Aller au contenu

Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : À rebours, attraction-désastre, Tome I. Attraction
  • Auteur : Solal (Jérôme)
  • Pages : 11 à 14
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Joris-Karl Huysmans, n° 5
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406069140
  • ISBN : 978-2-406-06914-0
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06914-0.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/02/2018
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
11

Avant-propos

Ce qui fait dÀ rebours le chef-dœuvre de Huysmans, cest sans doute, curieusement, sa radicalité. Huysmans écrit là son roman expérimental, à la fois récit de la singularité (son personnage valeureux se veut le sans-pareil), œuvre-somme (on y retrouve, passée au crible dune subjectivité sélective, la culture émergente et patrimoniale) et livre-phare (il devient lui-même bréviaire du décadentisme). « Chu dun désastre obscur », cet étrange objet littéraire fait autorité comme il fait bloc : avec lévidence dun « aérolithe », comme la défini rétrospectivement son auteur.

Un chef-dœuvre de la littérature ne dure que dans la mesure où des lecteurs le reprennent encore et encore, y trouvent du suc et lui donnent un sens. Le lire à nouveau cest le redécouvrir et lui donner la possibilité de nous éclairer en lélucidant comme pour la première fois. Cest ce à quoi semploie le volume double À rebours, attraction-désastre.

Sous-titré Attraction, un premier tome de treize études scrute ce qui attire dans À rebours. Cette part lumineuse du roman se trouve liée à son autre versant par une sorte de nécessité renversante dont elle est redevable : « Cest le désastre obscur qui porte la lumière. », écrit Maurice Blanchot dans LÉcriture du désastre. Sous-titré Désastre, un second tome considérera les dissensions, les déroutes avérées par le récit de Huysmans, et cette dysphorie laissera à son tour émerger leuphorie comme lenvers inséparable de sa noirceur. La chute angoissante comme lenvol enthousiaste sappellent et se répondent dans le même mouvement contradictoire. Avec À rebours, nous affrontons le soleil en pleine nuit et la désolation fait rire cependant quelle navre. La rhétorique du roman sarticule ainsi autour de loxymore qui magnifie les apories et embrasse dun seul tenant lenvol et la chute. Aussi ces textes sur lattraction parlent-ils déjà du désastre, lui-même auréolé didéalité, illuminé par la ferveur parfois extrême dune œuvre et dun héros plus grands que la vie.

Huysmans semble suivre à la lettre limpératif zolien du récit-fiche, du roman-compte rendu, il déconstruit la narration en juxtaposant ses 12chapitres comme autant de « vitrines » à visiter dans un ordre aléatoire, il étudie un cas clinique de névrose en extirpant de son milieu un sujet pour observer ce qui se produit lorsquil lui faut se débattre hors contexte, dans sa bulle. La question de lespace, comme toujours chez Huysmans, est centrale. En 1884, le chemin de Huysmans mène son héros à Fontenay-aux-Roses, parfaitement située entre la Ville – espace spectaculaire et tentaculaire des névroses communes, de tous les affairements, lieu de vie aussi dun auteur substantifiquement parisien – et la campagne – espace de limmédiateté paysanne et animale telle que la mettra à nu En rade –, autrement dit en banlieue, lieu du ban, de la mise à lisolement mais aussi espace intermédiaire ouvert à tous les possibles : peuvent y advenir toutes sortes de circulations capricieuses, de renversements, dengouements. Des Esseintes souverain car banlieusard.

Comment vivre dans une « thébaïde raffinée » ? Cette question hésite entre deux antipodes et les interrogations qui sy rattachent : comment y régner (car la thébaïde se présente comme un royaume de toute-puissance pour la subjectivité esseulée qui y séjourne, renversant le cours des astres, à rebours du jour et de la nuit) ? – comment y survivre (car la « bicoque » sans autrui devient vite un étouffoir) ? Les exercices spirituels qui sy pratiquent font entrer de la fantaisie entre quatre murs, régénèrent les sens, stimulent, poussent à lautonomie. Lattraction de la maison suspendue est aussi irrésistible quinéluctable léchec final auquel elle prépare.

