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Classiques Garnier

Otages. Des femmes dans l’histoire À partir de Sembène Ousmane

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
  • Auteur : Turquety (Benoît)
  • Résumé : Emitaï (1971) et Ceddo (1977) constituent une sorte de diptyque au sein de l’œuvre filmée de Sembène Ousmane : un village y est confronté à une transition historique majeure, assiégé par une force extérieure contre laquelle éventuellement résister. La violence passe par la prise en otage du féminin, mais les deux films adoptent des schémas opposés. Sembène opère une critique radicale de la figure de la femme otage de la société patriarcale, l’incarnant en des femmes qui la débordent.
  • Pages : 333 à 346
  • Collection : Rencontres, n° 539
  • Série : Francophonies, n° 2
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406127352
  • ISBN : 978-2-406-12735-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0333
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/05/2022
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Sembène Ousmane, Emitaï, Ceddo, cinéma, féminisme, colonialisme
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Otages.
des femmes dans lhistoire

À partir de Sembène Ousmane

Un diptyque : otages

Emitaï (1971) et Ceddo (1976) constituent une sorte de diptyque dans lœuvre de Sembène Ousmane1. Tous deux partent en effet de situations similaires : un village se trouve confronté à un tournant historique majeur. Dune certaine façon, il sagit de choisir entre la résistance et la résignation, mais le formuler ainsi trahit déjà une partie de la complexité des œuvres, laissant supposer que Sembène serait, de manière univoque, du côté de la défense des traditions ancestrales contre la violence des colonisateurs (la France dans Emitaï, les religions monothéistes dans Ceddo). Or la condamnation sans appel de la brutalité des envahisseurs se déploie sur le fond dune critique presque aussi profonde des systèmes traditionnels qui auront permis à cette violence de sancrer, et poussé finalement ces systèmes à participer à leur propre ruine et, peut-être, à la mériter.

Contrairement à dautres œuvres de Sembène, ces deux films nont pas les conditions imposées aux femmes pour préoccupation centrale, sauf à le reformuler ainsi : Sembène y interroge les conditions imposées aux femmes dans le mouvement de lhistoire, la place quon leur a laissée, mais aussi le rôle quelles ont joué. Et Sembène par deux fois reprend le même modèle : que ce soit dans le système colonial établi ou au moment de ses prémices, la seule fonction historique que lon accorda aux femmes fut celle dotage.

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Emitaï et Ceddo explorent alors cette figure, le diptyque se constituant en miroir où se matérialisent deux configurations symétriques2. Dans Emitaï, ce sont toutes les femmes du village qui sont prises en otage par larmée des colonisateurs. Dans Ceddo, une seule femme est enlevée par un guerrier ceddo refusant lasservissement et la conversion forcée à lislam – mais cest une princesse. Par ailleurs, les autres femmes sont obstinément absentes du film : laissées en arrière-plan, elles nont voix à aucun chapitre, ne participent à aucun conseil, transparentes à ce qui se joue.

Lotage est donc, dans lhistoire, la position féminine. Cest le rôle que lon veut bien voir les femmes jouer : réduites au silence, leur corps mis en joue, menacées, finalement sauvées bien sûr. Sembène nuance cette dichotomie, puisque Emitaï souvre sur des enlèvements de jeunes hommes, et sur la prise en otage dun ancien. On enrôle ainsi de force les hommes du village : les tirailleurs, cachés en embuscade comme des brigands, emmènent contre leur volonté les garçons qui allaient tranquillement leur chemin. Lun deux manquant, le sergent Badji a décidé dexposer son père, Kabebe, entravé assis au soleil. Il ne sera libéré, dit-il aux personnes qui lentourent, que si son fils se rend. Le film établit ainsi demblée cette économie de léchange où les personnes peuvent être monnayées comme les choses. Ceddo en explicitera et en radicalisera les enjeux, puisque le film de 1976 porte sur lémergence non pas de lesclavage en tant que tel – le film est clair sur ce point : si lesclavage a pris à ce moment-là, cest selon Sembène parce quil sest greffé sur une culture de lassujettissement, du droit de vie et de mort, quil na quexploité –, mais sur celle de lesclavage comme économie de marché.

