Le marché des idées
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie
2013 – 2, n° 12. Les mots - Auteurs : Jamet (Pierre), Stănişor (Mihaela-Genţiana)
- Pages : 275 à 283
- Revue : Alkemie
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- EAN : 9782812421136
- ISBN : 978-2-8124-2113-6
- ISSN : 2286-136X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2113-6.p.0275
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/02/2014
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Louis Ucciani, Saint Augustin ou le Livre du Moi, Paris, Kimé, 1998.
Pourquoi lire ou relire aujourd’hui le Saint Augustin ou le Livre du Moi de Louis Ucciani, datant d’il y a quinze ans, alors qu’a paru depuis par exemple un Augustin de Jean-Luc Marion, philosophe important, ouvertement chrétien, membre de l’Académie française, directeur de collection aux PUF et professeur à Paris ? Pourquoi rendre compte du livre d’un philosophe qui s’intéresse d’habitude aux marges et faubourgs de la pensée et de l’art, selon une cartographie esquissée par lui-même dans un autre livre consacré aux Cyniques, un philosophe qui a défendu les débords, peut-être debordiens, du geste cynique, plutôt que du livre de qui, depuis un centre capital, cherche un rayonnement de pensée fondamental, et radical aussi ? La racine suppose l’arbre et la verticalité du transcendant, nous le savons depuis Deleuze au moins, tandis que le rhizome prolifère dans la démultiplication de ses possibles immanents. Et le fondement se situe de l’autre côté du vide où l’on ne pose pied sur rien, de l’autre côté de l’abîme, du sans-fond. C’est sans doute qu’entre en jeu une stratégie du déplacement. Que Jean-Luc Marion parle d’Augustin est dans l’ordre des choses. On le lira aussi. Mais qu’Ucciani le fasse est peut-être plus surprenant. Et que nous le lisions aujourd’hui, alors que l’époque est tout entière à la gestion optimale de l’espace et de la matière (les biologistes ne sont-ils pas les philosophes nouveaux ?) relève également d’une sorte de refus d’assignation à résidence intellectuelle. Mouvement.
Louis Ucciani lit donc saint Augustin et déjà regimbent bon nombre d’apprentis-philosophes, la sainteté ou le salut de l’âme n’interpellant plus sérieusement l’homme, moderne ou postmoderne, mieux occupé de la transformation du monde économique que du moi grevé de temporalité et rapporté, en chacun des tempuscules qui le composeraient – unités de sens encerclant d’indéfinissables instants –, à la mort. Il n’est qu’une question, ou du moins : la première question que se pose l’être pensant est celle de savoir mourir, ou comment vivre, philosophique, en deçà de quoi il ne pense pas encore mais se meut dans l’espace, croyant qu’il a un corps et qu’il sait en user, alors même qu’il est ce corps, profondément, sans distance entre l’ayant et l’eu, le présent et le passé, la
puissance fluctuante et les actes des organes. Ils meurent leur vie se dit toujours d’abord celui qu’un rayon de pensée vient éveiller de sa torpeur originelle. Et telle est la quête d’Augustin, selon Ucciani, qu’elle se ramène à une quête du moi, quête du lien – religion et lecture nous dit l’étymologie –, confession questionnante ou forme « de ce dont le corps à la recherche de ses membres est le schème ». Trouver le lien, savoir se lire. Mais qu’est-ce que cela pour l’apprenti-philosophe qui, en France plus qu’ailleurs, a sans doute quelque peine à se défaire des dogmes d’aucune secte athéistique interdisant jusqu’à l’utilisation du vocabulaire religieux, dont la teneur philosophique avait pourtant été acceptée dès longtemps ? Refuser de prononcer le nom de Dieu n’est-il pas comme de refuser la dimension infiniment renouvelable de sa jouissance ? Louis Ucciani écrit sans souci des nouveaux tabous dont est frappée la pensée et nous restitue dans toute leur puissance les problèmes augustiniens. Augustin nous force à penser au plus loin. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que l’évêque d’Hippone ait pour interlocuteurs Rousseau, Nietzsche, Artaud, Bataille, Blanchot et Lacan, pour ne citer que ceux qui apparaissent de façon explicite dans ce livre, mais auxquels il faudrait ajouter Deleuze ainsi, peut-être, que l’auteur lui-même.
