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Classiques Garnier

Écriture de soi et expérience fictionnelle chez Fatou Diome Entre auto-thérapie et contestation du pouvoir

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
  • Auteur : Sagna (Moussa)
  • Résumé : L’œuvre romanesque de Fatou Diome est souvent réduite à la question de l’émigration. Cette lecture semble être influencée par l’incapacité de l’auteure à choisir sa « véritable » patrie entre Niodior et Strasbourg. Pourtant, une autre lecture permettrait de constater qu’à l’intérieur des récits, Fatou Diome dénonce le masochisme des insulaires de son village. Aussi sera-t-il question d’analyser comment l’écriture de soi a abouti, chez elle, à une contestation du pouvoir des hommes de Niodior.
  • Pages : 447 à 458
  • Collection : Rencontres, n° 539
  • Série : Francophonies, n° 2
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406127352
  • ISBN : 978-2-406-12735-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0447
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/05/2022
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Fatou Diome, écriture de soi, contestation, féminisme, traumatisme
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Écriture de soi et expérience fictionnelle chez Fatou Diome

Entre auto-thérapie et contestation du pouvoir

La critique littéraire a souvent analysé lœuvre de Fatou Diome en faisant de la question de lémigration lessence même de son discours. Cette lecture, quoiquintéressante, ne souligne pas assez la défense des droits de la femme dans une société niodioroise conservatrice. À partir de cette œuvre, notre propos veut mettre en évidence comment la scénarisation de parcours de femmes constitue en même temps une dénonciation de lautorité, du pouvoir mâle qui régente la communauté seereer du terroir islamisé des îles du Saloum. Nous partons du postulat que lauteure dévoile son trauma pour transgresser et dénoncer les tares dune société aux habitus conservateurs.

Dire le trauma

Dans son étude de lœuvre dImre Kertész, Chiantaretto souligne que « lexpérience de soi est une épreuve, parce quelle interroge le lien entre réalité extérieure et réalité intérieure, présence du passé et présence du futur, identité et identification, réalité psychique des autres en soi et réalité psychique des différentes figures de soi chez les autres » (Chiantaretto, 2008, p. 18). Lépreuve que constitue cette expérience rend désormais caduque une narration de soi sur un mode rousseauiste, et lon sait aussi depuis Fils (1977) de Doubrovsky que la psychanalyse a bouleversé les rapports de soi à soi et de soi à autrui. Lhistoire de lauteur sesquisse dès lors en réaction aux soubresauts dune mémoire éreintée par les épreuves. Avec Fatou Diome, le rapport à soi et à autrui sénonce à travers la scénarisation des assujettissements et des rejets dont 448les personnages, souvent féminins, sont victimes. Que ce soit dans Le Ventre de lAtlantique (2003), dans Kétala (2006), dans Impossible de grandir (2013) ou dans Les Veilleurs de Sangomar (20191), le dessein de mettre en scène les « états de femme » (Heinich, 2014, p. 94) à Niodior laisse deviner que « sur ce coin de la Terre, sur chaque bouche de femme est posée une main dhomme » (VA, p. 131). La prise de plume – immersion dans une écriture de soi ou une fiction romanesque – se révèle dès lors lespace nécessaire pour contrer loppressante présence de lhomme et lauteure expose ce mal-être dans des lieux où, au nom de lislam dont les textes sont parfois peu maîtrisés, la femme est souvent rétrogradée au rang de faire-valoir. Dans la prose de Fatou Diome il y a, dune part, une insistance sur la brutalité et labsence de discernement de lhomme, et, de lautre, une mise en scène du cauchemar de ces femmes qui vivent sur une île où « il était plus utile dapprendre à connaître Dieu et détudier les voies du salut que de sembarrasser à décoder le langage des Blancs » (VA, p. 80).