Autour de Kabebe assis de force au soleil et de son bourreau Badji, des hommes, des femmes surtout, et quelques enfants, restent immobiles, observant silencieusement. La longueur des plans sur ces personnes attroupées en cercle autour de lévénement énonce déjà ce qui sera lun des points centraux du film : la prise dotages correspond à ce moment historique parce quelle engendre une paralysie. Refuser ou céder, cest toujours malheur et humiliation, celle du père ou celle du fils. La prise 335dotage crée également un blocage parce quelle transgresse les lois du combat digne, parce quelle mobilise comme monnaie et comme arme ceux quil faudrait protéger. Badji est le premier gradé de larmée coloniale à apparaître dans le film ; il est tout aussi crucial que ce ne soit pas un Blanc mais au contraire, comme il sera ensuite souligné, quil vienne de ce village même. Cela sobserve à plusieurs reprises : seuls, les Blancs ne seraient pas vraiment dangereux, malgré leur brutalité folle, froide, aussi dénuée de compassion que de réelle cruauté. Ils nen savent pas assez sur les tactiques et les ruses locales. Cest par Badji toujours que le pire arrive, et le commandant blanc le sait : les traîtres comme lui finissent tous empoisonnés, ce sera son cas.

Des spectateurs soudain deux femmes séloignent. On les suit pendant un long trajet en barque et à pied jusquà un jeune homme caché. Il ne veut pas participer à la guerre des Blancs, dit-il. Mais lune des femmes lui explique la situation : sil ne se rend pas, le père ira en prison à sa place. Lautre femme le bouscule et le force à les raccompagner, sans prononcer un mot : la suite le confirmera, cette femme – jouée par Mbissine Thérèse Diop – est muette. Arrivant près du père, le fils défait ses liens, et se rend : le père quitte la place au bras de ses deux filles.

Ce sont donc deux femmes qui prennent la décision permettant de sortir du blocage. Elles ne tergiversent pas, mais ne sexpliquent pas non plus ; elles ont simplement pesé les malheurs respectifs : la prison pour le père est pire que lenrôlement du fils. Elles prennent leur résolution en silence.

Parole, chant, silence

Le personnage – sans nom, mais aucune des femmes na de nom dans Emitaï – joué par Mbissine Thérèse Diop est donc muet. Cela ne change pas grand-chose : les femmes ne parlent presque pas dans le film, et on ne leur adresse dailleurs jamais la parole. Le choix de Sembène est donc dautant plus nodal : il na pour fonction que de manifester cette privation de la parole. Il est accentué du fait quelle est peut-être la seule femme que certains spectatrices et spectateurs reconnaîtront puisquelle 336était lhéroïne du premier film de Sembène La Noire de…, que sa robe rose à carreaux vichy est facilement identifiable, et quelle est celle qui intervient le plus au cours de laction. Labsence de la possibilité de parler nentrave donc en rien sa capacité à peser sur les événements – au contraire, semble-t-il.

Cette assignation des femmes au silence prend sens par le jeu dun formidable contraste. Les hommes, en effet, ne cessent de parler. Dès après lhumiliation de lancien Kabebe, une grande discussion sorganise avec le chef Djimeko et les autres notables. Lheure est en effet grave, puisque les colons prennent tous leurs fils. Assis sur les énormes racines du baobab où trône une pancarte de la France pétainiste, les hommes écoutent, se passent la pipe, se servent à boire tour à tour, et se demandent ce que, de tout cela, pensent les dieux. Mais autre chose se prépare : larmée coloniale dépêche au village un légionnaire, chargé, avec le commandant de la division locale des tirailleurs3, de récupérer la totalité des réserves de riz, destinées aux soldats en guerre dans la métropole – nous sommes en 1944. Or la nuit précédant larrivée de larmée, les femmes ont décidé daller cacher le riz. Un échange entre deux voix masculines ne laisse aucun doute : ce sont elles qui ont pris cette décision, elles ensemble puisque rien ne permet une quelconque individualisation au sein du groupe, et elles seules. Les hommes ne peuvent quapprouver : « Elles ont raison. »

