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Classiques Garnier

Éditorial

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Éditorial

[L]e vieux pont tombe en déshérence et le fleuve sous les piliers y est sombre, nauséabond. La rouille fait lèpre toxique sur ses poutrelles et ses plaques, le bois du tablier craque, on le sent qui bouge [] Un homme se présente qui a la solution. Il se nomme Ralph Waldo, débarque de São Paulo, cest un architecte à la fois célèbre et secret. Il entre dans la salle requise pour les auditions du concours, les mains libres et calmes le long du corps, il décrit la forme qui ramasse les lieux : pour dire laventure de la migration, locéan, lestuaire, le fleuve et la forêt, la passerelle de lianes au-dessus des gorges et le tablier qui joue au-dessus du vide, il a choisi un hamac hautement technologique ; pour dire la souplesse et la force, la flexibilité et la résistance aux forces sismiques. Il a choisi un matelotage de câbles et des ancrages de béton massifs ; pour dire la cité ambitieuse, il a choisi deux tours de métal enfoncées dans le lit du fleuve, gratte-ciel émetteurs de puissance et capteurs dénergie ; pour dire le mythe, il a choisi le rouge. Soit un pont suspendu dacier et de béton. [] Mesures, tableaux, graphiques, ces conclusions détaillaient avec précision les informations livrées par les sondes récemment posées sur le sol de Coca, têtes chercheuses munies de petites charges explosives dont on analysait les déflagrations – bruit, propagation et vibrations des ondes de choc – afin de connaître la réalité de la matière, sa morphologie interne, la teneur de sa constitution, sa potentialité [] Cétait la description sensible dun tâtonnement gigantesque et cétait là tout ce quil aimait, ça ressemblait vraiment à la vie.

Maylis de Kerangal, Naissance dun pont, Paris, Gallimard, 2010, p. 61-67.

2018 est une année faste en manifestations dhistoire de la construction !

En termes de congrès dabord, avec le cinquième colloque annuel de la société britannique dhistoire de la construction à Cambridge (Queens College, 6-8 avril) qui, pour la première fois, était en partie dédié à une thématique (les équipements techniques du bâtiment ou ambiance : chauffage, ventilation, acheminement de leau, air conditionné, drainage, éclairage, acoustique, etc.)1, puis le sixième congrès international 14dhistoire de la construction à Bruxelles (9-13 juillet) qui sest, lui aussi, distingué par de nombreuses innovations : lintroduction de sessions thématiques originales (lentretien, lexpertise, ladministration architecturale, le béton préfabriqué, les premiers voiles minces, le confort colonial, le transfert de savoir contemporain en Asie)2 ; une publication strictement validée par les pairs (sur les 343 abstracts soumis, 245 ont été acceptés, mais nont donné lieu quà lédition de 167 articles en provenance principalement toujours des pays occidentaux situés dans lhémisphère nord)3 et la remise du prix du meilleur article4 présenté au congrès à deux jeunes doctorants : Madhi Motamedmanesh5 pour son papier intitulé « The secret of zoomorphic imposts : a new reading of the Achaemenids roofing system » et Louis Vandenabeele6 pour « Joining techniques in nineteenth – and early twentieth – century Belgian timber roofs ».