Avec lavènement de lislam, le recours au monde arabe comme référence crée une confusion entre culte islamique et culture arabe qui rogne lespace dévolu à la femme. Dès lors que la culture arabe a supplanté la tradition subsaharienne, un changement de paradigme sest opéré dans le quotidien des femmes. Fatou Diome, consciente des transformations impliquant une évolution négative de la condition des femmes à Niodior, rappelle que dans la société seereer préislamique celles-ci avaient leur mot à dire dans le choix du conjoint (IDG, p. 265-266). En effet, la naissance dune mentalité nouvelle, consécutive de lislamisation, a entraîné dans le terroir des îles seereer sous influence mandingue (dont lislamisation remonte à lempire du Mali au xiie siècle), une conception nouvelle des rapports hommes-femmes. Les valeurs introduites par lislam ont entravé la liberté de la femme en la plaçant sous le joug des hommes. À partir de ce moment, toute lhistoire de Niodior – village dailleurs fondé par une femme (IDG, p. 266) – a été revisitée. Par conséquent, les parcours de femmes construits par Fatou Diome mettent « en jeu tous les fils, les mots et les maux dune vie » (Vercier, Lecarme et Bersani, 1982, p. 154). Dans Les Veilleurs de Sangomar, « ces maux dune vie » 449sobservent dans le quotidien de Coumba, la veuve dont le recueillement et le besoin de solitude sont perturbés par les récriminations de proches ne pouvant distinguer la tradition arabique des connaissances islamiques. Dans le roman, Fatou Diome tourne en dérision lattitude des « Métamorphosés », ces nouveaux convertis qui se distinguent par leur bigoterie maladroite et leur méconnaissance de lislam, ce qui génère de nombreuses confusions :

– Coumba [], si tu me permets, veille à mieux te couvrir, commençait lun des Métamorphosés []. Tu sais Coumba, une femme pieuse ne doit pas rester tête nue, surtout dans ta situation.

– Cest vrai, ma nièce, prête attention à la décence de ta tenue, renchérissait aussitôt léminence grisonnante du groupe de Métamorphosés [].

– [] Coumba, ne porte plus ton chapelet autour du cou, ce nest pas un collier, un ornement, cest un objet sacré… (VS, p. 162-163)

Faisant fi de la tristesse de Coumba, les hommes vont, « dinterdit en recommandations » (VS, p. 163), obstruer lavenir de la veuve car, « depuis que leurs nouvelles croyances les aveuglent, les mutants soumettent les femmes, les reléguant au rang de pleureuses » (VS, p. 208). Avec un verbe proche de celui de Ken Bugul2, Fatou Diome narre les travers dune société niodioroise devenue ouvertement phallocratique. De fait, ses récits mettent en évidence les iniquités subies comme une purge. Dans Kétala, par exemple, le rappel des propos du père de Mémoria par Cassette permet de relever lutilité de la femme dans une société qui a fait de lhomme le sexe fort :

Je madresse à celle qui est ma fille, par la volonté de Dieu et qui, à ce titre, me doit respect et obéissance, dit le père. Voilà quelques mois que tu nenvoies plus aucun mandat. Pourtant, même au bout du monde, tu as appris les ravages de la dévaluation. [] Aujourdhui, il ne nous reste plus que toi et la grâce dAllah. Quattends-tu donc pour nous aider à faire vivre la famille ? (K, p. 208)

Pourtant, ce même père est le premier à rejeter sa fille et à donner lordre quelle séloigne des autres membres de la famille lorsquil comprend de quelle maladie elle souffre :

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Au bout dun long moment de silence, son père lui cracha ce que tous pensaient sans oser laffirmer : « Cette maladie ninfecte que les dégénérés qui mènent une vie dissolue. Tu ne laurais jamais attrapée si tu tétais bien comportée là-bas. []. Dorénavant, je tinterdis tout contact avec ma famille [] » (K, p. 266)

Pressée par la société parce quelle doit satisfaire les attentes placées en elle, la femme est rejetée et abandonnée à son triste sort quand un représentant du patriarcat juge quelle a commis un écart de conduite. Cet abandon peut être mis en parallèle avec la désespérance du jeune Moussa qui, dans Le Ventre de lAtlantique, de retour sur lîle, incarne léchec en Europe : la micro-société niodoroise peine à comprendre et à saccommoder des réalités du monde contemporain. Moussa, victime pourtant, se suicide (VA, p. 1143). Cette comparaison, quoique plausible, laisse de côté le mal subi par les filles appelées à « faire maman » (VA, p. 186), tel un métier, afin de « gagner le paradis » (VA, p. 187).

