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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : À quoi bon la littérature ? Réponses à travers les siècles, de Rabelais à Bonnefoy
  • Auteurs : Bähler (Ursula), Fröhlicher (Peter)
  • Pages : 7 à 16
  • Collection : Rencontres, n° 407
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406074656
  • ISBN : 978-2-406-07465-6
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07465-6.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/10/2019
  • Langue : Français
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Avant-propos

Les publications réfléchissant sur le sens de la littérature se sont multipliées au cours des dix à quinze dernières années. Ce phénomène reflète sans doute le sentiment de crise qui plane, moins sur la littérature elle-même que, bien plus, sur les études qui en font leur objet. À linstar dautres disciplines appartenant aux sciences humaines, les études littéraires se voient obligées de lutter pour leur légitimité dans une société de plus en plus dominée par une logique de la rentabilité, de lutilitarisme immédiat et de la quantification. Quon la considère comme un résultat de la primauté des sciences exactes ou, plus généralement, comme un épiphénomène des lois du marché néo-libéral qui, quoi quon en dise, forment plus que jamais nos schèmes de perception et dévaluation, la pression sur ceux qui font des Lettres leur vocation professionnelle est devenue considérable. Mais le malaise qui règne dans les études littéraires sexplique peut-être aussi par des raisons intrinsèques. En effet, après lapogée théorique, structuraliste puis poststructuraliste et déconstructiviste, après les différents turns et linstauration de lempire des cultural studies, un certain épuisement théorique et méthodologique de la discipline semble indéniable : la littérature ne se distinguerait-elle plus dautres types de documents humains ? Lidée de théories littéraires ne serait-elle plus quun vieux démon1 dont on ne saurait se débarrasser ?

De nombreux spécialistes de littérature ont répondu à ces défis tant institutionnels quépistémologiques en remettant en valeur les apports de leur discipline et, partant, les qualités propres à la littérature elle-même. Parmi les réflexions qui ont ainsi vu lu jour, citons, sans aucun souci dexhaustivité, Antoine Compagnon, La Littérature pour quoi faire ? (2006), Tzvetan Todorov, La Littérature en péril (2007), Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? (2007), ainsi quun 8volume de Versants intitulé À quoi bon lenseignement de la littérature ? (dir. Ursula Bähler et Thomas Klinkert, 2016)2.

Dautres études récentes, en revanche, comme Le Roman et le sens de la vie de Dominique Rabaté (2010) et Façons de lire, manières dêtre de Marielle Macé (2011), loin dargumenter depuis une expérience de crise du littéraire, témoignent dune confiance aussi naturelle que ferme en les vertus de la littérature. Ce même esprit se retrouve dans un nombre important de travaux venant dautres branches du savoir, qui, en même temps que les études littéraires ont été ébranlées dans leurs certitudes, ont (re)découvert le potentiel de la littérature pour leurs propres recherches. Cest notamment vrai pour la philosophie, où les travaux de Paul Ricœur avaient préparé le terrain et où des penseurs de provenance très différente voire de directions diamétralement opposées – il suffit de penser à Richard Rorty et à Martha Nussbaum, dobédience pragmatique le premier, néo-aristotélicienne la seconde –, ont mis en évidence les valeurs de la littérature, jusquà fonder des thèses importantes de leur raisonnement philosophique sur celles-ci3.

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Étant donné le nombre et la diversité des études quon vient de mentionner, fallait-il ajouter un autre volume aux débats ? Ce qui nous a conduit à le faire est un double souci dhistorisation et de spécification. Dans la discussion actuelle, la littérature apparaît dans bien des cas comme une entité dotée de qualités essentielles, échappant aux contraintes spatio-temporelles. Parmi celles-ci figurent notamment la richesse et la précision de la langue, la complexité irréductible, et non moins saisissable, des sujets abordés, louverture proposée vers dautres formes de vie et dautres mondes, tant individuels que sociaux et culturels, linvitation à lempathie, ainsi que la charge subversive, anti-doxique et partant anti-toxique. Ce type de discours généralisant sur la littérature va souvent de pair avec un certain éclectisme par rapport aux genres et aux époques. À en juger par les exemples allégués, cest surtout le roman du xixe et du xxe siècles qui incarnerait les qualités les plus importantes attribuées à La Littérature, tandis que le théâtre et surtout la poésie – considérée traditionnellement comme le genre littéraire par excellence – semblent beaucoup moins sollicités dans cette perspective.