Du côté des expositions, lhistoire de la construction a suscité deux manifestations parisiennes qui portent sur le chantier. Soulignons, au 15préalable, que lintérêt pour le chantier de construction en tant que concept global, même si celui-ci est évoqué incidemment ou de manière approfondie, et nécessairement dans le cadre de toutes les études sur la construction de tel ou tel bâtiment, némerge en tant que sujet constitué quà partir de 2008-2010. En témoigne par exemple la partie qui lui est dédiée dans Édifice & Artifice7. La première exposition intitulée « Dessiner pour bâtir. Le métier darchitecte au xviie siècle », organisée par Alexandre Cojannot et Alexandre Gady à lHôtel de Soubise des Archives nationales, du 13 décembre 2017 au 12 mars 2018, aborde cette question du chantier par le biais de la figure de larchitecte qui se trouve être un des personnages-clés « à pied dœuvre » sur les lieux de lédification, avec les gens du bâtiment et les manœuvres. Il y développe des méthodes qui lui sont propres et quil partage avec les autres acteurs du chantier : les modèles et maquettes, les devis et marchés et surtout les dessins dexécution. Cet aspect constitue le dernier tiers de lexposition, après sêtre dabord attaché à présenter ce que cétait quêtre architecte à cette époque, ce quil lui revenait de faire dans son environnement institutionnel. Le cœur de lexposition reste centré sur le dessin qui se révèle être lexpression du projet. À ce titre, les œuvres présentées sont exceptionnelles dautant que toute une série dinstruments de dessin est également exposée (nécessaires de mathématiques). Lutilisation pratique de chacun de ces outils est présentée dans des démonstrations filmées (en loccurrence réalisées par leur collectionneur)8. Outre lintérêt pédagogique évident de ces manipulations, celles-ci restituent aux dessins toute leur dimension, et permet également de mieux saisir leurs différences selon quils sont contractuels, de présentation, de relevé ou dexécution à grande ou à petite échelle.

La seconde exposition « Lart du chantier. Construire et démolir (xvie-xxie siècle) », dont les commissaires sont Valérie Nègre et Marie-Hélène Contal, est présentée à la Cité de larchitecture et du patrimoine 16du 9 novembre 2018 au 11 mars 20199. Elle interroge la manière dont les hommes ont, depuis la Renaissance, regardé, ressenti et imaginé, en Occident, « le lieu où lon bâtit ». La grande diversité des observateurs, la multiplicité des supports de diffusion des images et lintérêt du public démontrent luniversalité de ce sujet, en dehors du cadre de la construction, de larchitecture et de la technique. Le chantier opère ici comme une métaphore de lacte de création, complexe, désorganisé mais toujours fascinant. Il savère en quelque sorte aussi comme le lieu central et constitutif de lhistoire de la construction, car il permet de répondre à la question du « comment ». Limage du chantier est définitivement plus captivante que celle de lédifice achevé, plus vivante car on y mesure pleinement la réponse à la question « qui ». Larchitecte est détrôné de son piédestal pour dévoiler les ouvriers, les politiques, les badauds, etc. Si elle montre le désordre réel, le danger imminent des situations, lempâtement de la circulation, la vision de linachevé procure une liberté du possible dans toute sa virtualité. Limage du chantier dégage de lespérance.

Fruit dune étroite collaboration entre historiens de lart, des techniques et de la société, lexposition propose, à partir dœuvres produites depuis la Renaissance, une lecture à la fois technique, mais aussi sociale politique et artistique du chantier. La question technique est évidemment incontournable. Le chantier est le lieu où les machines sexpriment, et il se caractérise par ses échafaudages, ses grues, ses gestes mécaniques, le mouvement incessant des hommes qui risquent des accidents. À ne regarder que les vues photographiques des grands bouleversements urbains du xixe siècle, ce lieu pourrait sembler ne représenter que des ruines. Pourtant, le chantier apparaît comme le symbole de linventivité et de la puissance humaine. Les grands travaux lancent de nombreux défis tous azimuts. Louvrier, héros des temps modernes, se fait acrobate perché sur de très hautes structures alors que louvrier au sol adopte une posture virile et musclée, louvrière manifeste son affranchissement et sa liberté.

Sur le plan social et politique, le chantier peut exprimer un moment révolutionnaire, une dénonciation de loppression de la classe ouvrière par les nantis. La plupart des constructions de monuments emblématiques 17des villes font lobjet dune captation photographique regroupée dans des albums réputés afin de justifier les dépenses publiques. La ville napparaît plus que sous le prisme dun immense chantier. Les politiques sy montrent, glorieux, pourtant les caricaturistes les y dénoncent comme corrompus. Lhistoire urbaine représente souvent la cité sous le vocable révélateur de « ville-chantier ». Elle suscite de la curiosité, provoque des désordres et engendre des interdits. Limaginaire collectif y retient un no mans land malpropre, dépotoir, rempli de sueurs, où peuvent se dérouler toutes sortes de trafic.

