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Classiques Garnier

Voix politiques, transcendantes et transgressives dans les œuvres de Véronique Tadjo et Isabelle Eberhardt

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
  • Auteur : Touya de Marenne (Éric)
  • Résumé : À travers leur expérience d’écoute, les deux auteures reconfigurent leur subjectivité, et proposent une dimension transcendantale, en tant que « priorité morale superlative de l’autre personne » (Levinas). Leur interprétation de la voix de l’autre a également des implications politiques dans la mesure où elle est transgressive. Pour développer cet argument, nous explorerons la pensée de Homi Bhabha, Paul Ricœur, et Martha Nussbaum.
  • Pages : 417 à 428
  • Collection : Rencontres, n° 539
  • Série : Francophonies, n° 2
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406127352
  • ISBN : 978-2-406-12735-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0417
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/05/2022
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Transgression, transcendance, altérité, écoute, voix
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Voix politiques,
transcendantes, et transgressives

dans les œuvres de Véronique Tadjo et Isabelle Eberhardt

Les victimes du génocide rwandais continuent de crier et leurs souffrances demeurent perceptibles dans LOmbre dImana de Véronique Tadjo : « Mais ces morts crient encore » (Tadjo, 2000, p. 23). Lexpression de la voix joue également un rôle central dans le texte dIsabelle Eberhardt intitulé Dans lombre chaude de lIslam (ouvrage initialement publié en 1906) lorsque la protagoniste entend le chant dun membre de lordre Qadiriyya dans le désert du Sahara : « Ici, par une singulière disposition desprit, nous sommes toujours sur la marge du merveilleux » (Eberhardt, 2018, p. 89). Lexpérience de lécoute, fictive ou réelle, provoque chez les deux auteures une transformation profonde de la relation entre les protagonistes.

Dans un récent ouvrage, Michael Bull sinterroge sur la réorientation nécessaire dune épistémologie ancrée depuis de longues années dans le champ visuel et qui a dominé, jusquà récemment, le discours universitaire des sciences humaines et sociales. Il porte particulièrement son attention sur ce que peut signifier lacte de lécoute et sur ce que nous entendons vraiment lorsque nous écoutons1. Nous souhaiterions explorer ici comment les voix sont entendues (ou interprétées) dans le contexte dune expérience traumatique – celle du génocide pour Tadjo, et de lexil pour Eberhardt. Lécoute se traduit dans les deux cas par la transgression – la rupture des frontières entre les morts et les vivants (Tadjo) et entre lOccident et le non occidental (Eberhardt) – et la transcendance – le dépassement de la disjonction entre le moi et laltérité. Sur ce dernier point, Cathy Caruth défend largument selon lequel notre 418capacité à être à lécoute du traumatisme des autres est rendue possible par notre aptitude à sortir de nous-mêmes afin de transformer lhistoire en une mémoire collective à laquelle nous pouvons tous participer2.

Au-delà des contextes géographiques et historiques, nous étudierons à travers Tadjo et Eberhardt comment les diverses expériences traumatiques qui semblent éloignées les unes des autres partagent en fait des caractéristiques communes. Dans les deux cas, faire entendre et écouter la voix de lautre témoigne dune empathie qui permet datténuer les souffrances causées par le génocide et lexil. Nous analyserons dautre part les différentes manières dont les deux auteures donnent un sens à ce quelles entendent à travers lidée que toute compréhension est créatrice et implique toujours « comprendre autrement » : « All understanding is productive and is always understanding otherwise » (Eagleton, 2008, p. 62). Nous examinerons à cet égard les ramifications éthiques et politiques de lacte découte et lidée selon laquelle la réception et linterprétation de la voix de lautre passe par limpératif de lui donner la parole dans la perspective de son intérêt et de son point de vue3.

Nous chercherons à démontrer enfin comment les interprétations de Tadjo et Eberhardt ont des implications politiques dans la mesure où elles sont transgressives, en permettant aux exclus et victimes de parler pour eux-mêmes, et transcendantes, en mettant en lumière comment elles dépassent la dichotomie moi/autre et transforment en cela léthique du vivre ensemble.