Dans Le Ventre de lAtlantique et dans Impossible de grandir, la femme qui enfreint les codes introduits par lislam est traitée avec plus de mépris que lémigré qui a échoué. Sil est vrai que lémigré est vilipendé, la femme, elle, est mise au ban de la société au point de senfermer dans le mutisme ou de disparaître4. Les intrigues mettent en scène ces cas de figures, par exemple avec la mère de Salie, lalter ego de Fatou Diome, incapable de se guérir de sa mélancolie ; mais encore avec la jeune Sankèle – dont le nom signifie en seereer la sacrifiée – et à sa mère dont les vies sont détruites à cause de linfanticide commis par le père ne supportant pas la honte dune naissance illégitime :

Sankèle reprenait son souffle, essayant malgré sa fatigue de reconnaître, dans le visage de son fils couché auprès delle, les traits de son aimé. Sa mère saisit une bassine et alla puiser de leau dans la grande jarre, au coin de la cour. Alors quelle revenait vers la chambre, un cri strident déchira la terre tiède sous ses pieds. Figée, elle vit Sankèle passer devant elle en courant, la tête entre les mains. Elle essaya de la rattraper, en vain. Elle rebroussa chemin 451pour aller soccuper du nourrisson. Le spectacle quelle découvrit la priva de parole à tout jamais : son mari avait mis lenfant dans le sac plastique et le ficelait comme un rôti de porc. Devant le regard ahuri de son épouse, il annonça froidement :

– Un enfant illégitime ne peut grandir sous mon toit. (VA, p. 133-134)

Le désir de Fatou Diome de revenir aux moments de lenfance (Le Ventre de lAtlantique, Impossible de grandir) ou de recourir à la fiction (Kétala, Les Veilleurs de Sangomar) pour conter le sort peu enviable des femmes de Niodior se comprend en écho de sa propre enfance traumatique et dune sororité avec les femmes de son île natale, participant ainsi « à la revendication dune écriture de soi libre, [afin] non pas de recomposer le passé, mais de lui trouver des mots dans lindépendance maximale – voire la rébellion ouverte ! » (Chiantaretto, 2014, p. 48). Le double choix de la fiction et du récit de soi obéit, pour ainsi dire, à une volonté de Fatou Diome de dépasser les conflits avec les femmes Niodior afin quensemble elles puissent faire face à la domination des hommes.

Transgresser pour dénoncer

Considérée comme « la fille du diable » (VA, p. 75) par les insulaires de Niodior, Fatou Diome sest attelée, dès Le Ventre de lAtlantique, à revenir sur les péripéties de son enfance et à mettre en scène le mauvais traitement dont elle a été victime. Pourtant, très vite, le besoin de subvertir lautoritarisme des insulaires et de réhabiliter lhonneur bafoué de sa mère sest greffé au dessein de représenter son parcours. Aussi recourt-elle à lécriture qui lui octroie une certaine liberté lui permettant de « dire et faire tout ce que [sa] mère na pas osé dire et faire », comme laffirme Salie (VA, p. 227).

Le retour à lenfance, « foyer résiduel de traumatismes et de séquelles qui se révèlent dans les écrits des romancières » (Chérif-Kréchiem, 2012, p. 176), inscrit déjà la transgression au cœur du projet mémoriel et fictionnel de Fatou Diome puisquon « ne se souvient pas pour aller mieux, mais pour comprendre » (IDG, p. 54). La tentative de capter linexplicable crée une distorsion dans la mesure où, en mettant en 452exergue lhistoire de sa vie ou celle des femmes dune contrée refusant le « soi », les narratrices de Fatou Diome sécartent des normes établies par la communauté5. Dailleurs, la survie de Fatou Diome est en elle-même une transgression dans la mesure où, note-t-elle :

[] trahie par ma grand-mère, la tradition, qui aurait voulu métouffer et déclarer un enfant mort-né à la communauté, maria ma mère à un cousin qui la convoitait de longue date. À défaut de se débarrasser de moi, les garants de la morale voulurent me faire porter le nom de lhomme imposé à ma mère. Ma grand-mère sy opposa fermement []. (VA, p. 74)