Dans un troisième parcours, lexposition traite des interactions du chantier avec lart. Dans les années 1920, le spectacle des chantiers éveille lattention des artistes et des écrivains. Comme si le xxe siècle avait inventé le cinéma pour « accélérer » le chantier, tant pour en présenter la bâtisse achevée que pour en détruire celles obsolètes. Dès lors, la représentation du chantier devient, pour certains, plus importante que le résultat de celui-ci. Au milieu du xxe siècle, on évoque lesthétique du transitoire, de linachevé10. Des entretiens avec trois constructeurs contemporains achèvent la manifestation : Patrick Bouchain qui ouvre le chantier au public en le considérant comme « un théâtre de la réparation sociale », Martin Rauch qui voit la transformation du chantier par le biais de lusage de la terre comme matériau davenir et Marc Mimram qui approche le chantier comme un incontournable de la rationalité.

La publication dun état de lart européen en histoire de la construction, à laquelle lAssociation francophone dhistoire de la construction a contribué, constitue une étape importante dans la constitution de ce champ de recherche11. Ce livre intitulé LHistoire de la construction. Relevé dun chantier européen, conçu à lorigine comme un bilan sur une 18dizaine dannées 2004-2014, sest rapidement transformé en un travail plus ample avec lajout dune anthologie dune quarantaine de textes de références sur le sujet. Joël Sakarovitch, Antonio Becchi et moi-même avons commencé à nous atteler à ce projet en 2013, quelques semaines après le premier congrès international portugais-brésilien dhistoire de la construction (4-6 septembre 2013) et le Premier congrès national allemand (7-9 novembre 2013) sous légide de la toute jeune Gesellschaft für Bautechnikgeschichte, fondée à Berlin en juin 2013. Nous étions à laube du Premier Congrès national britannique organisé par la Construction History Society, qui devait avoir lieu à Cambridge les 11 et 12 avril suivant. Joël neut pas la chance de pouvoir y participer. Nous assistions à une constante et rapide transformation au sein de la communauté des historiens de la construction, une sorte de nouveau départ. Il nous semblait évident que le premier rapport sur lhistoire de la construction en Europe, publié en 2004 sous légide dAntonio Becchi, Massimo Corradi, Federico Foce et Orietta Pedemonte, devenait, après dix années passées, de plus en plus périmé12. Lhistoire de la construction sétait totalement transformée entre 2004 et 2014. Nous souhaitions en porter témoignage dans le moindre détail et offrir des bases solides de débats pour de nouvelles orientations de recherche en histoire de la construction.

Cest la raison pour laquelle nous avons sollicité plusieurs collègues et amis afin quils rédigent chacun un rapport sur ses développements dans quinze pays différents13. Les cinq présidents des sociétés nationales européennes ont participé à cette écriture des douze rapports réunis dans ce volume, seul ou à plusieurs mains14.

En 2015, nous avons demandé aux auteurs de nous aider à préparer une liste de textes qui pourraient être considérés comme significatifs de notre champ, allant du premier numéro de la revue britannique 19Construction History (1985) jusquaux publications les plus récentes. Nous avons ainsi réuni un choix de textes de natures diverses (éditoriaux, articles, introductions douvrages, etc.) qui forme à présent le second volume dudit ouvrage. Cette anthologie est bien évidemment destinée à servir de référence pour lenseignement universitaire et la recherche, et à encourager des travaux futurs et des collaborations à un niveau international. Elle propose une vue densemble actualisée du champ qui met en évidence, sil était encore nécessaire de le préciser, les multiples points de vue que lhistoire de la construction est susceptible doffrir, les différentes disciplines croisées, etc.

