Aller au contenu

Classiques Garnier

Introduction [de la deuxième partie]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Agrippa d’Aubigné épistolier : des lettres à l’œuvre
  • Pages : 211 à 215
  • Réimpression de l’édition de : 2008
  • Collection : Bibliothèque de la Renaissance, n° 75
  • Série : 1
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812452246
  • ISBN : 978-2-8124-5224-6
  • ISSN : 2114-1223
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5224-6.p.0206
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 30/04/2009
  • Langue : Français
206
INTRODUCTION


Période des cabinets de curiosités, de l'exploration du nouveau monde, de l'émergence de sciences nouvelles, de la redécouverte de l'Antiquité, la Renaissance place avant tout l'homme au centre de ses investigations. L'art dans toutes ses formes témoigne de cet engoue- ment : « les peintres et les sculpteurs créent d'inoubliables figures humaines'  »  ; la littérature voit fleurir les biographies et autobiogra- phies2. Car chaque expérience particulière peut s'avérer essentielle comme modèle, mais aussi comme témoignage d'un vécu et comme document sociologique d'une période donnée et circonscrite par la naissance et la mort de son sujet. Au même moment la toute jeune imprimerie permet de diffuser abondamment les Vies des hommes illustres de Plutarque ou les Annales de Tacite, modèles idéaux pour une éducation. Aussi Agrippa d'Aubigné renvoie-t-il ses enfants à la lecture des vies des grands hommes de l'Antiquité3. Narrations cependant insuffisantes aux yeux du soldat huguenot qui leur offre alors sa propre vie, au moins aussi digne d'être retenue que celle des empereurs. Mais l'autobiographie, Sa ~e à ses Enfants, reste destinée au cercle restreint de la descendance. L'auteur somme en
' Eugénio Garin, « L'homme de la Renaissance  », L'homme de la Renaissance, sous la direction d'Eugenio Garin, Paris Seuil, 1990, p. 8.
Agnès Heller va même jusqu'à définir la Renaissance comme l'époque des grandes autobiographies  : « The birth of striking and colourful individual personali- ties, a greater degree of autonomy, the possibility of a rich and adventurous life, and the appearance of analytical forets of self-knowledge together made the Renaissance an age of great autobiographies  », Renaissance Man, traduit du Hongrois par R.E. Allen, Routledge & Kegan Paul, London, Henley, Boston, 1978, p. 231. (Première édition à Budapest en 1967).
' Sa Vie à ses Enfants, p. 47-48.
207
effet ses enfants de ne pas la divulguer : « J'ay encores à vous ordonner qu'il n'y ait que deux copies de ce livre  : vous accordants de leurs gardiens et que vous n'en laissiés aller aucune hors de la maison'  ». Autre relation du vécu, la Correspondance s'ouvre en revanche à la postérité et nous la lisons comme un nouveau portrait d'Agrippa d'Aubigné, un modèle d'éducation et de vie complétant celui de Sa ~e à ses Enfants. Davantage qu'un simple témoignage, elle s'inscrit dans un processus de création littéraire d'un monument à l'honneur de son auteur, dépassant le cadre d'une autobiographie. Elle révèle une approche très moderne de l'oeuvre à la manière dont l'analyse Stanislaw Jaworski  : « L'oeuvre littéraire n'est pas, de toute façon —elle n'est pas dans tous les cas —une confession, un compte rendu du passé, de ce qui s'est passé réellement. Elle est plutôt un projet, une projection de l'existence, une façon de vivre et d'élargir son existence hors du cadre du vécu réel2  ». Ni biographie, ni journal, ni historiographie dans les règles de l'art, la Correspondance entre- mêle les genres pour en créer un par lequel d'Aubigné réécrit son histoire personnelle en l'intégrant à celle de son époque. Le regard du scripteur focalise sans cesse les détails et les attitudes qui stigma- tisent les désordres et les égarements d'une société qu'il voudrait corriger. L'oeuvre vise à mettre en garde les lecteurs contre les excès menant à la déroute qui trouverait trop souvent son origine dans la méconnaissance de la nature humaine. Pour contrer de telles défaillances « l'homme de village3 » a « donné ce tableau pour vous faire un peu cognoistre lame et le courage de l'homme duquel nous parlons4  ».
