Voix politiques, transcendantes et transgressives dans les œuvres de Véronique Tadjo et Isabelle Eberhardt
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Touya de Marenne (Éric)
- Résumé : À travers leur expérience d’écoute, les deux auteures reconfigurent leur subjectivité, et proposent une dimension transcendantale, en tant que « priorité morale superlative de l’autre personne » (Levinas). Leur interprétation de la voix de l’autre a également des implications politiques dans la mesure où elle est transgressive. Pour développer cet argument, nous explorerons la pensée de Homi Bhabha, Paul Ricœur, et Martha Nussbaum.
- Pages : 417 à 428
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406127352
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0417
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Transgression, transcendance, altérité, écoute, voix
Voix politiques,
transcendantes, et transgressives
dans les œuvres de Véronique Tadjo et Isabelle Eberhardt
Les victimes du génocide rwandais continuent de crier et leurs souffrances demeurent perceptibles dans L’Ombre d’Imana de Véronique Tadjo : « Mais ces morts crient encore » (Tadjo, 2000, p. 23). L’expression de la voix joue également un rôle central dans le texte d’Isabelle Eberhardt intitulé Dans l’ombre chaude de l’Islam (ouvrage initialement publié en 1906) lorsque la protagoniste entend le chant d’un membre de l’ordre Qadiriyya dans le désert du Sahara : « Ici, par une singulière disposition d’esprit, nous sommes toujours sur la marge du merveilleux » (Eberhardt, 2018, p. 89). L’expérience de l’écoute, fictive ou réelle, provoque chez les deux auteures une transformation profonde de la relation entre les protagonistes.
Dans un récent ouvrage, Michael Bull s’interroge sur la réorientation nécessaire d’une épistémologie ancrée depuis de longues années dans le champ visuel et qui a dominé, jusqu’à récemment, le discours universitaire des sciences humaines et sociales. Il porte particulièrement son attention sur ce que peut signifier l’acte de l’écoute et sur ce que nous entendons vraiment lorsque nous écoutons1. Nous souhaiterions explorer ici comment les voix sont entendues (ou interprétées) dans le contexte d’une expérience traumatique – celle du génocide pour Tadjo, et de l’exil pour Eberhardt. L’écoute se traduit dans les deux cas par la transgression – la rupture des frontières entre les morts et les vivants (Tadjo) et entre l’Occident et le non occidental (Eberhardt) – et la transcendance – le dépassement de la disjonction entre le moi et l’altérité. Sur ce dernier point, Cathy Caruth défend l’argument selon lequel notre 418capacité à être à l’écoute du traumatisme des autres est rendue possible par notre aptitude à sortir de nous-mêmes afin de transformer l’histoire en une mémoire collective à laquelle nous pouvons tous participer2.
Au-delà des contextes géographiques et historiques, nous étudierons à travers Tadjo et Eberhardt comment les diverses expériences traumatiques qui semblent éloignées les unes des autres partagent en fait des caractéristiques communes. Dans les deux cas, faire entendre et écouter la voix de l’autre témoigne d’une empathie qui permet d’atténuer les souffrances causées par le génocide et l’exil. Nous analyserons d’autre part les différentes manières dont les deux auteures donnent un sens à ce qu’elles entendent à travers l’idée que toute compréhension est créatrice et implique toujours « comprendre autrement » : « All understanding is productive and is always understanding otherwise » (Eagleton, 2008, p. 62). Nous examinerons à cet égard les ramifications éthiques et politiques de l’acte d’écoute et l’idée selon laquelle la réception et l’interprétation de la voix de l’autre passe par l’impératif de lui donner la parole dans la perspective de son intérêt et de son point de vue3.
Nous chercherons à démontrer enfin comment les interprétations de Tadjo et Eberhardt ont des implications politiques dans la mesure où elles sont transgressives, en permettant aux exclus et victimes de parler pour eux-mêmes, et transcendantes, en mettant en lumière comment elles dépassent la dichotomie moi/autre et transforment en cela l’éthique du vivre ensemble.