À bien des égards, la comparaison entre les situations antérieures et postérieures à 2004 révèle un développement du champ particulièrement stupéfiant. Une croissance spectaculaire de recherches de qualité, en termes de nombre douvrages, de thèses ou darticles, peut être observée dans de nombreux pays, en particulier ceux qui ont constitué une société savante et/ou qui ont organisé un congrès international. Les enseignements, les séminaires, les colloques, les écoles dété, se sont également multipliés. Plusieurs projets orientés en histoire de la construction obtiennent désormais des financements au niveau national (bourses, ANR, etc.), comme européen (ERC) même sils sont encore trop peu nombreux. Nous ne sommes cependant pas dupes des difficultés pour obtenir des informations fiables sur le plan quantitatif puisque la plupart des bases de données bibliographiques ne sont pas interrogeables à partir du vocable « histoire de la construction15 ». De plus, il nexiste pas – et cest tant mieux – une conception unique de ce que recouvre lhistoire de la construction en Europe. Les disciplines académiques ne sont pas toutes sollicitées dans les mêmes proportions selon les traditions historiques de chaque pays et lenseignement de lhistoire de la construction demeure peu structuré. Enfin, les lieux de publications dédiés demeurent faibles (à peine deux revues, quelques collections naissantes). Malgré tout, nous espérons que cet opus répondra à ses attentes. Toujours est-il que ces deux volumes pourront constituer un guide, comme un vade-mecum européen pour celles et ceux qui sont intéressés par lhistoire de la construction. Par ce bilan et cette anthologie nous voulons aussi voir une sorte de consolidation du fond 20scientifique du champ étudié, à limage de la parution récente de la seconde édition de louvrage fondamental de Karl-Eugen Kurrer, The History of the Theory of Structures. Searching for Equilibrium, chez Ernst & Sohn16.

Enfin, en termes de structuration institutionnelle, nous pouvons annoncer la constitution officielle dune fédération européenne dhistoire de la construction matérialisée par la signature de statuts le 10 juillet dernier à Bruxelles dans la Chapelle Royale (Église protestante de Bruxelles), entre des représentants anglais, allemands, belges, espagnol, français et portugais du monde de lhistoire de la construction. À linitiative dAntonio Becchi, et dans le cadre de lorganisation belge du sixième congrès international, un débat sest instauré entre les dirigeants des sociétés savantes dhistoire de la construction pour matérialiser plus fortement une cohésion des associations existantes, comme des pays organisateurs des manifestations internationales. La question sétait en réalité toujours posée – de manière officieuse – au moment du choix du pays organisateur et aucune démarche navait pu être entreprise devant le refus de certains. Le moment était semble-t-il opportun pour débattre de la création dune structure commune : académie ou fédération ? Les fondements dune telle réflexion étaient triples : devant la dislocation amorcée des institutions politiques avec le Brexit, il devenait important de renforcer lidentité, lintérêt et la visibilité du champ de recherche ; tant pour les jeunes chercheurs que pour les chercheurs confirmés sans affiliation, une maison commune pourrait servir de point dattache, hors des structures nationales ; enfin un travail collaboratif de recension bibliographique se révèle nécessaire sur le plan européen devant une profusion de données. Jugée trop élitiste, malgré une cohésion sans précédent des associations existantes, lidée dune académie fut provisoirement mise de côté et il lui a été préféré – comme une première étape – celle de la mise sur pied dune fédération. Ses objectifs sont les suivants :

promouvoir lhistoire de la construction (incluant la mise en place de prix et de récompenses pour les meilleures recherches ainsi 21que lorganisation de débats académiques sur le champ dans ses relations avec les autres disciplines) ;

Entretenir une circulation permanente dinformation entre les associations existantes ;

Établir et mettre à jour une liste officielle dassociations dhistoire de la construction ;

Choisir le lieu et approuver lorganisation des futurs congrès internationaux ;

Résoudre les conflits éventuels entre les associations existantes ;

Et créer et entretenir un site web fédéral dhistoire de la construction.