' Sa Vie à ses Enfants, p. 49. Le destin de l'autobiographie est, à cet égard, très proche de celui des Essais de Montaigne : «  Il [le livre] t'advertit dès l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. [...] Je l'ay voué à la commodité particuliere de mes parens et amis  »,Essais, édition de Pierre Villey sous la direction et avec une préface de V.-L. Saulnier, Paris, PUF, 1992, p. 3.
« La création littéraire et la recherche de l'identité  », Écritures de l'identité, Actes du colloque tenu les 21 et 22 novembre 1996 à l'Université Jean Moulin-Lyon 3, Textes réunis par F. Piquet, Presses de Dominique Guéniot, Imprimeur àLangres- Saintes-Geosmes, 1998, p. 333.
' C'est ainsi qu'il se désigne dans la lettre à Marie de Médicis, « Une lettre inédite d'A. d'Aubigné à Marie de Médicis (1610)  »,Revue du Seizième Siècle, XI, édition établie par Jean Plattard, 1924, p. 82.
Livre des missives et discours militaires 23, p. 188.
208 La Correspondance ne se réduit pas à un simple recueil de lettres et c'est là l'une des originalités du projet albinéen. L'ultime oeuvre d'Agrippa d'Aubigné, restée inachevée d'ailleurs, est construite en vue de l'élaboration du portrait que l'homme souhaite léguer de lui- même à la postérité. La forme épistolaire garde ainsi sa vocation initiale, la communication et l'oeuvre du soldat huguenot s'inscrit pleinement —témoignant aussi de la conscience de son auteur —dans la continuité de la manière épistolaire de Juste Lipse, du moins comme la définit Marc Fumaroli, à savoir que la lettre devient très vite le lieu privilégié de« l'expression [...] de l'individu d'exception [...].L'instrument par excellence de l'autoportrait d'une grande âme "qui a rencontré un corps", autoportrait à facettes, en relief, qui reflète les divers niveaux de la conscience de soi  :Ecce homo'  ». Les différentes figures d'Agrippa d'Aubigné telles qu'il nous les présente dans la Correspondance font de celle-ci une oeuvre fédéra- trice offrant un portrait polymorphe. La structure première de l'oeuvre, celle qui classe les missives en livres thématiques, donne un aperçu de ce portrait aux multiples visages. Mais la richesse et la complexité de l'homme érudit ne se laissent pas circonscrire en des livres fermés. La personnalité tout entière d'Aubigné s'impose dans chacun des livres qui ainsi se complètent et répondent les uns aux interrogations des autres. Donnant de cette manière à voir au lecteur son savoir, son expérience et son portrait, l'épistolier huguenot offre à la postérité le modèle2 de la vie d'un homme de la fin du seizième
' « Genèse de l'épistolographie classique  :rhétorique humaniste de la lettre, de Pétrarque à Juste Lipse  », Revue d'Histoire Littéraire de la France, LXXVIII, 1978, p. 894 et 895.