Le montage introduit une autre dimension. En trois plans, on voit les femmes sassembler et saligner en colonne, leur panier de riz sur la tête, dans le plus grand silence – les percussions et cris du départ sétouffant peu à peu pour ne plus laisser entendre que les frottements des étoffes. Elles senfoncent dans la nuit en un long cortège, de gauche à droite dans le cadre. Le plan suivant raccorde sur le régiment des tirailleurs défilant en sens opposé, de droite à gauche, sous le soleil, mené par sergent Badji et le lieutenant légionnaire. Le bruit des bottes marchant au pas se double rapidement dun « Maréchal, nous voilà ! » chanté en chœur4. Les images ne pouvaient lénoncer plus clairement : face à 337larmée des exploitants et des traîtres, triomphale, diurne et bruyante, ce sont les femmes qui se sont constituées en une autre armée, silencieuse, nocturne, déterminée.

Lorsque les tirailleurs arrivent au village, ils le trouvent vide ; mais Badji le sait : les femmes sont là. Le lieutenant décide alors de les tenir en otage, assises au soleil – précise-t-il – au centre du village, jusquà ce que les hommes donnent le riz. Eux pendant ce temps se sont enfermés dans un lieu clos pour discuter : il faut décider si lon doit sopposer à larmée au risque de la mort ou céder ; il faut demander aux dieux ce que lon doit faire. Le dispositif central dEmitaï est alors en place : dun côté, les femmes sont prises en otages, toutes ensemble, sous le regard de Badji et des officiers, surveillées par des fusils, silencieuses et immobiles. De lautre, dans un lieu séparé, protégé par des palissades, six hommes parlent. Ils discutent, invoquent les dieux, font des sacrifices, se demandent sil faut agir et comment le faire, et attendent les signes. Leur parole est grave, on pèse les mots et on leur donne, par les gestes, par la ponctuation et ladresse, tout le poids nécessaire. Chaque nouvel événement – la mort du chef Djimeko, qui a décidé seul daffronter larmée avec ses hommes sans attendre la réponse des dieux – engendre de nouvelles questions, de nouveaux doutes. La parole ne cesse jamais, se développant indéfiniment comme pour elle-même, à la fois somptueuse et mortifère dans son incapacité à atteindre son dépassement, sa fin.

Les femmes, elles, ne disent pas un mot. Il semble que de leur côté il ny ait pas de discussion parce que les décisions sont toujours déjà prises. Elles ont caché le riz, et cet acte capital de résistance collective napparaît pas comme résultant dun processus, plutôt comme une évidence. Cest ce quil fallait faire, « elles ont raison ». Tout se passe comme si privées de parole, elles se trouvaient allégées de toute forme dhésitation, sûres de ce quimpose la situation historique autant que les hommes se montrent hésitants, impuissants à prendre à bras le corps le « moment décisif » – comme lécrivit fameusement le cardinal de Retz après la Fronde5. À chacune des étapes du drame, cet écart genré dans le rapport à la parole et à laction se confirme. Après la mort de Djimeko, 338le commandant empêche la tenue des funérailles ; ayant posé à Kabebe les termes de la négociation pour la tenue possible de la cérémonie, il sait que les hommes ne décideront pas sur le champ mais devront passer par la parole : « Maintenant ils peuvent aller palabrer ! »