Quelle est la voie (mystique), où sont les pièges (expérience), que faire (politique) ? L’œuvre d’Augustin est le brûlant questionnement du partage complexe entre orthodoxie et hétérodoxie, régularité et irrégularité, loi et déviance, vraie vie et dérive, rectitude et errements, et tel est bien l’axe du livre d’Ucciani. Que le Christ ait été un déviant, le christianisme une subversion première, on sait gré à l’auteur de le rappeler. Christ tint son pouvoir, le respect qu’il imposait, de l’expérience. Tout le monde ne va pas comme lui au désert. Deleuze aussi rappela, en commentant L’Apocalypse selon D. H. Lawrence, l’opposition entre un Christ aristocratique encore, inventant une technique de vie joyeuse partagée par quelques amis, comme en réseau, et les universalisations pauliniennes à venir, qu’un Alain Badiou préférera souligner au contraire. L’on voit se profiler ici une opposition souterraine entre combattants pourtant d’un même camp, a priori : Christ et Paul, Deleuze et Badiou – hétérodoxie et orthodoxie. Mais ce partage est difficile et Slavoj Žižek a raison de rappeler que l’orthodoxie est également l’œuvre du plus grand courage, le geste le plus difficile. À moins qu’il n’en faille jamais, au risque des petites mafias, celui que Badiou suspecta vilement chez Deleuze jadis, dans
un article fustigeant le rhizome (ou « fascisme de la pomme de terre »), renié avec équivocité par la suite. Voilà alors la question lancinante : une fois la rupture déviante effectuée, faut-il tenter de la généraliser ? L’orthodoxie est-elle souhaitable, elle qui implique instituts et académies, écoles et églises ? Augustin la veut. « La volonté veut croire. » Il veut la foi, c’est sa volonté qui le fait croire, non sa foi qui lui donne du courage. Nietzsche sera donc à mettre en regard d’Augustin de façon privilégiée.
Car Augustin écrit aussi : « N’aie souci de plaire à la foule des lecteurs. » Et il n’ignore pas le multiple, la dispersion, ces « courbes d’errances » qui précèdent la résolution, écrit bellement Ucciani, en écho encore à Deleuze et à ses lignes de fuite. Mais à la dispersion, Ucciani tient qu’Augustin oppose une multiplication. Au moi dispersé nietzschéen, Augustin oppose un moi multiplié – où il faut peut-être lire encore un écho du pli deleuzien : un moi aux multiples plis. « Puis-je trouver Nietzsche chez saint Augustin ? », se demande Ucciani. Il y trouve sans doute au moins les mêmes questions, parfois les mêmes attitudes, mais une fracture demeure entre les deux penseurs. Si Nietzsche et Augustin refusent le grand nombre et « la coutume », si la volonté est première, si même la maladie en eux agit comme « résistance du moi à l’enfouissement dans la dérive qui ne saurait être [leur] voie », et comme ce qu’Ucciani nomme un « baptême » vrai, il n’est pas sûr que Nietzsche s’enlise dans une dispersion désastreuse du moi tandis qu’Augustin réduirait la dispersion, la dislocation, le démembrement du corps spatial (du corps sans moi) par la temporalité. Certes, le « désastre » selon Blanchot est non seulement éparpillement mais encore éparpillement vécu par un moi sans lequel il n’est point de continuité. Certes c’est la pensée du temps devenu conscient dans la mémoire – donc le langage – qui permettra, par un mysticisme proche des enseignements gnostiques, de « lever le désastre », d’abolir la perte de point fixe, la segmentation stérile du sens. Mais on peut objecter à Ucciani qu’errance et périple à travers ruines et fragments ne sont pas chez Nietzsche les vaines gesticulations de qui vivrait la déliaison sous l’unique rapport de la négativité. La pensée du Temps comme Retour Éternel, que soutient l’anamnèse, réunit justement le disloqué, remet le Temps sur ses gonds, permet la deuxième affirmation qui, après la renonciation au Suprasensible et aux errements qu’il implique, valorise les « parcours du multiple » en tant que lignes pures, tracés ondulatoires sous les étoiles et non pas inepte dispersion. Ainsi le paradoxe est
qu’Augustin et Nietzsche pensent le Retour pour retrouver le lien, mais que chez Augustin ce lien se fait à l’exclusion de la spatialité, de ce corps « infans » comme le dit Ucciani, alors que Nietzsche parvient à quelque mariage secret du ciel et de la terre – fût-ce dans le cabotinage athée grâce auquel il peut penser plus seul, penser plus loin. En quoi Ucciani aurait raison de voir chez Augustin la quête des membres par le corps, et Deleuze (via Artaud) de trouver chez Nietzsche aussi les traces du « Corps sans Organes ». La traversée de la déliaison et de la spatialité s’achève dans la temporalité chez Augustin, tandis qu’elle ne s’y arrête pas chez Nietzsche mais permet de réinventer le nomadisme et la joie errante d’une existence jouée plus encore que vécue. Augustin aurait perdu le corps, l’aurait cherché et retrouvé dans la difficile renonciation aux égarements de sa jeunesse algérienne fornicatrice. Nietzsche, grâce à son corps, en serait revenu à la substance originelle et séminale ?