Cette idée de modèle attachée à la personne d'Agrippa d'Aubigné s'impose naturellement avant même la publication de la Correspondance. En effet, le Libre discours sur l'Estat present des Eglises reformées en France, auquel est premiere- ment traicté en general des remedes propres à composer le differens en la Religion à leur naissance, puis en suitte ceux qui sont propres pour esteindre le schisme qui est aujourd'huy entre les François, tant en ce qui concerne la religion qu'en la Police. (315 p.) composé en 1619 par monsieur d'Aubigné pour le peuple français et traduit à présent pour le service des Églises réformées néerlandaises par Johannes Uytenbogaert, La Haye, f. B. Langenes, 1632, justifie à ce titre la traduction dans sa langue qu'il fait paraître en 1632 sous le titre de Vrijmoedigh discours over't vereffenen vande religions verschillen ende't wech-nemen der scheuringen, ghestelt anno 1619 door den heere van Aubeigné voor de Fransche, nu overgeset ten dienst van de Ned. Geref. Kereken, Vertaling en voorwoord door Johannes Uytenbogaert, 1632, Uitgever  :'s Graven-Haghe, £ B. Langenes, 1632. Dans sa préface, Uytenbogaert
209 siècle'  ;d'un homme qui a connu les guerres, la cour, la persécution, l'exil et les honneurs parfois. La Correspondance se veut une oeuvre résolument issue de l'expérience et du regard d'un être particulière- ment clairvoyant que le paraître n'éblouit pas et dont la plume combat les désordres d'une société dont il faut écrire l'histoire pour la postérité. Si l'auteur épistolaire sort vainqueur des situations les plus difficiles, par ses connaissances, ses bons mots, sa foi, c'est parce qu'il garde un bon sens issu de l'expérience et qu'il donne priorité aux hommes en toutes circonstances.
Chaque livre de lettres focalise davantage l'attention sur tel ou tel aspect. Ainsi l'expérience demeure avant tout celle du militaire, mais aussi celle de l'écolier du livre des Lettres touchant quelques poincts de diverses sciences... ; la transmission du savoir touche les sciences, mais aussi les discours militaires. La persuasion qu'ap- porte la mise en scène théâtrale relève des disputes rapportées par les Lettres de pieté ou poincts de theologie, mais n'échappe pas à l'épistolier des Lettres familières qui cherche à faire rire son corres- pondant. Si les anecdotes relatent les souvenirs du capitaine du Livre des missives et discours militaires, d'Aubigné ne les néglige pas dans ses Lettres d'affaires personnelles. Nous optons donc pour une étude mettant en valeur les différentes figures d'Agrippa d'Aubigné, tout en ne malmenant pas la structure apparente de la Correspondance. Nous présentons d'abord la figure de l'auteur épistolaire, celle qui donne son unité à la Correspondance. Puis
avoue qu'une grande partie du discours ne concerne pas les Pays-Bas («  Ick segghe dot /van / ghenoechsaam / `t meeste-deel / omdatter dinghen zijn in dit selve Tractaat, die op ons gants niet ghepast en konnen werden /  », Préface non paginée). Pourquoi alors l'avoir traduit et avoir voulu le publier ? Le traducteur néerlandais insiste sur le fait que d'Aubigné est avant tout un homme noble et un homme d'armes ayant servi sa Religion au point d' avoir risqué sa vie («  Nu hebben wij hier een personagie / die't stock vande Religie /ende de verschillen van dien / grondich verstaat / die voor sijne Religie sonderling heeft gheijvert / oock / menichmael / lijff en leven om de selve ghewaecht  », Préface non paginée). Il apparaît donc comme un modèle d'autant plus intéressant qu'il est un homme de guerre n'appartenant ni au clergé, ni au milieu juridique («  Nu isset een Man / niet vande langhe maar vande korte rock /een Edelman /een Krijghsman / jae een Treffelick Edelman ende Krijghsman  », Préface non paginée).
' La notion de modèle peut faire penser à des oeuvres telles Le Livre du Courtisan de Castiglione ou le Galatée de Giovanni della Casa, mais le contexte et les priorités d'Agrippa d'Aubigné ne sont ni celles des mondanités aristocratiques, ni frivoles. Seule l'idée de l'aeuvre résiste peut-être à la comparaison.
210 successivement celle de l'homme de guerre, du penseur théologique, de l'homme de sciences et nous terminons par l'historiographe respectant ainsi la place donnée par d'Aubigné à sa grande oeuvre dans la Correspondance dont les dernières lettres évoquent le travail de l'auteur de l'Histoire Universelle. Considérant aussi que la Correspondance réécrit à sa manière l'histoire et du moins l'histoire personnelle, voire le mythe d'Aubigné, acteur de ce « theatre de l'Univers'  ».
'Lettres d'affaires personnelles 37, p. 345.