Ce troisième opus dÆdificare propose un dossier thématique sur « Les autorités et régulations du travail dans le champ de la construction (xiiie-xixe siècle) » dont les contributions sont issues dune session du deuxième congrès de lEuropean Labour History Network qui sest tenu à Paris en novembre 2017. Ses éléments ont été reconsidérés et augmentés et ce dossier a été coordonné par Nicoletta Rolla, chercheuse au Laboratoire de Démographie et dHistoire sociale de lÉcole des hautes études en sciences sociales et moi-même. Tous les articles ont fait lobjet dune évaluation en double aveugle par des pairs comme cest la règle habituelle pour notre publication. La convergence autour des années 2000 dun nouvel intérêt pour lhistoire des relations du travail avec le renouveau des études historiques dans le champ constructif nous a permis de renouveler lunique regard – devenu caricatural – dune communauté de métier comme seule autorité à réguler et encadrer le monde du travail et ses modalités daction. Des institutions publiques de nature diverse, urbaine ou dÉtat (administrations, tribunaux ou académies savantes) sont compétentes pour gérer lorganisation des métiers, la mobilité de la main-dœuvre, les salaires comme le temps de travail. Les corporations qui autorégulent le travail de leurs membres peuvent adopter plusieurs formes à travers le temps et surtout être amenées à réguler la main-dœuvre non incorporée comme étrangère. Enfin, les entrepreneurs sont amenés, par le jeu du marché, à négocier dans les syndicats afin dobtenir les meilleures conditions de travail. Certains, devenus entrepreneurs généraux, obtiennent de mobiliser rapidement de la main dœuvre comme de pouvoir sen séparer rapidement, sans considération daucune protection sociale, le cas échéant.

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La rubrique « Varia » de la revue présente un article de Ilaria Giannetti, réalisé dans le cadre du projet « SIXXI – Contribution italienne à lingénierie structurelle du xxe siècle » dirigée par le regretté professeur Sergio Poretti (1944-2017) et Tullia Iori de luniversité de Rome « Tor Vergata ». Il porte sur un épisode très curieux de lhistoire constructive italienne pendant sa période colonisatrice et fasciste. En 1935-1936, la conquête rapide de lÉthiopie par lItalie oblige cette dernière à construire 134 kilomètres de routes et huit ponts en un temps record de sept mois. Une main-dœuvre colossale italienne non spécialisée est réunie à cet effet par deux ingénieurs, Guido Sassi et Attilio Arcangeli, experts en béton armé. Dans leur position proche du régime mussolinien, ils saisissent lopportunité dexpérimenter de nouvelles structures de béton armé, adaptées au climat tropical, résistant au passage de lartillerie lourde, et complétées par des dispositifs faits main pour contrebalancer les effets parasites. Le travail est effectué de nuit de manière à éviter leffet des fortes chaleurs des journées. Linvasion italienne de lAfrique, condamnée en Europe, appelle des pays voisins à mettre en place des sanctions économiques limitant laccès pour lItalie à la matière première métallique, ce qui oblige les ingénieurs à travailler en autarcie en concevant des structures sans lusage de béton armé.