Par contraste, lorsque les deux adolescents, qui sont un peu les dissidents de cette complexe machinerie de pouvoir, apportent une ombrelle aux femmes forcées à rester au soleil, Badji vient brutalement la leur ôter. Alors, les femmes se mettent toutes instantanément à chanter, et le personnage de Mbissine Diop se lève dun bond, arrache lombrelle des mains du sergent pour la rendre à une mère protégeant son enfant. Là encore, malgré lévident danger, aucune hésitation nest sensible, et aucune parole échangée. Le chant par contre fait entendre leur voix. Une fois lombrelle rendue, elles continuent obstinément à chanter. Plus tard, lors de la deuxième intervention des adolescents, venus cette fois apporter un peu deau, Badji sinterposera à nouveau, et à nouveau les chants immédiatement sélèveront. Badji aura beau leur hurler de se taire, elles continueront obstinément.

Ce chant ne devient pas une parole ou un substitut de parole. Sa fonction est en fait, dans Emitaï, strictement opposée : alors que les palabres dissolvent et bloquent le mouvement de lhistoire, le chant constitue un renforcement du collectif, une affirmation dénergie, un geste qui fait cristalliser la force du groupe. À la fin du film encore, la révolte des femmes passera par le chant, et cest en entendant résonner de loin le chant féminin que les hommes poseront lacte ultime dinsoumission qui, décidé trop tard, naffirme plus que la dignité et la mort.

Dans Ceddo, la situation est profondément autre puisque lotage nest plus la communauté des femmes, envisagée comme un tout par larmée et construite comme un bloc par Sembène, mais une femme singulière, la princesse Dior Yacine. Elle aussi, gardée prisonnière, restera silencieuse pendant lintégralité du film, jusquà la toute fin où, comme dans un rêve, son geste de rébellion aura la force de changer le cours de lhistoire – à moins quil narrive, lui aussi, trop tard. En ce sens, David Uru Iyam a raison décrire que « la princesse Dior, linstrument de la résolution dans Ceddo, se laisse dabord peu remarquer à cause de son silence. Son enlèvement par le Ceddo, bien quimportant dans le développement de 339laction, apparaît initialement comme accessoire par rapport au conflit central entre pouvoirs politiques et religieux. » (1986, p. 81) Toutefois, Dior Yacine nest pas muette. Avant de se taire, elle est en fait celle qui prononcera les premiers mots du film – après un long début silencieux sur la vie du village, brutalement interrompu par un groupe de femmes hurlant, mains sur la tête, « On a enlevé la princesse Dior Yacine ! »

À son arrivée au lieu où elle sera prisonnière, le guerrier se prépare à lattacher. Elle intervient alors par la parole, rappelant avec autorité leurs statuts respectifs : elle ne se laissera pas lier. Le guerrier justifie lenlèvement : il refuse lassujettissement et la conversion forcée de son peuple à lislam. Or de manière intéressante, la princesse répond à côté. Elle déplace largument, lui rappelant que « son acte est faisable par tous les hommes. Quil sache que si tous les hommes sont différents, les femmes le sont aussi. » Elle explicite ainsi ce que le guerrier navait pas formulé : peut-être se bat-il pour son peuple ; mais sil le fait ainsi, en la prenant en otage, cest parce quelle est une femme.

Une fois cela énoncé, sans peur ni hésitation, elle peut se taire. Et comme dans Emitaï, son silence – qui est aussi celui du Ceddo – contraste radicalement avec le déploiement extraordinaire de la parole (masculine) qui se joue par ailleurs. Dans les deux œuvres, lenlèvement a non pas engendré, mais révélé la situation de blocage historique dans laquelle se trouve la communauté. Le film entier consiste alors en la recherche dune sortie possible, et là aussi, la parole semble se déployer infiniment pour retarder le geste, pour étendre le « moment décisif » jusquà dissolution. La structure et le propos de Ceddo diffèrent pourtant, notamment par ladoption dune forme plus strictement tragique. Le film laisse voir la manière dont Sembène, en 1976, construit un profond dialogue avec les cinéastes de sa génération dont il partage certains des questionnements – Glauber Rocha au premier chef, dont Antonio das Mortes (1969), qui pose aussi centralement la question dun cinéma radicalement anticolonial, engendre ici de nombreux échos –, mais il semble aussi défier la culture occidentale classique. Lintrigue de Ceddo évoque fréquemment Corneille : filiations et rivalités familiales et politiques se mêlent, la cour sisole du peuple, des révoltes se fomentent, et les désirs ou promesses de mariage viennent encore compliquer les choses. On est ainsi par moments très proche de la mise en film de lOthon du poète rouennais par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub en 1969.