Ces observations, empressons-nous de le dire, ne diminuent pas la valeur des arguments ainsi avancés en faveur de la littérature, mais précisent leur statut : les prises de position évoquées sinscrivent dans un cadre dénonciation dont la visée globale est de (dé)montrer les bienfaits de la littérature pour la société et lhomme contemporains, et cest en tant que telles quelles ont toute leur importance dans les débats actuels sur le sens de (lenseignement de) la littérature et des études littéraires. Notre volume aimerait nourrir la discussion en empruntant un autre chemin. En complément aux réflexions axées sur la situation daujourdhui, il nous a semblé utile de décentrer la perspective de deux manières : dune part, en réinscrivant la question de la finalité de la littérature dans le temps et, dautre part, en écoutant les écrivains et les poètes eux-mêmes quand ils se prononcent sur leur art. En dautres termes, il sagit de sonder la place et la fonction de la littérature à travers les siècles telles que vues de lintérieur de la création littéraire. Cest dans cette perspective que nous avions organisé, du 23 au 25 octobre 2014, un colloque international à luniversité de Zurich intitulé « À quoi bon 10la littérature ? Perspectives historiques et enjeux contemporains ». À trois exceptions près, les études ici réunies sont sorties des contributions présentées lors de ces trois journées de réflexion4.

La littérature elle-même a son mot à dire sur les questions soulevées, réfléchissant depuis toujours à ses vices et à ses vertus. Si les personnages dantesques Paolo et Francesca découvrent leur amour en lisant un roman de chevalerie, ladmiration inconditionnelle pour ce genre préside à la folie du chevalier à la triste figure ; et la littérature romantique – notamment les romans de Walter Scott ainsi que les « méandres lamartiniens » – est responsable, daprès le narrateur flaubertien, des égarements dEmma Bovary5. Toutefois, les écrivains consignent habituellement leurs réflexions plus systématiques et plus explicites sur la communication littéraire soit dans des traités, essais et discours publics, soit dans des paratextes accompagnant une œuvre spécifique telles les préfaces et les postfaces.

Cette variété de genres et sous-genres se reflète dans le cadre du présent volume. Le corpus des textes analysés sest constitué en dialogue avec les participants sollicités sur la base dune liste de textes dauteurs français du xvie au xxe siècle. Sans prétendre à une représentativité historique ni, encore, systématique, les textes finalement retenus ont trait tant au roman quau théâtre et à la poésie, genre, on la dit, rarement évoqué dans les prises de position modernes en faveur de la littérature.

Sil convient de tenir compte des différences de statut entre œuvres littéraires et textes à vocation métalittéraire, on ne négligera pas, dans lanalyse de ceux-ci, les structures rhétoriques, les réseaux dimages et dautres recours stylistiques qui se révèlent tout aussi importants pour largumentation poétologique que les énoncés proprement théoriques auxquels on a souvent tendance à réduire telle préface ou tel essai. À condition dêtre étudiés comme un ensemble cohérent à linstar dune œuvre littéraire, les textes méta- et autoréflexifs sont susceptibles dassumer des fonctions plus complexes que celle de marquer une position théorique déterminée. Une des particularités de la préface, pour prendre cet exemple, consiste à suggérer un rapport immédiat avec lauteur, qui donnerait à connaître, sous la forme dun message clair et sans le détour 11de la fiction, ses réflexions sur lœuvre et ses buts. Apte à véhiculer des structures de persuasion sui generis, ce dispositif implique toutefois le lecteur dans largumentation de manière performative. Si lesthétique exposée sous-tend la structure même de la préface (comme, en loccurrence, chez Rabelais et chez Hugo), la différence entre texte théorique et texte fictionnel sestompe et la préface apparaît comme un lieu privilégié non seulement de la réflexion, mais aussi de la pratique poétique.