Les germes de la dénonciation de la domination du mâle – symbolisée par le refus dune filiation de convenance par la grand-mère – proviennent de cette Afrique profonde, considérée peu connectée aux réalités du monde contemporain. Le non-respect des codes par la grand-mère expose lenfant à la vindicte populaire, augurant déjà une vie de confrontations avec la communauté. Et limage de la grand-mère qui soppose aux « dogmes » traditionnels imposés par lislam est symbolique à bien des égards. Par essence garante de la tradition, elle sest muée en annonciatrice dun bouleversement social à Niodior que Fatou Diome va parachever. En effet, rejetée, la jeune fille se réfugie bientôt dans les études et lécriture (dont les pouvoirs thérapeutiques nourrissent tant le récit de soi que la voie romanesque) ; celle-ci lui permet de décrire une société traditionnelle que lislamisation à outrance a abrutie. À preuve, dans le récit autobiographique Impossible de grandir, elle montre comment dans ces contrées lislamisation participe à biaiser le jugement des valeurs de la femme :

Quand je préparais le bac, dans une minuscule chambre que je louais, nayant pas toujours le prix dune bougie, jallais parfois faire les devoirs ou réviser mes leçons, la nuit sous lélectricité du lycée Demba Diop. Compréhensif, le proviseur de lépoque me laissait une classe à disposition, quand je le lui demandais. À laube, lorsque je croisais et saluais les porteurs de chapelets, qui se rendaient ou revenaient de la mosquée, ils me maudissaient, crachaient par terre, me prenant pour une prostituée au sortir dune nuit de péchés. (IDG, p. 269)

Dans le roman Les Veilleurs de Sangomar, en revanche, limportance accordée par la veuve à lécriture, au détriment de la dévotion due à son 453statut de femme éplorée, constitue un sacrilège pour certains membres de sa famille. À travers le recours à lécriture, où Coumba noie son chagrin, sénonce une satire des croyances islamiques déphasées des réalités du monde actuel :

Écrire [] cest se présenter au Seigneur tel quil vous a fait, à lui dassumer sa pauvre créature. En méditation perpétuelle et quotidiennement confessé par le pire des juges quest la conscience, lécrivain na besoin daucune autre dévotion ; si lascèse imposée par son art ne mène pas au Paradis, personne ny accédera. (VS, p. 47)

Les intercesseurs Abraham, Jésus, Mohamed (VS, p. 79) quinterpellent les hommes perdent leurs pouvoirs. Lécriture est désormais le véritable intermédiaire dans une société dont la tradition est pourtant intrinsèquement liée à loralité. Une étape est donc franchie dans la remise en question du pouvoir des hommes, puisquavec la pratique de lécriture, la femme transgresse et affiche son autonomie. En effet, de la fin des années 1990 au début des années 2000, une importante production romanesque dauteures sénégalaises est venue bousculer certains codes sociaux. Quil sagisse de Riwan ou le chemin de sable (1999) par Ken Bugul ou La nuit est tombée sur Dakar (2004) dAminata Zaaria, les auteures représentent sans tabou le corps de la femme, exposent sa sexualité et vilipendent certaines coutumes ancestrales. Exploitant cette voie, Fatou Diome recourt à diverses stratégies narratives quelle amplifie dans Kétala où se met en place la scénographie dune prosopopée : la parole est déléguée à des objets qui dévoilent à tour de rôle des pans de lexistence bafouée de Mémoria, la défunte dont la communauté veut ignorer la vie. Dès le début de leur « kétala » – il précède celui des humains appelés à se partager les biens de la défunte – la satire contre les hommes est immédiate. Masque, par exemple, dit à Mouchoir que « dans la vie des hommes, tout est injuste » (K, p. 62). Le discours des objets dénonce linjustice faite aux femmes en général, et de Mémoria en particulier, ainsi que lhypocrisie de la société, par exemple quand Montre rapporte les reproches de Makhou, lex-époux de Mémoria, à ses parents :

Vous avez toujours su que je suis homosexuel. Tamara, son appartement, son école de danse, vous avez tout financé, en échange de ma discrétion. Nayant rien pu contre mon amour pour Tamara, vous avez fermé les yeux. Pourtant, 454lexistence de ce lien affectif ne vous a pas empêché dorganiser mon mariage avec Mémoria, en sachant très bien que vous fabriquiez un faux couple. (K, p. 265-266)

Le propos de Makhou permet de relever les dysfonctionnements dune société où « larbre à palabres est un parlement, et larbre généalogique, une carte didentité » (VA, p. 79). Saffirme une caricature de la société traditionnelle, pour dénoncer la domination du mâle qui cherche même à contrôler le subconscient de la femme.