Les voix chez Tadjo
Dans son étude de L’Ombre d’Imana, Isaac Bazié souligne la difficulté, voire l’impossibilité de remplir le devoir de mémoire. L’obligation de parler (du « devoir dire ») conduit à un écueil dû aux limites du 419langage pour représenter la réalité du génocide : « Par son degré de violence et d’horreur, il rebute et décourage quasiment toute tentative d’appréhension » (Bazié, 2004, p. 29). L’importance du souvenir et de la mémoire est confrontée à l’indicible, une « quasi-démission du dire ». Le défi de retranscrire le massacre se révèle dans le témoin oculaire que Tadjo rencontre à Durban, avant son départ : « Je n’ai vu que ses yeux. Ils étaient recouverts d’un voile opaque. On ne pouvait rien lire d’identifiable dans son regard » (Tadjo, 2000, p. 15).
La romancière est confrontée à l’impasse que présente le témoignage visuel. Et alors qu’elle voyage en compagnie de neuf autres écrivains africains pour rendre compte de la vie quotidienne après le génocide, elle ne sait pas quel sens donner, en outre, à la vie normale apparemment retrouvée : « La ville semble avoir tout oublié […] dans les maisons alentour, tout semble aller de soi. Le son de la télévision glisse dans les allées. Des bruits de friture, de l’eau qui coule, une voiture qui démarre, la voisine qui appelle son enfant » (ibid., p. 20).
Elle cherche à résoudre l’énigme d’un présent « où rien ne traverse l’opacité » en faisant allusion aux forces sombres qui hantent l’histoire humaine : « Il faut remonter la nuit de tous les temps, revenir à la grande frayeur […]. Des terreurs obscures guidaient leur pas. Il faut se rappeler la peur physique de l’Autre » (ibid., p. 20). La dépouille d’une femme assassinée à l’église de Nyamata informe Tadjo qu’au-delà de l’apparente normalité du présent, rien ne pourra jamais être comme avant : « On lui a ligoté les poignets. Elle a été déposée sur une couverture souillée, devant des crânes bien rangés et des ossements éparpillés sur une natte. Elle a été violée. Un pic fut enfoncé dans son vagin. Elle est morte d’un coup de machette à la nuque. […] Elle est là pour l’exemple, exhumée de la fosse où elle était tombée avec les autres corps. Exposée pour que personne n’oublie. Une momie du génocide » (ibid., p. 22). Le réalisme de la scène ne peut cependant rendre hommage à la mémoire des victimes : « Ce n’est pas un mémorial, mais la mort mise à nu, exposée à l’état brut. […] Les os des squelette-carcasses se désintègrent sous nos yeux » (ibid., p. 22). Ce lieu de mémoire n’apporte pas de réponse à ce qui s’est passé ou à ce qui pourrait empêcher une telle violence à l’avenir. Une distance infranchissable semble séparer les vivants de ces restes exhumés de la fosse.
Face aux apories de la représentation visuelle, Tadjo décide de faire entendre la voix des défunts dont la souffrance demeure perceptible : « Mais 420ces morts crient encore » (ibid., p. 23) ; et ils semblent habiter les vivants : « La puanteur infecte les narines et s’installe dans les poumons, contamine les chairs, infiltre le cerveau. Même plus tard, plus loin, cette odeur restera dans le corps et dans l’esprit » (ibid.). Ils ont leur mot à dire sur la façon dont nous, survivants et visiteurs, conduisons notre existence individuelle et collective. Les cris des morts sont à la fois écho (celui de leur souffrance) et transgression, car ils franchissent le seuil jusque-là interdit qui sépare la mort de la vie. D’autre part, sortant du domaine de la représentation logocentrique ancrée dans la rationalité, Tadjo outrepasse les dichotomies présence/absence, vivants/morts, mais aussi les normes acceptables qui régissent les récits conventionnels de mémoire, et l’apparente tranquillité de la vie quotidienne qui réside dans l’ordre hiérarchique des sociétés.