La première section du volume, « Appariements », étudie la relation de Des Esseintes à ses doubles : celui qui la précédé pour un coup dessai – Folantin ; celui qui la suivi durablement tout au long de quatre romans – Durtal ; celui qui la créé et qui sy est réfléchi, se rêvant, se perdant, se retrouvant en lui – Huysmans lui-même ; ceux qui lont imité, deux de ses avatars hyperboliques – Monsieur de Phocas et Monsieur de Bougrelon. Jean Borie sappuie notamment sur les chapitres xiii et xv pour apparier dans un même célibat littéralement infâme laristocrate des Esseintes et le petit fonctionnaire Folantin : lexclusion dont ils souffrent ou quils recherchent les rapproche encore un peu plus lun de lautre. Comparer le statut de Des Esseintes lesthète à celui de Durtal le converti revient pour Carine Roucan à constater le fossé générique qui sépare le roman autobiographique où lanti-héros échappe au vécu de lécrivain, de lautofiction où le « non-héros » suit sans sen démarquer 13le parcours de conversion de son créateur. Marc Smeets sintéresse, lui, au lien que la fiction tisse entre le personnage et son auteur à travers le motif de la bibliothèque, objet daménagement incessant et prétexte à sélection culturelle où lesthète bibliophile cherche à circonscrire lidéal. Et il sinterroge : et si, dans cet espace spéculaire de la fiction où le personnage semble suivre la voie de son maître, le roman À rebours se dédoublant trouvait lui aussi sa place ?… Des Esseintes incarne inauguralement la figure du décadent, sa présence sur la scène littéraire est séminale. Morgane Leray montre quune quinzaine dannées plus tard Jean Lorrain exhibera les doubles monstrueux du duc, et cela jusquà la parodie critique, voire la rupture : avec eux, cest la décadence du décadentisme, la fin de la fin de siècle.

La deuxième section du volume examine comment À rebours obéit aussi à des affinités particulières en se faisant lécho dautres expériences. Le solitaire de Fontenay-aux-Roses rejoue à sa manière le destin des Pères du désert, dont la « thébaïde » rappelle dans son nom même la gloire paradoxale, car cultivée incognito. Delphine Durand rapproche lascèse érémitique de Des Esseintes de la tradition chrétienne de lanachorèse, à travers notamment les questions de lacédie et de la relation au corps et aux aliments. Bernard Gendrel étudie lexpression délectation morose, quatre fois utilisée dans le roman et reprise de la delectatio morosa des Pères de lÉglise, spécialement de saint Thomas dAquin. Le séjour de Des Esseintes dans sa thébaïde a bien à voir avec lidéal ascétique des anachorètes, mais perverti. La Beauté a remplacé Dieu, et la délectation morose ne sera daucun secours au duc, ni pour accéder au divin ni même tout simplement pour vivre. Laimantation catholique qui caractérise le roman, bien avant la conversion de son auteur, est réciproque : malgré son impiété, À rebours attire les critiques et les écrivains catholiques de son temps. Bertrand Bourgeois remarque que certains dentre eux dénoncent son pessimisme ou ses blasphèmes, mais quil en séduit dautres, notamment Bloy et Barbey dAurevilly dont la défense farouche dun certain spiritualisme à lœuvre dans le roman obéit à une stratégie de récupération : en accréditant lidée dune rupture de Huysmans avec lécole zolienne, ils dénoncent le naturalisme, modèle esthétique et idéologique exécré.

Laimantation fonctionne non seulement dans lorbe religieux mais encore dans la sphère politique, avec la question anarchiste qui prend de 14plus en plus de place dans la société française de la fin du siècle. Jean-Marie Seillan rappelle les accointances du discours idéologique libertaire avec la véhémence subversive des propos et du comportement dun noble en marge qui ne cesse de régler ses comptes avec le conformisme bourgeois et lordre social.

Plantant le décor fin-de-siècle, À rebours porte un ensemble daspirations – floraison de désirs et soif didéal – qui guident les pas dun reclus pourtant immobile, légarent ou lélèvent, et qui touchent le lecteur. La troisième section du volume rend compte du corps qui parle et de lesprit qui appelle. Pour Romain Courapied, lhomosexualité dans À rebours est avant tout une protestation du désir nomade contre le diktat du naturel, comme un dérèglement savamment orchestré des sens et des genres. Per Buvik sattarde sur la Notice et le chapitre ix pour mettre en relief les jeux pervers auxquels sadonne des Esseintes, naviguant entre tentations mystiques et désirs libertins dans un jeu qui, par ses significations équivoques, sème le trouble. Valérie Roux part quant à elle à la source dune appétence pour le rare et le bizarre. Elle ausculte un inconscient spatialisé en « caves spirituelles », serres et souterrains, tandis que rêveries inopinées et procédures réfléchies dynamisent limagination. Sophie Pelletier insiste sur le désir dévasion de celui qui, répondant à lappel de lau-delà, cherche à enfreindre les assignations de la matière en se dissipant, voire en se volatilisant. Samuel Lair va plus loin, il souligne leuphorie fantaisiste qui gagne des Esseintes, ravi loin du monde, plongé dans ses rêveries sensualistes et son désir des astres, aspirant à une joie sans doute encore inaccessible, mais stimulante par lhorizon ouvert quelle dessine.

Jérôme Solal