Rep(a)nser la condition de la femme

Cest dire quà linverse des hommes au pouvoir, la femme africaine « nest ni un avatar néo-colonial, ni une résurgence traditionaliste, mais plutôt une sorte de troisième voie, intimiste certes, mais forte dune universalité qui étend peu à peu la sensibilité et la découverte du moi à lensemble dun champ social souvent sclérosé » (dAlmeida et Hamou, 1991, p. 43). Chez Fatou Diome, la scénarisation des histoires de femmes permet de révéler « le mal dêtre, le mal de vivre, [le] besoin de résistance [dans la mesure où] le tempérament exalté des personnages [féminins] donne aux récits ou aux fictions une vitalité dans un climat littéraire dominé par la question de lémancipation » (Dramé, 2005, p. 128). Par contraste est proposée une valorisation de la femme au moyen de la scénarisation des faiblesses que lhomme tente de masquer :

Djilali essayait de rasséréner Linda comme il pouvait, pendant que ses yeux avouaient tout ce que la bouche ne sautorise jamais à formuler, quand les hommes font lhomme : « Moi aussi, je suis inquiet. Moi aussi, jai peur. Moi aussi, jai mal. » (VS, p. 131)

De fait, un nouveau regard est posé sur la femme et son statut repensé dans un milieu où « les lutteurs descendent dans larène pour mériter les félicitations de leur brave-tendre mère » (VS, p. 57). On comprend, dès lors, pourquoi dans Le Ventre de lAtlantique, Salie soffusque de la scène quoffraient « des starlettes issues dun casting commercial [] qui ignorent tout des combats menés pour la dignité des femmes » (VA, p. 37). À travers 455la voix de son personnage, Fatou Diome combat les idées reçues et « la réduction au silence non-questionnée des femmes » (Narasimhan, 2019, p. 103). Lauteure-narratrice du Ventre de lAtlantique se moque de « la vieille sottise qui consiste à faire accroire aux petits garçons qu“un homme ne doit pas pleurer” » (VS, p. 131), tout en étant consciente que cette prétendue domination ne sestompera que si les femmes se soutiennent ; or cette solidarité féminine fait défaut. Dans Kétala, par exemple, les malheurs de Mémoria ont débuté dès linstant où la mère de Makhou a cherché à masquer lhomosexualité de son fils. Dans Les Veilleurs de Sangomar, la dénonciation de cette absence dentraide seffectue au moyen dun questionnement de Coumba : « On ne cesse de parler de solidarité féminine ; comment se fait-il quil existe plus de belles-mères insupportables que dadorables ? » (VS, p. 121)

La signification du prénom de la belle-mère de Coumba est, dailleurs, révélatrice de cet antagonisme, car en seereer Wassiâm signifie « laisse-moi en paix ». Les rapports conflictuels entre belle-mère et bru sont, pour ainsi dire, un prétexte pour Fatou Diome dappeler à une synergie des forces féminines pour contrer la domination des hommes. Cest dans ce sens quelle appelle à réarticuler le paradigme du mariage avec un retour à la tradition seereer où les filles choisissaient leur époux. Aussi, dans la narration des aventures de lhomme de Barbès, par exemple, Salie insère-t-elle lhistoire de Sankèle montrant, par la même occasion, comment les choix du conjoint doivent être redéfinis :

En dépit dune éducation traditionnelle, qui tâchait de la modeler comme du beurre de karité, Sankèle avait grandi avec des ailes de pélican assoiffé dazur. Malgré son sourire timide et son regard fuyant, elle avait du cœur et de laudace. [] Lamour, elle le concevait dune manière bien à elle. Quattendre dun homme au bout du monde, sinon des nuits de veuve et des rides par dizaines à chacun de ses retours ? Guidée par sa propre loi, la belle Sankèle avait fauté []. (VA, p. 31)