Le dialogue que Tadjo initie entre les vivants et les morts illustre ainsi une tentative de rendre possible par l’écoute de l’autre la représentation de « l’indicible ». Il amène le lecteur dans un espace fictif où la dichotomie réalité/fiction elle-même est déconstruite à travers l’imaginaire narratif. Au-delà du voile recouvrant le regard des témoins oculaires, et du chaos qui a suivi le génocide, les morts appellent désormais les vivants à expliquer la cause de leur exécution : « [Ils] venaient régulièrement rendre visite aux vivants. Quand ils les trouvaient, ils leur demandaient pourquoi ils avaient été tués. Ils auraient voulu dire tout ce qu’ils n’avaient pas eu le temps de dire, toutes les paroles qu’on leur avait enlevées, coupées de la langue, arrachées de la bouche » (ibid., p. 53).
De ce point de vue, l’évocation de Tadjo (« Que mes yeux voient, que mes oreilles entendent ») est en même temps biblique (« Écoutez, vous qui avez des yeux mais qui ne voyez pas », Jérémie 5 : 21) et éthique. Elle relève de la responsabilité que nous avons tous envers les autres. Tadjo réduit l’espace entre le monde physique et spirituel. Le dialogue s’instaure par l’intercession du devin, un messager qui demande humblement le pardon et la compassion des morts : « Qui suis-je pour oser franchir le seuil de votre douleur ? Qui suis-je pour troubler le cours de votre colère ? Je suis le mendiant en quête de quelques vérités. Je suis l’homme perdu dans l’abîme de notre violence. Je suis celui qui vous demande d’accepter de donner une autre chance aux vivants » (nous soulignons, Tadjo, p. 56). Tadjo fait allusion à la présence divine. Pourtant, le devin présente aussi des traits humains : le mendiant en quête de vérité, celui ou celle qui est perdu dans l’abîme de la violence.
421L’oracle voit sa demande accordée : « Alors le mort sut que sa révolte devait prendre fin. Il se prépara au trajet qui allait l’emmener de l’autre côté de l’existence » (ibid., p. 56). Cependant, le passage vers l’autre monde s’achève par une prise de conscience inattendue : « Il faut enterrer les morts pour qu’ils puissent nous revoir en paix, cacher leur déchéance et leur nudité aveuglante pour qu’ils ne nous maudissent pas. […] Il faut leur demander de nous livrer les secrets de la vie qui reprend le dessus, puisqu’il n’y a que les vivants qui peuvent ressusciter les morts. Sans nous, ils ne sont plus rien. Sans eux, nous tombons dans le vide. » (ibid., p. 57) La transcendance est ici marquée à la fois verticalement par l’interruption du passage des morts vers l’au-delà, et horizontalement par le dialogue entre les vivants et les morts qui s’établit dans un rapport d’interdépendance. Leurs appels ayant été entendus, « ce sont les morts eux-mêmes qui nous demandent de continuer à vivre, de recommencer les gestes, de redire les mots qu’ils ne peuvent plus prononcer. Comment pourraient-ils revenir si nous leur barrons la route avec notre désespoir et nos pleurs ? » (ibid., p. 57).
En leur donnant la parole, Tadjo place son témoignage dans la perspective des morts. À travers l’imagination narrative et la dissolution des frontières, elle crée de nouveaux espaces pour faire entendre la voix des victimes. En mettant en question l’annihilation de leur subjectivité et leur objectivation, elle rejoint ce que Luce Irigaray nomme l’expérience mystique qui engendre à sa manière la perte de la subjectivité et la disparition de l’opposition sujet/objet4. L’incertitude des frontières entre le moi/autre, mort/vivant, sujet/objet peut être aussi examinée à travers la pensée d’Emmanuel Levinas selon laquelle l’Ego devient infiniment responsable en face de l’Autre : « Le conatus essendi naturel d’un Moi souverain est mis en question devant le visage d’autrui, dans la vigilance éthique » (Charlier et Abensour, 1991, p. 94).
Chez Tadjo et Levinas, l’autre transcende (dépasse) l’image que le « je souverain » présumé a de lui. Tous deux font allusion à l’écoute et à la compréhension de l’autre comme fondement de notre humanité. Le dialogue que Tadjo initie entre les vivants et les morts convie à une empathie réciproque : « Être responsable devant l’autre, c’est se mettre soi-même à sa place, non pas observer quelqu’un du dehors, 422mais porter le fardeau de son existence et répondre à ses demandes » (ibid., p. 166).