Le rapprochement avec leffondrement dramatique du viaduc de Gênes le 14 août dernier est inévitable. La recherche des causes de cet accident sest déchaînée dans la presse sans attendre les conclusions des experts17. Tout le monde sentend pour reconnaître que de telles catastrophes demeurent assez rares. Sont convoquées lhistoire, lentreprise et la politique. Or, si lon regarde de près lhistoire de ce pont, il a été construit en 1967 bien avant la rigueur budgétaire européenne. Son constructeur, lingénieur Riccardo Morandi (1902-1989) aurait commis une erreur de conception consistant, selon Antonio Brencich, professeur agrégé en structures de béton, « en une évaluation incorrecte des effets de retrait du béton ayant produit un plan de route non horizontal ». « Il sest trompé dans ses calculs de la déformation, avec le temps, des structures en béton armé ». Cependant, pouvait-on véritablement 23évaluer la solidité de béton à cette époque ? Bénéficiait-on dun recul suffisant dans le temps ? Parmi les viaducs signés du même auteur, seuls ceux de Florence et Catanzaro en Italie sont encore en service. Celui édifié au-dessus du lac Maracaibo, au Vénézuéla, sest effondré en partie en 1964 après avoir été heurté par un pétrolier, tandis que celui dAgrigente (Sicile, 1970) et celui de Wadi al-Kuf en Lybie (1971) ont été fermés respectivement en 2016 et 2017 pour risque deffondrement. Ce type de pont à haubans en béton armé précontraint et piliers atypiques ne sont pas dune grande ingéniosité, selon lingénieur français Michel Virlogeux. À la même époque, « les Allemands commençaient à faire des ponts en haubans plus modernes ». Alors le parti pris par Morandi était-il innovant ou imprudent ?

De plus, il convient de remettre en cause la confiance accordée au béton. Selon lex-président de lordre des architectes de Gênes, Diego Zoppi : « on pensait quil était éternel. Mais on a compris quil ne dure que quelques décennies. On na pas tenu compte à lépoque des continuelles vibrations du trafic, car le ciment se microfissure et laisse passer lair, qui rejoint la structure interne en métal et la fait soxyder. Ce qui explique les constantes opérations de maintenance du pont Morandi » qui nont rien résolu puisque les réparations sont parfois beaucoup plus dangereuses que toute autre solution, comme celle dun remplacement (destruction/reconstruction) ou de détournement (le projet Gronda en débat consistait à construire une bretelle de contournement de la ville de Gênes pour faire face à lintensité du trafic routier18). Larchitecte et ingénieur Marc Mimram quant à lui invoque prudemment trois causes à lorigine de la catastrophe : un vieillissement du béton, une corrosion non détectée des haubans à lintérieur de la gaine de béton ou « un problème plus insidieux dans les fondations, lié par exemple à une dissolution des sols avec le temps19 ».

Si lon invective lentreprise en charge de lentretien du pont, il faut reconnaître que ce dernier nappartient plus au domaine public et que le gestionnaire dautoroutes mis en cause, le Groupe Atlantia qui fait partie de la galaxie Benetton, est une entreprise privée côté 24en bourse. Elle ambitionne dêtre une leader mondiale de la gestion dinfrastructures de transports. LÉtat ne serait donc pas responsable du désastre.

Pourtant, la classe politique en charge des affaires aujourdhui (la coalition populiste) nest pas à une contradiction près en rejetant la faute en vrac sur Bruxelles, les gouvernements antérieurs et le bouc émissaire privé, le concessionnaire Autostrade per lItalia, alors que la Communauté européenne étant donné la date de construction du viaduc est hors de cause, les gouvernements antérieurs ont essayé de proposer des solutions auxquelles sétait opposé le mouvement de Beppe Grillo et le concessionnaire avait lancé un appel doffres urgent le 3 mai dernier pour des travaux de consolidation des tirants supérieurs du pont qui pourraient être à lorigine de son effondrement20. La question financière est de nouveau au cœur de la polémique, au détriment de la vie des hommes21.

