Aller au contenu

Classiques Garnier

Avant-propos « ­L’histoire de ­l’archive Marcello »

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Adèle d’Affry, duchesse Colonna, « Marcello » (1836-1879). Ses écrits, sa vie, son temps
  • Auteur : Von Wistinghausen (Monique)
  • Pages : 9 à 12
  • Collection : Rencontres, n° 175
  • Série : Études dix-neuviémistes, n° 32
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406061823
  • ISBN : 978-2-406-06182-3
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06182-3.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/06/2017
  • Langue : Français
9

AVANT-PROPOS

« Lhistoire de larchive Marcello »

Le colloque organisé dans les locaux du Musée dArt et dHistoire de Fribourg et dans lenceinte de lUniversité de Fribourg neût été ni pensable ni possible il y a seulement dix ans. À cette époque, les archives Marcello, pieusement conservées depuis des générations dans une maison privée, nétaient accessibles quaux chercheurs qui trouvaient le chemin de Givisiez. Mon premier entretien plutôt fortuit avec Madame Simone de Reyff, professeure à la Faculté des Lettres de lUniversité de Fribourg, se situe en janvier 2010. Cest elle qui ma ouvert les yeux sur lintérêt actuellement porté par le monde universitaire aux correspondances, mémoires et autres écrits personnels. À la suite de cette rencontre, une dynamique sest enclenchée qui a abouti au dépôt des papiers Marcello aux Archives de lÉtat de Fribourg. Ce dépôt, qui rend ce patrimoine plus aisément accessible aux chercheurs et aux étudiants, a déjà porté des fruits abondants. Les nombreuses publications qui accompagnent lexposition Marcello en sont la preuve, couronnées par le colloque au titre significatif : « Lautre Marcello ».

Nous sommes parvenus à un point culminant dun cheminement qui sest fait en étapes. Permettez-moi de vous livrer quelques réflexions sur le dialogue, ou le non-dialogue parfois, des familles avec les documents du passé qui sont entre leurs mains.

À moins quelles ne soient vendues, ce qui entraîne toujours des pertes irréparables, les vieilles demeures recèlent bien des trésors dans leurs commodes, secrétaires, coffrets, recoins et greniers. Trop souvent, les propriétaires, par manque de temps ou dintérêt, ignorent ces correspondances et autres papiers qui sentassent dans les tiroirs et au fond des armoires. Si lun ou lautre développe une curiosité particulière, le réflexe est plutôt de garder, éventuellement de montrer ou de photocopier. Toutefois, aller plus loin, cest-à-dire, prendre conscience de lintérêt éventuel dun document pour les historiens et pour la collectivité est 10un pas que beaucoup ne franchissent pas. Les raisons sont nombreuses, mais la principale est souvent une méfiance par rapport à un « regard de lextérieur » : quest-ce que le chercheur va lire entre les lignes ? Ne va-t-il pas dénaturer, transformer même sans le vouloir ce qui fait partie de lintimité de personnes privées ?

Quel est maintenant le cas précis du dialogue des descendants dAdèle dAffry avec les lettres, papiers, factures et autres traces écrites de sa vie ? Eh bien, les mêmes observations, les mêmes questions sy relaient de génération en génération.

La première à se préoccuper de la conservation de sa mémoire est Adèle elle-même, tristement consciente du peu de temps qui lui est imparti sur la terre. Manifestement, elle organise sa survie avec une lucidité peu commune, non seulement en ce qui concerne son œuvre dartiste, mais aussi sinon autant, en ce qui concerne ses écrits et les écrits de ses correspondants.

À sa mort, sa mère Lucie dAffry qui lui survivra de dix-huit ans prend le relais. Elle garde tout, pieusement, jusquaux factures de chapeaux. Mais que faire devant les liasses de lettres où figure la mention « à brûler » ? Elle ne se sent pas la force de détruire et demande dans son testament à lépoux de sa petite-fille, Hervé de Saint-Gilles, de respecter la volonté de la défunte. Celui-ci lit les lettres condamnées et en recopie des extraits avant de brûler les traces dun damour interdit, ce que mon aïeule et première biographe de Marcello, la comtesse dAlcantara, appelait « le roman de la duchesse ».