C’est parce que le crime génocidaire commence par l’incapacité d’entendre et de répondre à la voix de l’autre que Tadjo tente d’« exorciser » le Rwanda, de le faire sortir de lui-même. Par cette expérience, une nouvelle relation intersubjective est rendue possible. Elle relève de la responsabilité de l’autre par/pour toute l’humanité : « Je partais d’une hypothèse : ce qui s’était passé nous concernait tous. Ce n’était pas uniquement l’affaire d’un peuple perdu dans le cœur noir de l’Afrique » (Tadjo, 2013, p. 13).
La relation à autrui se transforme par l’intercession de la voix, de l’oreille (Tadjo) et du visage (Levinas). Cette conversion naît dans les deux cas, chacun à sa manière, d’une remise en question du moi par autrui : « Pour qu’une véritable transcendance soit possible, il faut que l’autre concerne le moi, tout en lui demeurant extérieur. Il faut surtout que par son extériorité même, par son altérité, l’autre fasse sortir le moi de soi » (Levinas, 2013, p. 12-13). Dans cette perspective, une double transcendance s’opère dans l’œuvre de Tadjo. D’une part, l’écoute permet de rendre audible des voix jusque-là réduites au silence. Elle implique d’autre part une attention renouvelée : « Nous tairons le bruit de nos voix trop fortes pour écouter les murmures du dessous de la terre » (Tadjo, 2000, p. 56), une transformation de nos perceptions et de notre présence au monde.
Les voix chez Eberhardt
Au-delà des différences culturelles, géographiques et historiques, le témoignage d’Isabelle Eberhardt dans Dans l’ombre chaude de l’Islam est comparable à celui de L’Ombre d’Imana. Confrontées aux expériences traumatiques du génocide (Tadjo) et de l’exil géographique et existentiel (Eberhardt), les deux auteures sont à l’écoute de « l’autre » en faisant entendre sa voix. Elles transgressent ainsi les normes et dépassent les frontières pour combler des différences apparemment inconciliables.
Tadjo rend compte à sa manière de la façon dont le Rwanda est un désert potentiellement réduit au silence, aux cendres et à la 423mort. Dans ce contexte, entendre et écouter l’autre marginalisé (les morts pour Tadjo, le musulman pour Eberhardt) permet de ne pas l’objectiver. Comme Tadjo, Eberhardt dépasse les limites de son environnement socio-culturel. Son journal de voyage révèle que ses sympathies vont aux Maghrébins opprimés et privés de leurs droits qu’elle considère victimes d’un « système colonialiste brutal et exploiteur » (Barsoum, 2013, p. 45).
C’est dans un espace interstitiel entre cultures et genres qu’Eberhardt développe une capacité à écouter et être sensible au traumatisme des autres. Née d’une mère d’origine russe, Nathalie Mœrder, et d’un père d’origine arménienne, Alexandre Trophimowsky, elle est « illégitime » au moment de sa naissance parce que ses parents ne sont pas mariés. Cette marginalité initiale façonne un sentiment d’exil et d’éloignement qui la conduit plus tard à transgresser les normes de sa société. Découvrant l’Afrique du Nord en mai 1897, Eberhardt change en même temps de religion et de rôle de sexe ou de performance de genre. Elle se convertit à l’Islam, porte les vêtements d’un homme, et prend l’identité d’un Arabe, Mahmoud Essadi.