Les voix chez Tadjo

Dans son étude de LOmbre dImana, Isaac Bazié souligne la difficulté, voire limpossibilité de remplir le devoir de mémoire. Lobligation de parler (du « devoir dire ») conduit à un écueil dû aux limites du 419langage pour représenter la réalité du génocide : « Par son degré de violence et dhorreur, il rebute et décourage quasiment toute tentative dappréhension » (Bazié, 2004, p. 29). Limportance du souvenir et de la mémoire est confrontée à lindicible, une « quasi-démission du dire ». Le défi de retranscrire le massacre se révèle dans le témoin oculaire que Tadjo rencontre à Durban, avant son départ : « Je nai vu que ses yeux. Ils étaient recouverts dun voile opaque. On ne pouvait rien lire didentifiable dans son regard » (Tadjo, 2000, p. 15).

La romancière est confrontée à limpasse que présente le témoignage visuel. Et alors quelle voyage en compagnie de neuf autres écrivains africains pour rendre compte de la vie quotidienne après le génocide, elle ne sait pas quel sens donner, en outre, à la vie normale apparemment retrouvée : « La ville semble avoir tout oublié [] dans les maisons alentour, tout semble aller de soi. Le son de la télévision glisse dans les allées. Des bruits de friture, de leau qui coule, une voiture qui démarre, la voisine qui appelle son enfant » (ibid., p. 20).

Elle cherche à résoudre lénigme dun présent « où rien ne traverse lopacité » en faisant allusion aux forces sombres qui hantent lhistoire humaine : « Il faut remonter la nuit de tous les temps, revenir à la grande frayeur []. Des terreurs obscures guidaient leur pas. Il faut se rappeler la peur physique de lAutre » (ibid., p. 20). La dépouille dune femme assassinée à léglise de Nyamata informe Tadjo quau-delà de lapparente normalité du présent, rien ne pourra jamais être comme avant : « On lui a ligoté les poignets. Elle a été déposée sur une couverture souillée, devant des crânes bien rangés et des ossements éparpillés sur une natte. Elle a été violée. Un pic fut enfoncé dans son vagin. Elle est morte dun coup de machette à la nuque. [] Elle est là pour lexemple, exhumée de la fosse où elle était tombée avec les autres corps. Exposée pour que personne noublie. Une momie du génocide » (ibid., p. 22). Le réalisme de la scène ne peut cependant rendre hommage à la mémoire des victimes : « Ce nest pas un mémorial, mais la mort mise à nu, exposée à létat brut. [] Les os des squelette-carcasses se désintègrent sous nos yeux » (ibid., p. 22). Ce lieu de mémoire napporte pas de réponse à ce qui sest passé ou à ce qui pourrait empêcher une telle violence à lavenir. Une distance infranchissable semble séparer les vivants de ces restes exhumés de la fosse.

Face aux apories de la représentation visuelle, Tadjo décide de faire entendre la voix des défunts dont la souffrance demeure perceptible : « Mais 420ces morts crient encore » (ibid., p. 23) ; et ils semblent habiter les vivants : « La puanteur infecte les narines et sinstalle dans les poumons, contamine les chairs, infiltre le cerveau. Même plus tard, plus loin, cette odeur restera dans le corps et dans lesprit » (ibid.). Ils ont leur mot à dire sur la façon dont nous, survivants et visiteurs, conduisons notre existence individuelle et collective. Les cris des morts sont à la fois écho (celui de leur souffrance) et transgression, car ils franchissent le seuil jusque-là interdit qui sépare la mort de la vie. Dautre part, sortant du domaine de la représentation logocentrique ancrée dans la rationalité, Tadjo outrepasse les dichotomies présence/absence, vivants/morts, mais aussi les normes acceptables qui régissent les récits conventionnels de mémoire, et lapparente tranquillité de la vie quotidienne qui réside dans lordre hiérarchique des sociétés.

Le dialogue que Tadjo initie entre les vivants et les morts illustre ainsi une tentative de rendre possible par lécoute de lautre la représentation de « lindicible ». Il amène le lecteur dans un espace fictif où la dichotomie réalité/fiction elle-même est déconstruite à travers limaginaire narratif. Au-delà du voile recouvrant le regard des témoins oculaires, et du chaos qui a suivi le génocide, les morts appellent désormais les vivants à expliquer la cause de leur exécution : « [Ils] venaient régulièrement rendre visite aux vivants. Quand ils les trouvaient, ils leur demandaient pourquoi ils avaient été tués. Ils auraient voulu dire tout ce quils navaient pas eu le temps de dire, toutes les paroles quon leur avait enlevées, coupées de la langue, arrachées de la bouche » (ibid., p. 53).