Sankèle, devenue « une ombre diffuse dans un territoire imaginaire » (VA, p. 136), est une belle illustration de la contestation du pouvoir des hommes de Niodior6. Limportance accordée à la grand-mère, au détriment du grand-père dans la restitution de lhistoire de ses origines, 456se comprend dès lors mieux. La validation de la saga familiale par la grand-mère confère un statut nouveau à la femme, à travers un retour à la tradition africaine où celle-ci nétait pas encore une subalterne. Ayant recouvré son identité en assimilant et validant son histoire personnelle, Fatou Diome peut désormais participer à la lutte plus générale de lémancipation de la femme, car, soutient-elle, « jécris pour dire et faire tout ce que ma mère na pas osé dire et faire ! Jécris, afin que dans sa lignée de femmes, elle soit la dernière sacrifiée, car ma liberté est un non tonitruant, que je ne cesserai de transmettre, jusquà mon dernier souffle, à toutes mes sœurs dAfrique et dailleurs » (IDG, p. 312). La clausule de cet énoncé témoigne du rôle nouveau que la femme doit jouer dans sa communauté. Il faudrait donc, par conséquent, nuancer le propos qui voudrait quentre « le patriarcat et limpérialisme, [] la figure de la femme disparaît non dans un néant virginal mais dans un violent va-et-vient qui correspond à la figuration déplacée de la “femme du Tiers-Monde”, prise entre tradition et modernisation » (Narasimhan, 2019, p. 105). De fait, la femme africaine nest nullement à la marge dans la réécriture de lhistoire commune et il nest plus possible de faire référence à un ancrage dans un passé révolu ou dans une foi en une modernité qui peine à sinstaller pour expliquer lexclusion de la femme de « la redistribution de la puissance et de la prospérité » (Guillebaud, 2008, p. 452). Au contraire elle participe, à sa façon, à formater son rapport à lautorité. Chez Fatou Diome, ce remodelage sénonce lorsquelle refuse « dêtre réduite au statut, si longtemps bafoué, de femmes. » (IDG, p. 310)

Conclusion

Cest dire que les tragédies vécues par les personnages féminins sont les sacrifices nécessaires pour lémancipation de la femme. Il est donc attendu des romancières africaines une scénarisation des relations nouvelles entre lhomme et la femme africaine, détachées de toute forme de domination. Lœuvre de Fatou Diome, marquée au sceau de lécriture 457de soi, remet constamment en question lautorité du patriarcat, surtout celui de son île natale de Niodior. Ce nœud de tensions sinspire dun trauma familial qui signifiait déjà la transgression des règles établies. De ce fait, Fatou Diome affirme le pouvoir de « passer outre », daller au-delà des normes, des codes et des catégories, afin que les femmes de Niodior – et sans doute bien dautres – participent à linvention dun monde nouveau, loin des brimades et des humiliations.

Moussa Sagna

Université Cheikh Anta Diop, Dakar

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1 Dans le cadre de cet article, nous retenons ces quatre romans ; Le Ventre de lAtlantique est le second publié par Diome et Les Veilleurs de Sangomar le plus récent, paru en 2019. Les sigles VA pour Le Ventre de lAtlantique, K pour Kétala, IDG pour Impossible de grandir et VS pour Les Veilleurs de Sangomar seront désormais utilisés.

2 À propos de cette auteure, voir : Amadou Falilou Ndiaye et Moussa Sagna, « Le Baobab fou, Riwan ou le Chemin de sable et De lautre côté du regard : les autobiographies féministes de Ken Bugul », Nouvelles Études Francophones. Revue du Conseil International dÉtudes Francophones, University of Nebraska Press, 2017, p. 57-69.

3 Rappelons cependant que le suicide « est perçu par le seereer non pas comme un anéantissement mais comme la manifestation du suprême honneur : “Le suicide, dans léthique seereer [], lave laffront. Le clan devient sauf. Et la mort, dans son acception seereer, permet laccession à une autre vie qui donne la possibilité dun retour réel après le dépouillement de toutes les souillures contractées durant son existence” » (Ndong, 2004, p. 30-31).

4 Par exemple, dans Le Ventre de lAtlantique, p. 56 et p. 134.

5 Sur ce point, voir : Mansour Dramé, « Lémergence dune écriture féministe au Sénégal et au Québec », Éthiopiques, no 74, 2005, p. 120.

6 Soulignons, cependant que, parce quelle a osé défier un système figé, Sankèle a été astreinte au silence en seffaçant de la mémoire des insulaires à la faveur de son exode en ville. Ce départ traduit aussi la résilience des hommes de Niodior capables de briser les velléités révolutionnaires des femmes de lîle.