Portant en elle l’Orient et l’Occident, elle rejette les conventions de la société européenne et assume sa conversion religieuse et culturelle comme un acte d’émancipation. Son esprit nomade la mène à interroger les frontières géographiques artificiellement dessinées par les puissances occidentales : « En réalité, où est la frontière ? où finit l’Uranie, où commence le Maroc ? Personne ne se soucie de le savoir. Mais à quoi bon une frontière savamment délimitée ? » (Eberhardt, 2018, p. 56) Sa quête perpétuelle de « l’autre infini » en soi et au-delà problématise aussi les frontières culturelles et ontologiques. Reconnaissant que « je est un autre », pour citer Arthur Rimbaud, son parcours est une découverte sans fin : « Bien des fois, sur les routes de ma vie errante, je me suis demandé où j’allais et j’ai fini par comprendre, parmi les gens du peuple et chez les nomades, que je remontais aux sources de la vie, que j’accomplissais un voyage dans les profondeurs de l’humanité. » (ibid., p. 48)
Habitée d’un sentiment d’étrangeté et d’exil, d’appartenance à aucun lieu, elle revendique le droit d’errer et d’être à l’écoute du monde. Son expérience de la transcendance passe par une sensibilité auditive profonde. Ceci est révélateur lorsqu’elle évoque l’appel à la prière du muezzin :
424Sa voix semble descendre des sphères inconnues, simplement parce qu’il est très haut et parce qu’on ne le voit pas. Et d’ailleurs, ici, par une singulière disposition d’esprit, nous sommes toujours sur la marge du merveilleux. […] Il me semble que l’essence de la prière, comme du rêve, est de ne pas finir. (ibid., p. 89, 92)
Comme dans Tadjo, « l’autre » qui s’exprime ne semble pas venir de l’au-delà. Sa voix donne pourtant à celle qui l’écoute un sentiment d’extase. Eberhardt est « sur la marge du merveilleux » faisant l’expérience de quelque chose de quasi miraculeux aux confins de la finitude humaine. Elle témoigne d’une communion d’esprits à l’œuvre, celle d’une présence au monde où les domaines naturels et surnaturels entrent en correspondance. Se joignant aux prières de l’ordre Qadiriyya, un mouvement spirituel soufi qui prône le dépassement du désir terrestre, le chant l’amène au seuil d’un espace qui semble être au-delà de l’existence.
Les deux protagonistes s’orientent dans chaque œuvre vers l’au-delà qui est « l’autre ». Elles séjournent dans un lieu « intermédiaire » que Homi Bhabha définit comme « the rim of an “in-between” reality » (Bhabha, 2004, p. 10). On retrouve chez les deux écrivaines une attention particulièrement aiguë aux voix et aux sons qui les entourent. Ils sont comme une révélation de l’invisible qui nous parle.
Dans la partie intitulée « Montagne de lumière », par exemple, Eberhardt est attentive à la dimension sonore qui émane de la nature : « Tout ici chante en couleur, s’anime graduellement d’émotion solaire » (Eberhardt, 2018, p. 71-72). Dans « Réflexions du soir », le chant de la nature évoque à nouveau un monde en harmonie, contrastant avec le bruit de la vie quotidienne : « Quand le ciel chante sur les villes, l’homme a besoin de se mettre à l’unisson […]. Hélas nous avons tous plus ou moins fait du bruit. C’était notre sauvagerie d’étudiant qui se dépensait. » (ibid., p. 188-189)
Dans « Musiques de paroles », le témoignage du marabout lui apporte le réconfort dans la souffrance et la détresse qu’elle éprouve :
« Malédiction au monde et à ses jours, car la vie est créée pour la douleur. Mais ô surprise ! la vie est ennemie aux hommes, et ils l’adorent ! » Non, ce n’est pas une pensée de cloître, une pensée froide, c’est une délicieuse musique. Elle me pénètre et me soulève d’une émotion profonde, comme si quelque esprit parlait à mon esprit pour me dire : « Oublie ! » Et voici que mon âme 425est comme une grande coupe qui déborde, d’avoir contenu ces mots : « Le monde coule vers la tombe comme la nuit coule vers l’aurore ! » […] Elles sont montées ce soir jusqu’à mon cœur, ces mélopées d’amour, ces musiques de paroles, portées dans le silence de la zaouïya. (ibid., p. 182-183)
Comme Tadjo qui donne la parole aux victimes disparues, Eberhardt comble au cours de son témoignage la distance entre les vivants et les morts, notamment dans « Mort musulmane », à travers son interprétation de la complainte de Si Abdelali : « Voici : je suis mort, mon âme a quitté mon corps. On a pleuré sur moi les larmes du dernier jour. » (ibid., p. 12) Et dans « Le Laveur des morts », elle fait renaître le dialogue à travers le dernier hommage rendu au moment de l’inhumation :
[…] Je me suis couché et je te salue,
O laveur des morts, seul ami qui me reste
Mon corps aura de toi la dernière caresse,
Par toi je connaîtrai le linceul
Qui sera pour moi le vêtement blanc de l’éternité. (ibid., p. 219)
Eberhard déconstruit ainsi à sa manière les paradigmes correspondant aux relations binaires vivant/mort, moi/autre, voix/oreille, européen/africain. Les expressions vocales du muezzin, du marabout et des morts, auxquelles réagit la narratrice, véhiculent toutes l’expérience traumatisante de l’exil et de l’aliénation qui se manifeste en chacun d’eux. L’auteure transcende ainsi les démarcations qui séparent le chanteur et l’auditrice qui éprouve, à travers la voix qu’elle entend, les sentiments de celui qui l’exprime. Le moi de chacun se fond dans l’autre, comme l’hétérogène dans l’infini.