De ce point de vue, lévocation de Tadjo (« Que mes yeux voient, que mes oreilles entendent ») est en même temps biblique (« Écoutez, vous qui avez des yeux mais qui ne voyez pas », Jérémie 5 : 21) et éthique. Elle relève de la responsabilité que nous avons tous envers les autres. Tadjo réduit lespace entre le monde physique et spirituel. Le dialogue sinstaure par lintercession du devin, un messager qui demande humblement le pardon et la compassion des morts : « Qui suis-je pour oser franchir le seuil de votre douleur ? Qui suis-je pour troubler le cours de votre colère ? Je suis le mendiant en quête de quelques vérités. Je suis lhomme perdu dans labîme de notre violence. Je suis celui qui vous demande daccepter de donner une autre chance aux vivants » (nous soulignons, Tadjo, p. 56). Tadjo fait allusion à la présence divine. Pourtant, le devin présente aussi des traits humains : le mendiant en quête de vérité, celui ou celle qui est perdu dans labîme de la violence.

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Loracle voit sa demande accordée : « Alors le mort sut que sa révolte devait prendre fin. Il se prépara au trajet qui allait lemmener de lautre côté de lexistence » (ibid., p. 56). Cependant, le passage vers lautre monde sachève par une prise de conscience inattendue : « Il faut enterrer les morts pour quils puissent nous revoir en paix, cacher leur déchéance et leur nudité aveuglante pour quils ne nous maudissent pas. [] Il faut leur demander de nous livrer les secrets de la vie qui reprend le dessus, puisquil ny a que les vivants qui peuvent ressusciter les morts. Sans nous, ils ne sont plus rien. Sans eux, nous tombons dans le vide. » (ibid., p. 57) La transcendance est ici marquée à la fois verticalement par linterruption du passage des morts vers lau-delà, et horizontalement par le dialogue entre les vivants et les morts qui sétablit dans un rapport dinterdépendance. Leurs appels ayant été entendus, « ce sont les morts eux-mêmes qui nous demandent de continuer à vivre, de recommencer les gestes, de redire les mots quils ne peuvent plus prononcer. Comment pourraient-ils revenir si nous leur barrons la route avec notre désespoir et nos pleurs ? » (ibid., p. 57).

En leur donnant la parole, Tadjo place son témoignage dans la perspective des morts. À travers limagination narrative et la dissolution des frontières, elle crée de nouveaux espaces pour faire entendre la voix des victimes. En mettant en question lannihilation de leur subjectivité et leur objectivation, elle rejoint ce que Luce Irigaray nomme lexpérience mystique qui engendre à sa manière la perte de la subjectivité et la disparition de lopposition sujet/objet4. Lincertitude des frontières entre le moi/autre, mort/vivant, sujet/objet peut être aussi examinée à travers la pensée dEmmanuel Levinas selon laquelle lEgo devient infiniment responsable en face de lAutre : « Le conatus essendi naturel dun Moi souverain est mis en question devant le visage dautrui, dans la vigilance éthique » (Charlier et Abensour, 1991, p. 94).

Chez Tadjo et Levinas, lautre transcende (dépasse) limage que le « je souverain » présumé a de lui. Tous deux font allusion à lécoute et à la compréhension de lautre comme fondement de notre humanité. Le dialogue que Tadjo initie entre les vivants et les morts convie à une empathie réciproque : « Être responsable devant lautre, cest se mettre soi-même à sa place, non pas observer quelquun du dehors, 422mais porter le fardeau de son existence et répondre à ses demandes » (ibid., p. 166).

Cest parce que le crime génocidaire commence par lincapacité dentendre et de répondre à la voix de lautre que Tadjo tente d« exorciser » le Rwanda, de le faire sortir de lui-même. Par cette expérience, une nouvelle relation intersubjective est rendue possible. Elle relève de la responsabilité de lautre par/pour toute lhumanité : « Je partais dune hypothèse : ce qui sétait passé nous concernait tous. Ce nétait pas uniquement laffaire dun peuple perdu dans le cœur noir de lAfrique » (Tadjo, 2013, p. 13).

La relation à autrui se transforme par lintercession de la voix, de loreille (Tadjo) et du visage (Levinas). Cette conversion naît dans les deux cas, chacun à sa manière, dune remise en question du moi par autrui : « Pour quune véritable transcendance soit possible, il faut que lautre concerne le moi, tout en lui demeurant extérieur. Il faut surtout que par son extériorité même, par son altérité, lautre fasse sortir le moi de soi » (Levinas, 2013, p. 12-13). Dans cette perspective, une double transcendance sopère dans lœuvre de Tadjo. Dune part, lécoute permet de rendre audible des voix jusque-là réduites au silence. Elle implique dautre part une attention renouvelée : « Nous tairons le bruit de nos voix trop fortes pour écouter les murmures du dessous de la terre » (Tadjo, 2000, p. 56), une transformation de nos perceptions et de notre présence au monde.