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Un autre aspect de Ceddo est aussi central dans ce cadre quil est peu souligné, maintenu en arrière-plan des discours explicites des personnages. Si les femmes autres que la princesse restent absentes du film, les questions de genre y jouent un rôle crucial. La structure dramatique met en jeu trois hommes : Biram, le fils du roi Demba War ; Madior Fall, son neveu ; et le grand guerrier Saxewar, qui dirige lun des villages voisins, et à qui Demba War a promis sa fille Dior Yacine. Or larrivée de lislam ne pose pas seulement la question de la conversion ; elle implique aussi un bousculement des structures politiques, sur lequel porte lessentiel de la discussion. En tant que fils de la sœur aînée du roi, Madior Fall est en effet lhéritier présomptif. Dior, estime-t-il, est son épouse légitime, et il accèdera ensuite au trône. Mais Biram intervient : lislam a interdit le matriarcat, donc lhéritage du trône ne peut passer par la mère de Fall. Biram ne peut épouser Dior, mais cest bien lui qui devra hériter du trône, comme le garantit limam. Deux systèmes de lois ainsi sopposent.

Plus tard dans le film, les discussions entre notables le confirment : cette situation aboutit à un blocage. En effet, Biram et Saxewar meurent tous deux en tentant de libérer la princesse. Plus personne donc pour épouser Dior ni reprendre le trône, puisque Fall a été répudié ; seul limam pourra reprendre cette double place. La problématique de la conversion – libre ou forcée – se trouve donc agencée avec celle du passage dun système traditionnel intégrant les filiations matrilinéaires au système musulman rigoureusement patriarcal. La tragédie se joue exactement ici.

Scènes

Sil y a tragédie, cest aussi quil y a scène. Ceddo le met en place demblée de façon manifeste : suite à lenlèvement, le roi convoque toute la population sur la place du village, les Ceddo devant porter un fagot sur la tête. Or le porte-parole ceddo6 plante le Samp au cœur de la place : ce grand bâton trônant vaut revendication de parole. Tout le monde sinstalle : le roi et ses proches, limam et ses disciples, les deux 341Blancs – le missionnaire catholique et le marchand qui troque armes et diverses autres choses contre des esclaves –, les Ceddo formant public en cercle autour de la place, et au milieu, le maître de cérémonies, Jaraaf. Cest ainsi exactement une scène qui se trouve construite, scène dans laquelle va se déployer un extraordinaire et immense dispositif de parole politique. Dabord, le roi veut savoir « ce que contient le Samp » : le porte-parole ceddo va donc devoir expliquer quel est le problème. Mais de plus, aucun interlocuteur ne peut sadresser directement à un autre : tous doivent parler à Jaraaf, et lui demander de transmettre au destinataire ce quils ont à lui dire. Or le destinataire entend bien sûr directement ; mais pour répondre, il devra aussi passer par Jaraaf. Ce système dadresse était déjà en place entre la princesse et le guerrier : tout proches lune de lautre, ils durent appeler Fara, laide du guerrier, pour servir dintermédiaire (« Fara ! Dis-lui que… »). Ce principe du tiers, pratique habituelle de la parole traditionnelle pour des intervenants respectés et importants, permet dinstaurer une parole ritualisée que la gestuelle formidablement stylisée – de Jaraaf surtout – achève de rendre inouïe dans lhistoire du cinéma, mais à qui elle donne aussi toute sa puissance de parole politique et tragique.