L’un comme l’autre font en tout cas œuvre de philosophe en ceci qu’ils cherchent « un principe », dit Ucciani, qui s’engage certainement aussi dans cette voie en créant des concepts tels que le Respir, l’Inspir, le Retour, la Béance, en contrepoint d’Augustin, mais aussi de la pensée orientale et de la mystique européenne, selon ce que l’on peut lire entre les lignes de son livre. On le voit faire écho à ses autres recherches (sur Plotin, Épicure ou les Cyniques…) On le voit également travailler la langue de son livre, le tempo très ponctué de ses phrases, le choix – contestable – de son registre de langage (ainsi d’expressions importées de l’anglais comme squizzer, que l’angliciste aurait orthographié squeezer), l’insistance qu’il met à écrire « ça » plutôt que « ce » ou « cela », comme dans une volonté de montrer du doigt quelque astre scintillant, au-delà des mots, à supprimer les articles ou jouer d’inversions syntaxiques osées… Ucciani nous inflige un rude traitement, un « inoubliable martyre », comme disait Cioran. Mais de cette descente à la mine il ramène des pierres qu’on aurait tort de délaisser. Lui non plus ne se sert pas de la langue « pour le spectacle » mais pour rémunérer le temps perdu. Il faut le lire dans ce commentaire d’Augustin, ne serait-ce encore que pour le bénéfice de phrases comme celle-ci : « Au plus profond de la dispersion subsiste une forme de présence éternelle. »
Pierre Jamet
Dumitru Chioaru, Bilingvismul creator. Studii de literatură comparată despre scriitori de expresie română şi franceză1, Cluj, Editura Limes, 2013.
Le professeur comparatiste Dumitru Chioaru se propose de faire une incursion dans les territoires encore mal connus du phénomène du bilinguisme pour détecter ses motivations et ses articulations, autant historiques que psychologiques et ontologiques. L’auteur approfondit le phénomène du « bilinguisme créateur », en s’arrêtant sur quelques auteurs importants roumains-français. Cette attitude bilingue de l’homme créateur est traitée en trois chapitres (« De l’autotraduction au bilinguisme créateur », « Expériences avant-gardistes de bilinguisme créateur », « Écrivains bilingues universels »), qui marquent une évolution non seulement chronologique (de la littérature romantique à la littérature de nos jours), mais aussi du niveau de l’intensité de l’expression cultivée par le même auteur en deux langues à la fois. La motivation intérieure qui anime secrètement le comparatiste c’est de trouver une explication plus profonde, ontologique dirions-nous, de la passion bilingue ressentie par plusieurs auteurs roumains, au-delà du contexte biographique, socio-politique qu’ils ont vécu (il s’agit de Dimitrie Bolintineanu, Alexandru Macedonski, Panait Istrati, Tristan Tzara, B. Fundoianu, Ilarie Voronca, Gherasim Luca, Emil Cioran et Eugen Ionescu). Il constate à juste titre que le culte des intellectuels roumains pour la France et pour la culture
française s’intensifie pendant le romantisme et provient principalement d’un complexe ressenti par tout écrivain roumain : celui d’appartenir à une culture mineure, périphérique, insignifiante, transcrite dans une langue elle-même inaccessible. C’est ici la principale raison du bilinguisme roumain-français. C’est à partir d’un certain orgueil et d’une grande aspiration à être connu et apprécié universellement que l’auteur roumain se dirige vers ce que Chioaru appelle « le bilinguisme créateur » qui est à rencontrer « dans le monde actuel chez les écrivains qui ont écrit / écrivent leurs œuvres dans deux langues différentes. Le plus souvent, la première est la langue maternelle, et la seconde est une langue adoptée pour différentes raisons biographiques/personnelles. » (p. 6).