La conservation de la mémoire de ces accidents constructifs et leur analyse, en dehors des précautions à suivre pour les éviter dans lavenir, donne à lhistoire de la construction une utilité essentielle : mesurer lincertitude des bâtisseurs. Dans lère technologique qui est la nôtre, nous avons appris que tout accident nincombe jamais à la fatalité mais à de la négligence. Na-t-on pas ici encore joué avec le risque ? Renzo Piano, qui a proposé un projet en acier pour rebâtir le viaduc de Gênes22, sétonne à juste titre quavec tous ses moyens technologiques et lexcellence de ses ingénieurs, son pays ne soit pas mieux armé pour prévenir une telle catastrophe et pose une question essentielle : « Les ponts, les maisons et les constructions en général doivent être traités comme des êtres humains23. Nous produisons des diagnostics ultras sophistiqués 25et des technologies davant-garde que nous exportons dans le monde entier. Mais nous ne les utilisons pas pour nos propres constructions. Pourquoi24 ? » Les historiens de la construction pourraient avoir leur mot à dire.

Robert Carvais

1 James W.P. Campbell, Nina Baker, Amy Boyington, Michael Driver, Michael Heaton, Yiting Pan, Henrik Schoenefeldt, Michael Tutton and David Yeomans (eds.), Studies in the History of Services and Construction. The Proceedings of the Fifth Conference of the Construction History Society, Cambridge, Queens College, Construction History Society, 2018, 534 p. ill. Les autres sessions portaient principalement sur la charpente, les voûtes, les acteurs, lingénierie et la maçonnerie.

2 En dehors des sessions thématiques (2 à 3 en parallèle), la trentaine dautres sessions ouvertes (3 à 5 en parallèle) traitaient de sujets classiques sur les processus, les acteurs et les matériaux. Sans diminuer la qualité de chacune dentre elles, nous retiendrons, de manière tout à fait subjective, les quelques-unes qui abordaient des sujets plutôt neufs ou rares (les sources alternatives dhistoire de la construction ; larchitecture vernaculaire et la construction en terre ; les stratégies et politiques constructives ; la réglementation et cahiers des charges ; les métiers et les contrats…).

3 Ine Wouters, Stephanie Van de Voorde et Inge Bertels, avec Bernard Espion, Krista De Jonge et Denis Zastavni (eds.), Building Knowledge, Constructing Histories, Leiden, CPR Press / Balkena, Taylor & Francis Group, 2018, 2 vol., 1394 p. ill. (avec une clé USB).

4 Ce prix a été attribué par le jury suivant (Antonio Becchi, James Campbell, João Mascarenhas et Robert Carvais) à partir dune sélection de dix papiers évalués positivement par le Conseil scientifique du congrès, qui ont été publiés dans les actes et dont les auteurs étaient présents à Bruxelles. Seuls ont primé pour la sélection les critères de qualité et le fait de constituer une contribution innovante au champ dhistoire de la construction.

5 Madhi Motamedmanesh a fait ses études à Téhéran (Iran) et prépare un doctorat à luniversité technique de Berlin sur linfluence de la forme architecturale sur le développement des systèmes structurels.

6 Louis Vandenabeele, ingénieur-architecte, achève une thèse à la Vrije Universiteit Brussel sur létude et lexpertise des structures de charpente en bois en Belgique au xixe et début xxe siècle.

7 Robert Carvais, André Guillerme, Valérie Nègre et Joël Sakarovitch (dir.), Édifice & Artifice. Histoires constructives, Paris, Picard, 2010, p. 865-1026. Voir aussi Basile Baudez (dir), Grands chantiers et matériaux, numéro thématique de la revue Livraisons dhistoire de larchitecture, no 16, 2e semestre, 2008 et Philippe Bernardi, Bâtir au Moyen Âge, Paris, CNRS Éditions, 2011, p. 49-64. Voir néanmoins Jean Guillaume (dir.), Les Chantiers de la Renaissance, Actes des colloques tenus à Tours en 1983-1984, Paris, Picard, 1991.

8 Alexandre Cojannot et Alexandre Gady (dir.), Dessiner pour bâtir. Le métier darchitecte au xviie siècle, Paris, Archives nationales / Le Passage, 2017, 352 p. ill.