Perspectives politiques et éthiques
En donnant la parole et en écoutant la voix de l’autre, Tadjo et Eberhardt rendent possible, grâce à l’imagination narrative, la transmission d’expériences partagées dans la communauté humaine. Elles révèlent la capacité de l’homines aperti (l’être ouvert) à écouter, partager 426et comprendre l’histoire d’une autre personne, à rencontrer l’autre sous toutes ses formes, à partir de son point de vue.
Leur acte de l’écoute comporte une dimension éthique et politique toujours pertinente aujourd’hui. Au-delà de la peur qui habite l’âme humaine (Tadjo fait allusion à « la peur physique de l’Autre ») et conduit à l’ignorance, Martha Nussbaum démontre dans un récent ouvrage l’importance que revêt l’écoute de l’autre5. Dans une autre perspective, non moins appropriée à notre époque, Patricia Bourcillier soutient que « l’œuvre d’Isabelle Eberhardt demeure en ces temps présents d’intolérance un exemple éclatant des résultats prometteurs que peut engendrer le mouvement infini du pur désir nomade du vieil islam, ouvert à la pluralité des mondes, sans se fondre dans un seul absolument » (Bourcillier, 2014, p. 214).
Tadjo et Eberhardt promeuvent l’attention et la responsabilité civique en représentant (rendant présent) vocalement la présence des « autres » oubliés de l’histoire et qui en sont souvent les victimes. En donnant voix à des personnes habituellement objectivées ou occultées, elles contribuent à créer une culture de communauté et de partage qui appelle à reconnaître « l’autre » comme notre égal dans la souffrance de l’exil comme de la mort. Écouter constitue le premier pas pour essayer de comprendre l’altérité mais aussi reconnaître et faire face à notre faillibilité, cette « disproportion de soi à soi » que Paul Ricœur a perçue à travers le déséquilibre en nous entre « l’infini » que révèle notre rencontre avec l’autre, et le « fini », vaine illusion d’une connaissance univoque :
L’homme est infinitude et la finitude un indice restrictif de cette infinitude, comme l’infinitude est l’indice de la transcendance de la finitude. L’homme n’est pas moins destiné à la rationalité illimitée, à la totalité, et à la béatitude, qu’il n’est borné à une perspective, livré à la mort et rivé au désir. (Ricœur, 2009, p. 40)
Les deux auteures lèvent le voile sur cet aspect de notre nature, la faillibilité humaine qui révèle notre constitution fragile et conduit à notre propension à définir l’autre avant de le connaître. Illustrant nos limites, Tadjo et Eberhardt révèlent et cherchent à dépasser, comme Ricœur, « l’inéluctable étroitesse initiale de notre ouverture au monde » (ibid., p. 60), les apories de la finitude humaine lorsqu’elle n’est pas 427transcendée par l’intercession de l’autre : « Comment connaîtrais-je une perspective ? […] En situant ma perspective par rapport à d’autres perspectives possibles qui nient la mienne comme origine zéro. » (ibid., p. 63) À l’écoute de l’autre, l’étroitesse de notre point de vue s’ouvre à l’infini vers d’autres expériences et interprétations possibles.