Les voix chez Eberhardt

Au-delà des différences culturelles, géographiques et historiques, le témoignage dIsabelle Eberhardt dans Dans lombre chaude de lIslam est comparable à celui de LOmbre dImana. Confrontées aux expériences traumatiques du génocide (Tadjo) et de lexil géographique et existentiel (Eberhardt), les deux auteures sont à lécoute de « lautre » en faisant entendre sa voix. Elles transgressent ainsi les normes et dépassent les frontières pour combler des différences apparemment inconciliables.

Tadjo rend compte à sa manière de la façon dont le Rwanda est un désert potentiellement réduit au silence, aux cendres et à la 423mort. Dans ce contexte, entendre et écouter lautre marginalisé (les morts pour Tadjo, le musulman pour Eberhardt) permet de ne pas lobjectiver. Comme Tadjo, Eberhardt dépasse les limites de son environnement socio-culturel. Son journal de voyage révèle que ses sympathies vont aux Maghrébins opprimés et privés de leurs droits quelle considère victimes dun « système colonialiste brutal et exploiteur » (Barsoum, 2013, p. 45).

Cest dans un espace interstitiel entre cultures et genres quEberhardt développe une capacité à écouter et être sensible au traumatisme des autres. Née dune mère dorigine russe, Nathalie Mœrder, et dun père dorigine arménienne, Alexandre Trophimowsky, elle est « illégitime » au moment de sa naissance parce que ses parents ne sont pas mariés. Cette marginalité initiale façonne un sentiment dexil et déloignement qui la conduit plus tard à transgresser les normes de sa société. Découvrant lAfrique du Nord en mai 1897, Eberhardt change en même temps de religion et de rôle de sexe ou de performance de genre. Elle se convertit à lIslam, porte les vêtements dun homme, et prend lidentité dun Arabe, Mahmoud Essadi.

Portant en elle lOrient et lOccident, elle rejette les conventions de la société européenne et assume sa conversion religieuse et culturelle comme un acte démancipation. Son esprit nomade la mène à interroger les frontières géographiques artificiellement dessinées par les puissances occidentales : « En réalité, où est la frontière ? où finit lUranie, où commence le Maroc ? Personne ne se soucie de le savoir. Mais à quoi bon une frontière savamment délimitée ? » (Eberhardt, 2018, p. 56) Sa quête perpétuelle de « lautre infini » en soi et au-delà problématise aussi les frontières culturelles et ontologiques. Reconnaissant que « je est un autre », pour citer Arthur Rimbaud, son parcours est une découverte sans fin : « Bien des fois, sur les routes de ma vie errante, je me suis demandé où jallais et jai fini par comprendre, parmi les gens du peuple et chez les nomades, que je remontais aux sources de la vie, que jaccomplissais un voyage dans les profondeurs de lhumanité. » (ibid., p. 48)

Habitée dun sentiment détrangeté et dexil, dappartenance à aucun lieu, elle revendique le droit derrer et dêtre à lécoute du monde. Son expérience de la transcendance passe par une sensibilité auditive profonde. Ceci est révélateur lorsquelle évoque lappel à la prière du muezzin :

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Sa voix semble descendre des sphères inconnues, simplement parce quil est très haut et parce quon ne le voit pas. Et dailleurs, ici, par une singulière disposition desprit, nous sommes toujours sur la marge du merveilleux. [] Il me semble que lessence de la prière, comme du rêve, est de ne pas finir. (ibid., p. 89, 92)

Comme dans Tadjo, « lautre » qui sexprime ne semble pas venir de lau-delà. Sa voix donne pourtant à celle qui lécoute un sentiment dextase. Eberhardt est « sur la marge du merveilleux » faisant lexpérience de quelque chose de quasi miraculeux aux confins de la finitude humaine. Elle témoigne dune communion desprits à lœuvre, celle dune présence au monde où les domaines naturels et surnaturels entrent en correspondance. Se joignant aux prières de lordre Qadiriyya, un mouvement spirituel soufi qui prône le dépassement du désir terrestre, le chant lamène au seuil dun espace qui semble être au-delà de lexistence.