9 Valérie Nègre (dir.), LArt du chantier. Construire et démolir (xvie-xxie siècles), Gand, Snoeck, 2018.

10 Nous ne pouvons pas nous empêcher de renvoyer à lexposition dirigée par Antonio Bessa et Jessamyn Fiore, présentée en 2017 au Bronx Museum of Arts de New York et en 2018 au Jeu de Paume parisien, consacrée à Gordon Matta-Clark dont la vision du chantier propose une posture sociale de celui-ci par le biais de happenings in situ (cf. Le fameux Conical Intersect de 1975 limitrophe de la construction du Musée Georges Pompidou). Lire le catalogue de lexposition Gordon Matt-Clark. Anarchitecte, Waregem, 2018. Lexposition poursuivra sa route à Tallinn en Estonie et retournera à Waltham (Massachusetts) aux États-Unis en 2019.

11 Antonio Becchi, Robert Carvais et Joël Sakarovitch (dir.), LHistoire de la construction / Construction History. Relevé dun chantier européen / Survey of a European Building Site, Paris, Classiques Garnier, 2 vol., 2018, 1497 p. Cet ouvrage contient des articles principalement en français et en anglais. Le second volume contient aussi quelques articles en italien, en espagnol et un en allemand.

12 Antonio Becchi, Massimo Corradi, Federico Focce et Orietta Pedemonte (eds.), Construction History. Research Perspectives in Europe, Florence : Kim Williams Books / Associazione Edoardo Benvenuto, Between Mechanics and Architecture. VI, 2004. (www.kimwilliamsbooks.com)

13 Les pays représentés sont les suivants : Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Pays scandinaves (incluant Danemark, Suède, Norvège, Finlande), Portugal, Royaume-Uni, Russie, et Suisse.

14 James Campbell (Royaume-Uni), Robert Carvais (France), João Mascarenhas Mateus (Portugal), Santiago Huerta (Espagne) et Werner Lorenz (Allemagne).

15 Voir sur cette question Andrew Abbot, Digital Paper. A Manual for Research and Writing with Library and Internet Materials, Chicago, University Press of Chicago, 2014.

16 Cette édition comporte 1212 pages et présente une augmentation de 50 % par rapport à la première édition anglaise.

17 Voir Le Monde, 16 et 17 août 2018 ; Libération, 16 août 2018 ; La Croix, 16 août 2018 et Le Figaro, 16 août 2018.

18 Riccardo Morandi aurait déclaré à ce sujet, peu avant sa mort : « javais conçu mon pont en 1965 essentiellement pour faciliter la circulation des voitures, pas pour assurer le passage dune majorité de poids lourds. »

19 Le Monde, 15-16 août 2018.

20 Nous nentendons pas analyser ici les tensions politiques italiennes qui sont fort complexes.

21 Valérie Theis, « Des hommes, des ponts et des drames », Le Monde, 8 septembre 2018, p. 6.

22 Sur ce projet, lire Le Monde, 8 septembre 2018, p. 16, ainsi que la presse italienne à la même date : Avvenire, p. 9 ; Corriere della sera, p. 18-19 ; Il Secolo XIX, p. 1-5 ; La Repubblica, p. 14-15, III-IV ; La Stampa, p. 1, 8-9 ; La Verità, p. 1 et 9.

23 Cette lumineuse idée dassimiler limmeuble à la personne humaine, afin de mieux le considérer, figure déjà dans un texte vieux dune dizaine dannées écrit par le dramaturge libanais Wajdi Mouawad, « Nous sommes des immeubles », dans Les tigres de Wajdi Mouawad, Nantes, Le Grand T, Édition joca seria (coll. Les carnets du Grand T, no 14), 2009, p. 53-55. Les métaphores de la mécanique appliquée au corps humain dans un but didactique, voire réparateur sont anciennes. Ici, le propos se veut plus général et conceptuel.

24 Richard Heuzé, « Le résultat dun demi-siècle dincurie », Le Figaro, jeudi 16 août 2018, p. 3. Cest nous qui soulignons.