Cet espace scénique nexiste comme tel que parallèlement à un autre. Ceddo comme Emitaï sont fondés sur la mise en regard de deux scènes, réparties en deux espaces soigneusement distincts, au sein desquels les règles sopposent. À la scène de parole du village, entièrement masculine et radicalement hiérarchisée, soppose la scène de silence du petit abri, doté dune gourde et dun hamac, où est gardée, seule, la princesse. Cet espace, comme le dialogue initial la montré déjà, apparaît en partie comme un lieu neuf, échappant aux hiérarchies traditionnelles, où un guerrier ceddo et une princesse peuvent affirmer à égalité leur volonté, où plus personne nest lesclave de lautre. Par ailleurs, il sagit aussi dun espace de violence réelle, le guerrier menaçant de mort la princesse comme elle le menace de mort en retour. De ce fait, cet endroit à part pourrait être interprété comme nétant justement plus une scène, comme échappant au théâtre de la parole et de la politique. Mais ce serait sans doute un contresens. Il y a ici aussi du théâtre, du jeu.

La séquence sans doute la plus frappante à cet égard marque un basculement dans le régime narratif du film. Cest le dernier matin : la révolte nocturne des Ceddo a été un désastre, le village est dévasté 342par les flammes. De lautre côté, sur lautre scène, la princesse, poitrine nue et vêtue dun simple pagne, se dirige vers la plage qui, découvre-t-on, jouxte sa prison. Elle se baigne sous le regard de son gardien, puis retourne à son hamac. Ensuite, toujours dénudée, elle se dirige vers le guerrier et sagenouille à ses pieds pour lui proposer leau de sa gourde. Lhomme boit ; mais il a laissé tomber sa flèche au sol. Elle tente de sen emparer – il len empêche. Elle rejoint alors le hamac.

Toute silencieuse, cette scène complexe et aussi claire quénigmatique mêlant érotisme et mort, renaissance et séduction, résistance politique et désir, se présente comme un fragment mythique, qui ouvre le film vers la montée en puissance finale de la princesse. Au moment de la mort du guerrier, les larmes retenues de Dior engendreront en une séquence dont on ne sait si elle est souvenir damour naissant entre elle et le guerrier où déjà elle lui offrait de leau – ce qui reconfigurerait rétrospectivement tout le film puisque lenlèvement serait alors dabord laffirmation dun désir –, ou figuration de laccueil par Dior Yacine du guerrier valeureux au royaume des morts. Il aura donc fallu un baptême et un deuil, et la double confrontation au désir érotique et au désir de mort, pour que la princesse devienne celle qui pourra finalement réaliser lextraordinaire geste final, celui dune révolution arrivant toujours trop tard : la mise à mort de limam.

Or, cette fin clarifie que les larmes de la princesse ne relèvent pas dun syndrome de Stockholm – la victime tombée amoureuse du bourreau – mais expriment au contraire la compréhension lucide de la situation historique. Le guerrier ceddo ne la pas prise en otage puisque son geste na fait quexhiber la vérité de sa situation : otage, elle létait depuis le début, et une fois le guerrier mort, elle est vouée à le rester. Elle sera lépouse du vainqueur, et sa légitimation pour le trône. Jamais au sein des nombreuses négociations qui font le cœur du film, jamais face au blocage instauré par le bouleversement des institutions dans les lignées complexes dhéritage, jamais personne na envisagé quelle pût, elle, devenir reine.

En ce sens, limam a pris Dior Yacine en otage et le film le confirme : si deux des plus grands guerriers ont échoué à libérer la princesse, il suffit que limam ordonne quon la ramène pour que ses deux envoyés tuent sans difficulté apparente le farouche gardien, et ramènent Dior avec eux. Il contrôle manifestement la situation et cela justifie en retour 343que la princesse lassassine, ce geste apparaissant effectivement comme le seul acte de libération possible.