Si Tadjo et Eberhardt nous amènent à nous interroger sur l’origine de la violence, elles proposent aussi une praxis en vue de sa prévention possible6. Leur message repose donc sur une éthique de la responsabilité qui engage tous les acteurs de la société et relève par conséquent du domaine politique. Tout comme Eberhardt, attentive au chant de la Terre, Tadjo souligne l’importance cruciale de l’écoute dans cette perspective à travers le poème de Birago Diop intitulé « Souffles », dans lequel le poète invoque par le biais de la perception auditive la révélation d’un monde caché interpénétrant notre espace de vie :
Écoute plus souvent
Les choses que les êtres,
La voix du feu s’entend,
Entends la voix de l’eau.
Écoute dans le vent
Le buisson en sanglots :
C’est le souffle des ancêtres.
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis […]
Les morts ne sont pas morts. (Tadjo, 2013, p. 1-27)
À l’écoute de « l’autre » voué à la mort et à l’exil, à l’écoute aussi de ce monde qui nous parle dans le désert comme dans la ville, chaque auteure nous fait réfléchir à sa manière aux questions qui hantent nos sociétés modernes : pourquoi vivons-nous ? Quel est notre but sur cette terre ? Comment vivre ensemble en harmonie avec autrui ?
Éric Touya de Marenne
Clemson University – South Carolina
428Bibliographie
Barsoum, Marlène, « Revisiting Isabelle Eberhardt’s Lettres et Journaliers », Women in French Studies, vol. 21, 2013, p. 41-55.
Bazié, Isaac, « Au seuil du chaos : devoir de mémoire, indicible et piège du devoir dire », Présence francophone, vol. 63, 2004, p. 29-45.
Bhabha, Homi K., The Location of Culture, New York, Routledge Classics, 2004.
Bhabha, Homi K., « On Writing and Rights : Some Thoughts on the Culture of Human Rights », John F. Kennedy Institute, 5 novembre 2010 : « https://www.jfki.fu-berlin.de/en/graduateschool/events/archive/videos/Bhabha/index.html (consulté le 16/03/2021) ».
Bourcillier, Patricia, Isabelle Eberhardt. Une femme en route vers l’Islam, London, Flying Publisher & Kamps, 2014.
Bull, Michael, The Routledge Companion to Sound Studies, London, Routledge, 2019.
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Charlier, Catherine et Abensour, Miguel (éd.), Emmanuel Levinas, Paris, Éditions de L’Herne, 1991.
Eagleton, Terry, « Phenomenology, Hermeneutics, Reception Theory », Literary Theory : An Introduction (chap. 2), Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008, p. 47-78.
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Ricœur, Paul, Le Mal : Un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et Fides, 2004.
Ricœur, Paul, Philosophie de la volonté. Finitude et Culpabilité, Paris, Seuil, 2009.
Tadjo, Véronique, L’Ombre d’Imana : Voyages jusqu’au bout du Rwanda, Arles, Actes Sud, 2000.
Tadjo, Véronique, « Lifting the Cloak of (In)Visibility : A Writer’s Perspective », Research in African Literature, vol. 42, no 2, 2013, p. 1-7.
1 « When we listen, what is it that we hear ? » Le critique évoque « a move away from a largely unreflective visually based epistemology that had dominated academic discourse in the social science, arts and humanities until relatively recently » (Bull, 2019, p. xviii-xix).
2 Cathy Caruth souligne que « our ability to listen to the trauma of others […] is enabled by our ability to listen through the departures we have all taken from ourselves […] turning history into a memory in which we can all participate » (Caruth, 1996, p. 67).
3 « How we listen to and interpret people’s voices and utterance […] entails the imperative of giving voice to another person, place, or period and setting the stage in their interest and from their perspective » (Bhabha, 2010).
4 « The mystical experience is precisely an experience of the loss of subjecthood, of the disappearance of the subject/object opposition » (Moi, 2002, p. 135).
5 Martha Nussbaum rappelle notamment la nécessité de vivre notre vie avec humilité et « a willingness to listen to others as equal participants » (Nussbaum, 2018, p. 10).
6 « La réponse de l’action, c’est : que faire contre le mal ? Le regard est ainsi tourné vers l’avenir, par l’idée d’une tâche à accomplir, qui réplique à celle d’une origine à découvrir » (Ricœur, 2004, p. 58).
7 Dans son article écrit en anglais, Véronique Tadjo cite la traduction anglaise du poème.