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Classiques Garnier

Editorial Towards a re-characterisation of waste

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Éditorial

Pour une requalification des déchets

Il est difficile en ce mois davril, alors que la préparation du cinquième numéro dAedificare sachève, de ne pas évoquer lincendie de Notre-Dame de Paris. Alors que la stupeur des premières heures laisse peu à peu la place au débat sur le devenir de la cathédrale, il nest pas question de proposer un avis péremptoire de plus sur les modalités et les délais de cette reconstruction. Le monument mérite à tout le moins que lon prenne le temps afin que lémotion ne soit pas le seul guide ou prétexte des restaurations à venir. Car, à lire les déclarations qui nourrissent les journaux de tous ordres depuis la catastrophe, se pose la question de ce qui a brulé le 15 avril dernier : le témoin des grands événements qui, « de saint Louis à de Gaulle », ont marqué le pays ? Un emblème ? Un mythe ? Une source dinspiration pour les artistes ?…

« Cest plus quun bâtiment qui brûle, cest notre histoire ». Les propos dune anonyme, rapportés par Libération (16/04/2019) à la suite de lincendie, résonnent de multiples façons du fait de la polysémie même du mot « histoire ». Cest bien une partie de notre histoire, personnelle ou collective, que les flammes ont atteinte en sen prenant au cadre de nombre dévénements internationaux, nationaux ou plus intimes. Cette cathédrale a participé dune histoire religieuse, artistique, technique, économique ou politique, et y participe encore pleinement si lon prête attention aux discours qui sont actuellement tenus et à lenjeu que représente sa « reconstruction ». Le fait même que lon parle de « reconstruire » ou de « rebâtir » plus que de réparer ou restaurer nest pas anodin et participe dune volonté de sublimer en quelque sorte les émotions et dinscrire la restauration dans une autre dimension : celle, par exemple, dun « projet national », pour reprendre les mots 14prononcés par Emmanuel Macron lors de son allocution télévisée du 16 avril 20191.

Mais comment ne pas voir aussi dans lincendie qui a ravagé une partie de Notre-Dame de Paris, le rappel implacable de la matérialité de larchitecture dans ce quelle a de plus concret ? Bois, pierres, verre, métaux ont été au cœur du brasier. Ce sont eux qui, en premier lieu, ont été consumés. Cest sans fétichisme que jévoque cet aspect de la cathédrale, dans loptique de lun des objectifs que sest fixé notre revue : « sensibiliser le public et les professionnels à la matérialité de larchitecture ainsi quau patrimoine technique2 ». Un objectif auquel – hasard du calendrier – fait écho le beau livre dOctave Debary, De la poubelle au musée, une anthropologie des restes, paru au mois de mars 20193. Insister sur le caractère matériel du monument, chercher à prendre en compte cette dimension ne doit pas aboutir, comme y invite la définition même de ladjectif, à distinguer ce qui concerne les choses de ce qui concerne les personnes. Or lattention portée aux matériaux qui composent un édifice est une des voies qui permettent de saisir lœuvre dans sa complexité ou de mettre en évidence la multiplicité des acteurs. Que lon pense à létude des marques dassemblage relevées par Frédéric Épaud sur la charpente de la cathédrale de Bourges4, que lon pense aux traces de taille analysées sur les blocs de pierre par Jean-Claude Bessac5, que lon pense aux indices sur le façonnage des tirants métalliques du Palais des papes dAvignon révélés par les analyses métallographiques de Philippe Dillmann6. La liste est longue des études qui, depuis quelques décennies, traquent les vestiges du travail des personnes dans les objets qui nous sont parvenus. 15Cest une manière de lutter contre ce que, empruntant à Howard S. Baker7 la métaphore du générique de cinéma, Octave Debary constate pour lart qui « dans sa forme moderne réduit souvent la liste de son générique à un auteur unique, à lartiste. Ce générique fait disparaître de nombreux acteurs, de nombreuses médiations nécessaires à la fabrication de lart, toutes impliquées dans le temps de réalisation, de diffusion et de réception8 ». Cest aussi, à sa façon, ce que tente de faire le présent numéro dAedificare que Valérie Nègre et Sandrine Victor consacrent à lentrepreneur : un personnage qui peine à trouver droit de cité dans un générique plus prompt à faire place aux commanditaires, aux concepteurs et aux praticiens quà ces sortes dintermédiaires dont lentreprise a pour fin largent. La multiplicité des figures convoquées sur le chantier contribue à ancrer la construction dans la société de son temps, tout en mettant en évidence la diversité des motivations qui ont pu se combiner et concourir à la réalisation dune œuvre.