Les deux protagonistes sorientent dans chaque œuvre vers lau-delà qui est « lautre ». Elles séjournent dans un lieu « intermédiaire » que Homi Bhabha définit comme « the rim of an “in-between” reality » (Bhabha, 2004, p. 10). On retrouve chez les deux écrivaines une attention particulièrement aiguë aux voix et aux sons qui les entourent. Ils sont comme une révélation de linvisible qui nous parle.

Dans la partie intitulée « Montagne de lumière », par exemple, Eberhardt est attentive à la dimension sonore qui émane de la nature : « Tout ici chante en couleur, sanime graduellement démotion solaire » (Eberhardt, 2018, p. 71-72). Dans « Réflexions du soir », le chant de la nature évoque à nouveau un monde en harmonie, contrastant avec le bruit de la vie quotidienne : « Quand le ciel chante sur les villes, lhomme a besoin de se mettre à lunisson []. Hélas nous avons tous plus ou moins fait du bruit. Cétait notre sauvagerie détudiant qui se dépensait. » (ibid., p. 188-189)

Dans « Musiques de paroles », le témoignage du marabout lui apporte le réconfort dans la souffrance et la détresse quelle éprouve :

« Malédiction au monde et à ses jours, car la vie est créée pour la douleur. Mais ô surprise ! la vie est ennemie aux hommes, et ils ladorent ! » Non, ce nest pas une pensée de cloître, une pensée froide, cest une délicieuse musique. Elle me pénètre et me soulève dune émotion profonde, comme si quelque esprit parlait à mon esprit pour me dire : « Oublie ! » Et voici que mon âme 425est comme une grande coupe qui déborde, davoir contenu ces mots : « Le monde coule vers la tombe comme la nuit coule vers laurore ! » [] Elles sont montées ce soir jusquà mon cœur, ces mélopées damour, ces musiques de paroles, portées dans le silence de la zaouïya. (ibid., p. 182-183)

Comme Tadjo qui donne la parole aux victimes disparues, Eberhardt comble au cours de son témoignage la distance entre les vivants et les morts, notamment dans « Mort musulmane », à travers son interprétation de la complainte de Si Abdelali : « Voici : je suis mort, mon âme a quitté mon corps. On a pleuré sur moi les larmes du dernier jour. » (ibid., p. 12) Et dans « Le Laveur des morts », elle fait renaître le dialogue à travers le dernier hommage rendu au moment de linhumation :

[] Je me suis couché et je te salue,

O laveur des morts, seul ami qui me reste

Mon corps aura de toi la dernière caresse,

Par toi je connaîtrai le linceul

Qui sera pour moi le vêtement blanc de léternité. (ibid., p. 219)

Eberhard déconstruit ainsi à sa manière les paradigmes correspondant aux relations binaires vivant/mort, moi/autre, voix/oreille, européen/africain. Les expressions vocales du muezzin, du marabout et des morts, auxquelles réagit la narratrice, véhiculent toutes lexpérience traumatisante de lexil et de laliénation qui se manifeste en chacun deux. Lauteure transcende ainsi les démarcations qui séparent le chanteur et lauditrice qui éprouve, à travers la voix quelle entend, les sentiments de celui qui lexprime. Le moi de chacun se fond dans lautre, comme lhétérogène dans linfini.

Perspectives politiques et éthiques

En donnant la parole et en écoutant la voix de lautre, Tadjo et Eberhardt rendent possible, grâce à limagination narrative, la transmission dexpériences partagées dans la communauté humaine. Elles révèlent la capacité de lhomines aperti (lêtre ouvert) à écouter, partager 426et comprendre lhistoire dune autre personne, à rencontrer lautre sous toutes ses formes, à partir de son point de vue.

Leur acte de lécoute comporte une dimension éthique et politique toujours pertinente aujourdhui. Au-delà de la peur qui habite lâme humaine (Tadjo fait allusion à « la peur physique de lAutre ») et conduit à lignorance, Martha Nussbaum démontre dans un récent ouvrage limportance que revêt lécoute de lautre5. Dans une autre perspective, non moins appropriée à notre époque, Patricia Bourcillier soutient que « lœuvre dIsabelle Eberhardt demeure en ces temps présents dintolérance un exemple éclatant des résultats prometteurs que peut engendrer le mouvement infini du pur désir nomade du vieil islam, ouvert à la pluralité des mondes, sans se fondre dans un seul absolument » (Bourcillier, 2014, p. 214).