Le comparatiste considère à juste titre que le bilinguisme roumain-français a surtout une motivation d’ordre intérieur, tragique presque : l’impuissance à se consoler de l’idée d’appartenir à une petite culture inaccessible. Tous les auteurs qu’il analyse ont connu le sentiment de damnation/condamnation à une culture mineure qui les enserre comme une camisole de force selon une expression cioranienne.
Chaque étude du volume connaît une structure tripartite, qui part d’un contexte existentiel, pour aboutir à l’attitude créative et à ce qu’elle donne littérairement du point de vue roumain et du point de vue français. Il s’agit alors d’une première approche biographique, socio-politique et critique de l’auteur en discussion, dans le but de détecter les raisons personnelles qui l’ont poussé vers le bilinguisme, vers une œuvre à double reflet, suivie d’une analyse comparative d’un fragment ou d’un poème de son œuvre, pour finir sur le type d’attitude bilingue qu’il incarne. Le comparatiste insiste aussi sur des explications pertinentes d’ordre contextuel biographique, psychologique, politique, ethnique qu’il saisit à l’origine d’une sorte de transmutation d’identité subie par les auteurs bilingues. En ce sens, il est guidé par la double facette de leur création, par les deux variantes du même texte, parfois presque identiques, d’autres fois très éloignées, indépendantes l’une de l’autre. L’analyse comparatiste ne reste plus seulement un instrument philologique, mais devient l’outil d’accès aux racines du phénomène du bilinguisme qui, essentiellement, opère une rupture ontologique, une division de l’être.
La première partie de l’étude s’arrête sur trois écrivains roumains qui semblent avoir oscillé entre l’autotraduction et le bilinguisme créateur :
Dimitrie Bolintineanu (« le premier poète roumain qui a eu l’idée de s’autotraduire en français », p. 17), Alexandru Macedonski et Panait Istrati. Mais les raisons des trois auteurs en sont différentes. Bolintineanu, poète romantique, voulait adapter ses vers à l’esprit et à la lettre de la langue française par une immense admiration pour cette culture. Brises d’Orient, son volume, représente plutôt un premier exemple d’« autotraduction » que de création selon les mots de Chioaru. Pourtant, nous sommes d’avis que chaque (auto)traduction est une création car la langue elle-même impose ses propres lois et ses propres sentirs. Macedonski est vu comme « le premier écrivain roumain qui a publié deux volumes originaux en une autre langue » (p. 25), le français, ses motivations de créer dans une autre langue étant autres, principalement de nature psychologique : le désir d’être universellement reconnu, une sorte d’orgueil sans limites, son « nomadisme intellectuel » (p. 27).
Il y a deux approches comparatistes qui sont révélatrices pour la posture de l’écrivain damné et sa rupture totale, irrécupérable, mais salutaire, avec sa roumanité : « B. Fundoianu / Benjamin Fondane – Vers une identité plus large ou Le Chemin sans retour d’Ulysse » où le poète représente « le drame de l’homme moderne déraciné, étranger, continuellement émigrant dans un symbole / archétype culturel. » (p. 68), et transcrit « son exil permanent », cette « incessante fuite de soi », tout en assumant « l’altérité comme une identité plus large, ouverte […] » (p. 71) ; « Gherasim Luca – inventeur de l’amour non-œdipien et de la poésie sonore », celui-ci trouvant son propre salut dans le bégaiement du discours français où les jeux sont faits par la mobilité du signifiant. « Passionnément est un exemple de déconstruction poétique fondée sur l’effacement des signifiés hérités / devenus clichés du langage et d’invention d’un nouveau langage, virginal, qui n’a de légitimité que dans le poème » (p. 94). À la recherche de sa propre perte, Gherasim Luca devient, comme le soutient à juste titre Dumitru Chioaru, « a-lingue » (p. 96).
Nous aurions aimé que l’auteur insiste davantage sur ce double jeu de continuité/rupture que l’écrivain bilingue subit. Car le bilinguisme, au-delà de la bonne maîtrise des deux langues, suppose la bonne cohabitation des deux identités, chose qui assurera une certaine continuité existentielle. Mais nous pensons que c’est un cas rarement trouvable, car il faut plutôt éliminer sa première identité (s’en séparer) pour continuer/
renaître dans l’autre (le cas de Cioran). Finalement, ce qui reste décisif et essentiel, c’est le processus créatif imposé par la langue dans laquelle il se produit. L’esprit créateur est toujours soumis à la langue. Il faut qu’il sache s’y installer pour durer.