Sintéresser aux matériaux qui composent un bâtiment revient, en ce sens, à ne pas prêter uniquement attention au processus de création, mais à prendre aussi en compte les actions et les souffrances des individus ou à passer dune histoire unique à une histoire plurielle9.

Prendre en considération laspect matériel du monument implique aussi de se poser la question des restes de lancienne cathédrale. Non des parties demeurées en létat, mais de tous les matériaux touchés par les flammes et que les reportages photographiques nous montrent jonchant les reins des voûtes encore en place ou le sol de la cathédrale. Si lon ne peut que saffliger de la perte des témoignages quauraient encore pu nous apporter les matériaux consumés par les flammes sur les multiples interventions qui ont façonné Notre-Dame au cours des siècles, il conviendrait de se mobiliser afin que ceux qui restent ne soient pas considérés comme des déchets. Il y a dans laspiration proclamée à reconstruire la cathédrale « plus belle encore » une volonté de passer outre le désordre suscité par le feu, den effacer jusquà la trace, au souvenir, pour retrouver une intégrité, un ordre. Lenjeu dépasse, en cela, le seul chantier de restauration de Notre-Dame.

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La crainte est, alors, que les traces ténues que portent encore les restes calcinés ne soient elles aussi irrémédiablement perdues, jetées à la décharge, sacrifiées à la volonté deffacer toute flétrissure, de surmonter lépreuve par le neuf, par le « plus belle encore ». Mais, même affaibli, le témoignage de ces restes demeure pour peu que lon prenne la peine de le recueillir. Maçonneries éventrées et matériaux maltraités par la flamme peuvent encore nous renseigner sur lhistoire de la construction de Notre-Dame, sur ceux qui lont bâtie.

Il ne sagit pas de sopposer, bien sûr, à une nécessaire restauration et de « patrimonialiser » ces restes, mais de se donner le temps de recueillir les informations épargnées par lincendie, voire révélées par lui. Tels les travailleurs des déchets qui « sactivent à réinventer, à refaire quelque chose de ces restes10 », lhistorien peut semployer à requalifier les décombres en les étudiant, en les analysant. Lenjeu est, ici, celui de la transmission dune histoire ou, plus précisément, de donner voix à une histoire matérielle de lédifice qui prête attention aux témoignages de la peine des hommes. Parce quun monument ne saurait se réduire à un espace de représentation.

Cest un des objectifs de lAssociation des scientifiques au service de Notre-Dame de Paris11 qui a été créée le 17 avril et auquel léquipe de la revue est heureuse dapporter son concours. Lémotion suscitée par cet incendie a montré limportance accordée par le public à ces traces bâties de notre passé. Nous touchons, avec de tels événements, à la fragilité du témoignage et à limpérieuse nécessité qua lhistorien de les enregistrer au mieux pour chercher à en transmettre la connaissance.

Philippe Bernardi

1 « Il nous revient de changer cette catastrophe en occasion de devenir meilleurs que nous ne le sommes (…) Il nous revient de retrouver le fil de notre projet national », (Le Monde, jeudi 18 avril 2019).

2 Robert Carvais et Valèrie Nègre, « Á propos de la revue », Aedificare, 2017-1, no 1, p. 34.

3 Octave Debary, De la poubelle au musée, une anthropologie des restes, Grane, Créaphis éditions, 2019.

4 Frédéric Épaud,, La charpente de la cathédrale de Bourges. De la forêt au chantier, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2017 (Collection « Perspectives historiques »).

5 Jean-Claude Bessac, Loutillage traditionnel du tailleur de pierre de lAntiquité à nos jours, Paris, CNRS, 1986.

6 Philippe Bernardi et Philippe Dillmann, « Stone Skeleton or Iron Skeleton ? Provision and Use of Metal in the Construction of the Papal Palace at Avignon in the Fourteenth Century », dans Robert Bork (éd.), De re metallica. The Uses of Metal in the Middle Ages, Aldershot-Burlington, Ashgate, 2005 (Avista Studies in the History of Medieval Technology, Science and Art, vol. 4), p. 297-315.

7 Howard S. Baker, Les mondes de lart, Paris, Flammarion, 1988.

8 Octave Debary, op. cit., p. 21.

9 Voir sur ce point lintroduction de Sabina Loriga, Le petit X. De la biographie à lhistoire, Paris, Seuil, 2010.

10 Octave Debary, op. cit., p. 146.

11 Association des scientifiques au service de la restauration de Notre-Dame de Paris. Contact mail : scientifiquesnotredame@gmail.com ; téléphone 06 11 76 95 63. http://scientifiquesnotre-dame.strikingly.com ; https://m.facebook.com/Scientifiques-au-service-de-la-restauration-de-Notre-Dame-de-Paris-427032084537200/ (consultés le 20 octobre 2019).