Cécile dAffry, sœur cadette dAdèle – personnalité tenue dans lombre de son aînée et pourtant talentueuse : elle écrit des poèmes dans la veine de José-Maria de Heredia – ne semble pas avoir joué un rôle dans la conservation des archives, pas plus que sa fille, mon arrière-grand-mère morte trop jeune à lâge de 37 ans. Dans toute archive familiale arrive un moment de sommeil où rien ne se passe… Nul ne songe ni à trier ni à détruire ni à exploiter les trésors enfouis dans les tiroirs.

En 1936 intervient une nouvelle étape : ma grand-mère, la comtesse dAlcantara, interpellée de lextérieur par un spécialiste de Mérimée, ouvre le coffre et découvre les lettres bien rangées, ce quelle appellera « les autographes ». Un long travail de dépouillement aboutit à la parution dune biographie de Marcello en 1961. Comment ma grand-mère 11a-t-elle conçu son dialogue avec les archives familiales ? Dune manière touchante, elle explique elle-même quelle met entre parenthèses ce quelle considère comme trop intime. Ce quelle écrit est juste, sappuie sur les lettres : elle laisse parler Adèle, mais cest une Marcello contenue, trop sage qui apparaît. Pour la génération de ma grand-mère, une certaine réserve est impérative. Il importe de sauvegarder le jardin secret de la sphère familiale. Préserver la mémoire, cest aussi ne rien dire qui pourrait porter ombrage à la bonne réputation de la personne que lon vénère.

La Fondation Marcello, créée en 1963 dans le but de conserver et de promouvoir la mémoire de lartiste, ne compte dans son premier inventaire que des œuvres dart. La correspondance ne devient lobjet de vraies recherches scientifiques que vers la fin des années soixante quand Henriette Bessis, historienne de lart française, découvre Marcello par le biais du peintre Andrieu, élève de Delacroix. Elle est la première en dehors de la famille qui, reçue par ma mère à Givisiez, eut accès aux archives familiales. Nous lui devons une thèse de troisième cycle sur la correspondance dAdolphe Thiers avec Adèle et le premier inventaire scientifique de lœuvre sculpté de Marcello, travaux de pionnier dont nous lui sommes infiniment reconnaissants.

Dans les décennies qui suivent, les chercheurs se succèdent au château dAffry. Les lettres les plus précieuses sont entre-temps rangées dans de grandes enveloppes jaunes, et de premiers inventaires succincts sont réalisés. La famille, consciente de limportance de ce patrimoine, décide il y a une dizaine dannées de faire don des archives à la Fondation Marcello. Propriétaire du fonds, cette dernière est ouverte à une exploitation scientifique du fonds, dans une approche pluridisciplinaire et transnationale. Un premier dépôt de vingt-quatre lettres de Gounod aux Archives de lÉtat de Fribourg ouvre les yeux des membres de la Fondation sur la nécessité de rendre accessible à la communauté universitaire et scientifique lintégralité du fonds. Ce nest pas sans un pincement de cœur que jai vu partir ce patrimoine écrit qui mavait fascinée depuis ma jeunesse. Jamais pourtant je nai regretté cette décision de la Fondation, tant elle a porté de fruits, entre autres grâce à lindispensable travail dinventaire raisonné brillamment mené par les archivistes cantonaux à Fribourg.

Que dire enfin du magnifique concours de circonstances qui a permis la conjonction dun projet muséal et universitaire ? La collaboration fructueuse entre le Musée dArt et dHistoire de Fribourg qui 12planifiait une exposition Marcello depuis plusieurs années, lUniversité de Fribourg et lUniversité de Neuchâtel est à lorigine dun programme de manifestations riches, aussi indispensables que complémentaires, dans lequel sinscrit idéalement le colloque international consacré à « lautre Marcello » que jai le plaisir dintroduire.

En conclusion, que dirais-je ? Marcello serait-elle heureuse quon parle delle ? Certainement. Se reconnaîtrait-elle dans le miroir que lui tend le xxie siècle ? Oui et non, sans doute. Malgré les critères scientifiques que tout chercheur simpose, la vérité historique nest quun miroir, un questionnement du passé avec les yeux du présent. Probablement ce colloque nous fera-t-il découvrir des aspects de Marcello quelle ignorait elle-même. Peut-être les archives se révéleront-elles une boîte de résonance, une occasion de réfléchir sur la condition humaine en général et sur le destin particulier dune femme pleine de talents qui ne serait pas morte à lâge de 43 ans à notre époque ?

Monique von Wistinghausen

Présidente de la Fondation Marcello