La désignation du lieu de la prison comme scène sopère de plusieurs manières. La première est la séparation. Cest là une stratégie commune de Ceddo et dEmitaï : la mise en scène est fondée sur une scission de lespace commun en scènes distinctes, rigoureusement séparées. Dans Emitaï, il y a dun côté la place centrale du village où sont prisonnières les femmes, et de lautre lespace masculin des palabres, enclos de hautes palissades. Entre les deux mondes, éloignés par une distance inconnue, aucune jonction ne semble exister. Les militaires ne paraissent pas savoir où se trouve cette scène masculine et ne se posent dailleurs pas la question. Rien ne circule donc entre les deux scènes, ni la parole, ni même aucune préoccupation apparente : les hommes ne sinquiètent jamais du sort des femmes, et la question quils ne cessent de se poser – faut-il céder et donner le riz – semble avoir déjà été réglée par les femmes elles-mêmes. Pourtant, lorsquelles chantent, les hommes les entendent. Seul le chant fait communiquer les espaces – et cest finalement en entendant au loin ce chant que les hommes se révolteront enfin.

Dans Ceddo, la séparation fondamentale est située bien sûr entre les deux espaces du village dun côté, et de la « prison » de la princesse de lautre. Encore une fois, il est impossible de les situer lun par rapport à lautre ; pourtant lorsque les envoyés veulent sy rendre ils savent le trouver. Mais de plus, une fois passé le grand spectacle tragique initial rassemblant tout le peuple, le village lui-même semble ensuite scindé en une constellation despaces clos, avec chacun ses propres règles de distribution de la parole. Le conseil du village, où se joue la rivalité hiérarchisée entre le roi, limam et Madior Fall ; lespace de discussion des Ceddo, où les participants sont représentés chacun par une paille plantée dans le bol central ; la pseudo-mosquée à peine dessinée au sol où prient limam et ses disciples ; larrière-cour du magasin du Blanc, où sont enchaînés les esclaves ; etc.

Mais le lieu où est gardé Dior Yacine est lui-même comme dédoublé par une mise en fiction scénique, que la présence de la plage à côté, révélée en fin de film, rend décidément rêveuse7, ou mythique. Lorsquau début Dior refuse dêtre attachée, promettant de ne pas chercher à senfuir autrement quen le tuant, le guerrier étend au sol une courte ficelle : 344« Tu vois cette corde, dit-il. Si tu la franchis, je te tue. » Au sein de cet espace ouvert de tous côtés, la simple présence de cette corde au sol pour former à elle seule la prison meurtrière confère à la fois à lobjet et à lhomme qui lui a donné ce pouvoir une force tout à coup magique. Mais il émerge aussi une dimension de jeu, presque enfantine, dans cet emprisonnement.

Sous la même apparence dune menace de mort immédiate et pressante, Emitaï laisse en fait apparaître une complexité similaire. Les femmes sont prisonnières sur la place du village, sous le regard attentif de Badji et parmi des soldats armés de fusils. Elles ne peuvent évidemment pas bouger. Les seuls à oser franchir la frontière immatérielle entre le groupe des femmes et le monde extérieur sont les deux adolescents. Mais lorsquun coup de feu est tiré, tuant lun des deux garçons, alors toutes les femmes, dun seul mouvement, se lèvent et quittent la place en hurlant, pour rejoindre ensemble le corps du jeune homme. Personne naura pu les en empêcher. Après un temps de silence, elles lemmènent en procession et procèdent à la cérémonie des doubles funérailles de ladolescent et de Djimeko, en faisant fuir les dernières sentinelles. Finalement donc, tout se passe comme si les femmes nétaient otages que tant quelles en acceptaient le jeu. Sil nest question que de menaces et de palabres, quand bien même ce seraient des menaces de mort et des violences réelles, elles veulent bien assumer la fonction quon leur a assignée, ou faire semblant de le faire. Mais si les bourreaux dépassent les bornes, transgressent les limites quelles auront fixées, alors le jeu cesse. Otages, cest ce quon voulait quelles soient, mais ce nétait que du théâtre. Ou presque.