En ce qui concerne le processus d’autotraduction, il est discutable si celui-ci ne tient pas de la création. Il faut observer que l’autotraduction est création elle aussi, qu’il est impossible de rester le même dans deux langues différentes. Cioran dit explicitement qu’on habite une langue. Donc on est autre dans chaque autre langue. Intéressant de notre point de vue est le chapitre consacré à Cioran où la dimension ontologique du bilinguisme est plus débattue. Dumitru Chioaru ne croit pas à l’existence de deux Cioran : « L’hypothèse pourrait être acceptée si l’auteur de Schimbarea la faţă a României, pour effacer son passé et commencer une nouvelle vie, avait changé aussi de nom. Mais il a gardé le même nom […]. Cioran aspirait à une réintégration de ses deux identités créatrices, roumaine et française, dans l’unité du même nom » (p. 103). Pourtant, il reste difficile d’argumenter une telle perspective. Et le fait qu’entre Précis de décomposition et Pe culmile disperării, « tout comparatiste peut saisir une continuité de la pensée de Cioran autour des mêmes obsessions : le désespoir, l’insomnie, la mélancolie, l’ennui, la souffrance, la maladie, la sainteté, l’extase, l’amour, le ratage, le suicide, la mort […] » ne suffit pas. Il faut souligner pourtant que ce n’est pas le contenu qui donne la valeur littéraire d’une création, mais la forme, la manière dont ce contenu s’exprime. Et au niveau de la forme, les différences entre les écrits roumains et les écrits français de Cioran sont indéniables. La lecture comparative conduit Dumitru Chioaru à constater comment « les flammes pathétiques du discours roumain cèdent la place, peu à peu, au scepticisme du discours français » (p. 105). Et le processus de transformation est même encore plus profond : « La rhétorique baroque de Nietzsche est remplacée par celle classique de Pascal » (p. 108). Cioran ne connaît ni le dilemme identitaire d’Eugène Ionesco, ni l’oscillation entre deux langues, deux pays, deux existences. Mais les deux écrivains bilingues étaient conscients de ne pouvoir atteindre l’universalité qu’en renonçant définitivement au roumain pour innover en français.
En parcourant la démonstration comparatiste de Dumitru Chioaru, nous avons eu le fort sentiment que le bilinguisme créateur suppose une bipolarité existentielle, et qu’il est à la fois un bilinguisme identitaire.
Malgré les efforts du comparatiste pour tracer une continuité entre les deux périodes de création des auteurs examinés, et implicitement entre les deux langues, il se heurte presque toujours à une rupture souvent déclarée par les protagonistes eux-mêmes (comme Fondane, Luca ou Cioran), sinon facile à découvrir par l’analyse en parallèle de leurs écrits. Ils veulent se détacher du passé plutôt que le continuer. Ils préfèrent plutôt être un Autre (et c’est l’essence de la poésie) que de trouver le Même.
Mihaela-Genţiana Stănişor
1 Dumitru Chioaru, Le bilinguisme créateur. Études de littérature comparée sur des écrivains d’expression roumaine et française. Il est professeur de littérature comparée à la faculté des lettres et ars de l’université Lucian Blaga de Sibiu et auteur de plusieurs livres d’essais dont Poetica temporalităţii. Eseu asupra poeziei româneşti, (La poétique de la temporalité. Essai sur la poésie roumaine), Editura Dacia, 2000 ; Viaţa şi opiniile profesorului Mouse, (La vie et les opinions du professeur Mouse), Editura Limes, 2004 ; Developări în perspectivă. Generaţia poetică ’80 în portrete critice, (Développements en perspective. La génération poétique ’80 dans des portraits critiques), Editura Cartea Românească, 2004 ; Arta comparaţiei, (L’art de la comparaison), Editura Limes, 2009. Il a publié aussi des volumes de poésie dont on retient : Seară adolescentină (Nuit adolescentine), Editura Albatros, 1982 ; Secolul sfîrşeşte într-o duminică (Le siècle finit un dimanche), Editura cartea Românescă, 1991 ; Noaptea din zi (La nuit du jour), Biblioteca Euphorion, 1994 ; Scene din oraşul vitraliu / Scenes of the Stained-Glass City, traduction en anglais et préface de Ştefan Stoenescu, volume bilingue, Editura Vinea, 2010 ; Dintr-o îndepărtată lumină / D’une lumière lointaine, volume bilingue de poèsie, traduction en langue française de Miron Kiropol, préface de Ion Pop, Editura Limes, 2012.