sujet de sa recherche et au-delà du plaisir avec lequel l’auteur accumule des histoires, des descriptions et des détails sur les amazones
antiques et modernes, il est évident que certaines de ces figures lui sont plus sympathiques que d’autres, car leur diversité est indubitable, et dans la parade finale elle tient à repasser une dernière fois le large spectre féminin associé à ce modèle. Les dix personnages choisis apparaissent dans un ordre qui ne respecte pas la chronologie historique et ne sont pas non plus évoqués dans des termes comparables à ceux employés jusqu’ici, dans les sections du livre qui gardait occasionnellement l’apparence d’un traité sobre visant l’exhaustivité. L’écrivain Adriana Babeti donne libre cours à son talent dans ces brefs essais qui laissent délibérément de côté les rigueurs de l’appareil critique, qui d’ailleurs a été exposé avec une impressionante précision dans les chapitres antérieurs. Les changements d’humeurs sont enfin permis dans cette section finale : l’émotion que lui cause Pentésilée de Kleist, Camila de Vergile et Clorinde de Tasse a peu en commun avec l’ironie qui baigne l’évocation de Velleda de Chateaubriand, avec l’humour entraînant de la narration sur Bradamante de Boiardo et Arioste ou bien avec la fascination un peu morbide que suscite la meurtrière parfaite et l’amoureuse exemplaire qu’est Hauteclaire de Barbey d’Aurevilly. La féminité virginale et le sérieux de la quête spirituelle de Jeane d’Arc de Michelet contraste d’autre part avec la fascination des décadents et des modernes pour la figure de l’hermaphrodite, telle qu’elle est illustrée par Madeleine de Maupin de Théophile Gautier et par l’impressionante Orlando de Virginia Woolf. La dernière grande représentation des amazones est retrouvable, selon l’auteur, dans l’œuvre proustienne, où l’apparition du groupe compact de jeunes filles en fleurs conduisant des bicyclettes et portant des crosses de golf est lue comme un souvenir esthétisé et stylisé à l’extrême des amazones millénaires. Après Albertine, qui suggestivement se révolte contre le confinement dans la sphère de pouvoir de l’homme et meurt dans un accident hippique, il ne reste que des amazones schématiques, même si très attachantes parfois, qui pullulèrent dans la culture populaire postmoderne.
Adriana Babeti a réussi à faire une synthèse qui n’en est pas une sur le thème des amazones, et qui ouvre d’innombrables voies pour la recherche et pour l’imagination artistique. Son livre est autant un roman postmoderne qui revient à l’agréable art du sursis, du détour ou de la contradiction typique des romans du xviiie siècle qu’il est un traité ou une monographie qui clarifie de manière exemplaire un thème sinon
central sans doute très important de l’imaginaire occidental. Comme les dandys analysés dans son autre fameux travail de recherche, il s’agit de nouveau d’une figure qui explore et transgresse les frontières instables des différences génériques, mais cette fois-ci l’aire de manifestation de ce type humain dépasse largement les limites spatiales et temporelles où s’affiche le dandy. L’auteur finit son livre avec une coda intitulé « retrait », en suggérant que le combat contre les fougueuses amazones ne peut se terminer par une victoire, mais dans le meilleur des cas par l’abandon du champ de bataille. C’est une précaution inutile : on sait qu’il n’y a jamais des victoires complètes sur le terrain intellectuel, culturel et même artistique, car soit les modes, soit le désintérêt, soit le snobisme ou la vulgarisation excessive, finissent toujours par abaisser les grands exploits de cet ordre. Il n’est pas moins sûr cependant que ce travail de parfaite maturité intellectuelle va inspirer sinon un culte amazonique, improbable dans une époque peu inclinée à des passions durables, au moins une mode pour beaucoup de gens, une inspiration pour certains d’entre eux et sans doute un modèle de recherche, pertinente, attractive, bien-fondée et authentique, pour tous ceux qui se considèrent ses disciples.
Ilinca Ilian