Cest ici que se joue donc à la fois la complexité de la position de Sembène, et sa radicalité. Le mouvement de lhistoire se présente comme une affaire dhommes. Les femmes nen sont pourtant pas absentes : elles ont un rôle à jouer, celui dotages. Captives, silencieuses, immobiles, monnayables : voilà, montre Sembène, ce quon en attend. Lhistoire est masculine car elle est un art de la négociation et de la diplomatie. Mais cette posture de parole implique un contretemps, un ajournement qui peut savérer fatal au moment où se présente le « moment décisif » du basculement politique possible. À ce moment-là, la position des femmes permet le déblocage effectif, et cest leur exclusion même du système politique masculin qui leur donne la marge de manœuvre 345nécessaire. Si les hommes sont pris dans le tourbillon jouissif de la parole qui nen finit jamais, les femmes savent dabord quil sagit dun théâtre, un espace où il faut mimer le rôle attendu, jusquà ce que le drame en déborde, de lui-même. En montrant les femmes toujours un peu hors-jeu par rapport aux arguties du pouvoir masculin, Sembène leur rend aussi leur rôle réel. Elles sont en fait en charge de la violence. Échappant au décalage quimplique la discussion interminable, elles ont accès au temps juste de lhistoire, et doivent trancher par laction, en silence. Dior Yacine le montre en tuant limam sans être inquiétée, geste qui se situe bien au-delà dune simple résistance passive. Mais ce sont aussi les chants dEmitaï, expression dune communauté idéale, indissociée mais non apaisée. Lors de la séquence finale du film, les femmes célèbrent les funérailles de Djimeko et de ladolescent. On les voit chanter et danser ; rien là, a priori, de dangereux. Elles ont pourtant toutes une arme à la main.

Benoît Turquety

Université de Lausanne

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Bibliographie

Kindem, Gorham H. et Steele, Martha, « Emitai and Ceddo : Women in Sembènes Films », Jump Cut, no 36, mai 1991, p. 52-60.

Retz, Jean-François Paul de Gondi, cardinal de, Mémoires, éd. Marie-Thérèse Hipp et Michel Pernot, Paris, Gallimard, coll. « Folio classiques », 2003.

Uru Iyam, David, « The Silent Revolutionaries : Ousmane Sembenes Emitai, Xala and Ceddo », African Studies Review, vol. 29, no 4, décembre 1986, p. 79-87.

1 Sembène a toujours fait précéder son nom de famille à son prénom dans les génériques de ses films. Je reconduis ici son choix.

2 Les deux films ont déjà été rapprochés par Kindem et Steele (1991) à propos de la représentation des femmes chez Sembène ; mais ils ne mentionnent pas cette question de lotage.

3 Joué par Robert Fontaine, qui interprétait Monsieur dans La Noire de….

4 Larmée française et son organisation font lobjet dun traitement satirique qui la rend ridicule plutôt que réellement menaçante, et rapproche ces séquences des films contemporains de Sembène (Mandabi, Xala…). La rivalité entre la légion et larmée coloniale, la bêtise funeste du lieutenant légionnaire à la grande écharpe blanche flottant au vent, sont typiques de cette dimension – à laquelle sajoute la transition entre Pétain et de Gaulle, totalement dénuée dimpact sur la situation du village, et soulignée dans son absurdité notamment par lintervention dun tirailleur impertinent joué par Sembène Ousmane lui-même.

5 « Il ny a rien dans le monde qui nait son moment décisif, et le chef-dœuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment. Si lon le manque dans la révolution des États, lon court fortune ou de ne le pas retrouver, ou de ne le pas apercevoir. » (Retz, 2003, p. 180).

6 Interprété par Ousmane Camara, qui jouait déjà Kabebe dans Emitaï.

7 Ou psychédélique, dimension renforcée par la musique hallucinée de Manu Dibango.