Tadjo et Eberhardt promeuvent lattention et la responsabilité civique en représentant (rendant présent) vocalement la présence des « autres » oubliés de lhistoire et qui en sont souvent les victimes. En donnant voix à des personnes habituellement objectivées ou occultées, elles contribuent à créer une culture de communauté et de partage qui appelle à reconnaître « lautre » comme notre égal dans la souffrance de lexil comme de la mort. Écouter constitue le premier pas pour essayer de comprendre laltérité mais aussi reconnaître et faire face à notre faillibilité, cette « disproportion de soi à soi » que Paul Ricœur a perçue à travers le déséquilibre en nous entre « linfini » que révèle notre rencontre avec lautre, et le « fini », vaine illusion dune connaissance univoque :

Lhomme est infinitude et la finitude un indice restrictif de cette infinitude, comme linfinitude est lindice de la transcendance de la finitude. Lhomme nest pas moins destiné à la rationalité illimitée, à la totalité, et à la béatitude, quil nest borné à une perspective, livré à la mort et rivé au désir. (Ricœur, 2009, p. 40)

Les deux auteures lèvent le voile sur cet aspect de notre nature, la faillibilité humaine qui révèle notre constitution fragile et conduit à notre propension à définir lautre avant de le connaître. Illustrant nos limites, Tadjo et Eberhardt révèlent et cherchent à dépasser, comme Ricœur, « linéluctable étroitesse initiale de notre ouverture au monde » (ibid., p. 60), les apories de la finitude humaine lorsquelle nest pas 427transcendée par lintercession de lautre : « Comment connaîtrais-je une perspective ? [] En situant ma perspective par rapport à dautres perspectives possibles qui nient la mienne comme origine zéro. » (ibid., p. 63) À lécoute de lautre, létroitesse de notre point de vue souvre à linfini vers dautres expériences et interprétations possibles.

Si Tadjo et Eberhardt nous amènent à nous interroger sur lorigine de la violence, elles proposent aussi une praxis en vue de sa prévention possible6. Leur message repose donc sur une éthique de la responsabilité qui engage tous les acteurs de la société et relève par conséquent du domaine politique. Tout comme Eberhardt, attentive au chant de la Terre, Tadjo souligne limportance cruciale de lécoute dans cette perspective à travers le poème de Birago Diop intitulé « Souffles », dans lequel le poète invoque par le biais de la perception auditive la révélation dun monde caché interpénétrant notre espace de vie :

Écoute plus souvent

Les choses que les êtres,

La voix du feu sentend,

Entends la voix de leau.

Écoute dans le vent

Le buisson en sanglots :

Cest le souffle des ancêtres.

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis []

Les morts ne sont pas morts. (Tadjo, 2013, p. 1-27)

À lécoute de « lautre » voué à la mort et à lexil, à lécoute aussi de ce monde qui nous parle dans le désert comme dans la ville, chaque auteure nous fait réfléchir à sa manière aux questions qui hantent nos sociétés modernes : pourquoi vivons-nous ? Quel est notre but sur cette terre ? Comment vivre ensemble en harmonie avec autrui ?

Éric Touya de Marenne

Clemson University – South Carolina

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Bibliographie

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1 « When we listen, what is it that we hear ? » Le critique évoque « a move away from a largely unreflective visually based epistemology that had dominated academic discourse in the social science, arts and humanities until relatively recently » (Bull, 2019, p. xviii-xix).

2 Cathy Caruth souligne que « our ability to listen to the trauma of others [] is enabled by our ability to listen through the departures we have all taken from ourselves [] turning history into a memory in which we can all participate » (Caruth, 1996, p. 67).

3 « How we listen to and interpret peoples voices and utterance [] entails the imperative of giving voice to another person, place, or period and setting the stage in their interest and from their perspective » (Bhabha, 2010).

4 « The mystical experience is precisely an experience of the loss of subjecthood, of the disappearance of the subject/object opposition » (Moi, 2002, p. 135).

5 Martha Nussbaum rappelle notamment la nécessité de vivre notre vie avec humilité et « a willingness to listen to others as equal participants » (Nussbaum, 2018, p. 10).

6 « La réponse de laction, cest : que faire contre le mal ? Le regard est ainsi tourné vers lavenir, par lidée dune tâche à accomplir, qui réplique à celle dune origine à découvrir » (Ricœur, 2004, p. 58).

7 Dans son article écrit en anglais, Véronique Tadjo cite la traduction anglaise du poème.