Ainsi, plutôt que de distiller à partir des textes étudiés des formules qui fourniraient à la question du titre des réponses brèves et univoques, les contributions réunies dans ce volume visent à montrer comment le problème de la fonction de la littérature sincorpore à chaque fois dans un univers poétique spécifique. Sur la base de ces analyses on proposera ici quelques réflexions destinées à explorer la comparabilité des différentes conceptions poétologiques6.

Il suffit de jeter un coup dœil sur les différents textes étudiés pour saviser de la grande variété des registres discursifs. Les auteurs adoptent une posture tantôt affirmative (Huet), tantôt évasive (Beckett), tantôt ludique (Rabelais), tantôt ironique voire sarcastique (Gautier), et, le plus souvent, une posture qui passe dun mode à lautre. Sil y a des écrivains qui naiment pas à conceptualiser ni, pour ainsi dire, à mettre à nu les apports de la littérature ou le font avec la plus grande réticence (Simon), pour dautres, en revanche, cest une stratégie de choix (Zola), voire une obligation morale (Camus).

La finalité de la littérature est traditionnellement nouée à la formule horatienne de lutile dulci et son héritière classique plaire et instruire qui articulent une dimension éthique et une dimension esthétique. À la manière dune double figure de pensée prégnante, explicite ou implicite, ces deux dimensions semblent sous-tendre la création littéraire à travers les siècles, en prenant des sens très variés et en sagençant de manière spécifique dun texte à lautre. Comprises comme des catégories heuristiques, elles permettent de systématiser la comparaison des différents univers poétiques.

La dimension éthique comporte des implications tant sociales quindividuelles et recouvre des finalités tant pragmatiques que cognitives. 12Ainsi, le roman, selon Huet, a une fonction bien pratique servant le « polissage » des jeunes personnes sur le seuil de leur entrée dans la société galante, alors que Ravey le conçoit, sur un mode beaucoup plus abstrait, comme le seul moyen adéquat de transmettre le « reflet presque éteint des souvenirs devenus impossibles » dans l« après-Auschwitz ». Entre ces deux positions, on trouve une grande variété dinvestissements éthiques : le roman déploie la « réalité exactement observée, à la fois concentrée et sagement enrichie par limagination » chez Balzac ; Zola, en revanche, lui attribue le statut dune expérience scientifique en vue de la transformation de la société ; chez Camus, il nous apparaît comme le lieu privilégié de « la mise à jour de lhistoire humaine comme histoire des opprimés ». Rousseau, en revanche, ancre léthique de lécriture dans un souci avant tout individuel, la « sauvegarde de lâme ». Gautier, finalement, nie radicalement la pertinence de toute éthique traditionnelle, en rejetant violemment les « critères moraux, religieux [et] bienséants ».

Les différents cas de figure sont certes lémanation dunivers de création idiosyncrasiques, mais résultent également de prises de position dans des débats littéraires, culturels et sociaux dune époque donnée. Ainsi, à lâge classique, caractérisé par lample querelle sur la moralité du théâtre et du roman, les auteurs investissent la dimension éthique, le pôle de linstruire, en fonction de – ce qui ne veut pas dire en conformité avec – la pression de légitimation que certains cercles dominants exercent sur la littérature (Corneille, Huet, Racine). Le problème du changement de la société et du rôle de la littérature dans ce processus se posera de façon beaucoup plus radicale après lexpérience meurtrière de la Première Guerre mondiale, et les réponses se feront plus violentes ; il suffit de penser au projet surréaliste de Breton, fondé sur lidée dune révolution artistique balayant toutes les limites conventionnelles entre art et vie et déniant toutes les qualités tant éthiques questhétiques attribuées à la littérature dans la tradition occidentale.

La dimension esthétique, rattachée au plaire, concerne dun côté la facture stylistique et rhétorique dun texte, y compris son rythme et sa musicalité ; de lautre, elle renvoie à lensemble des procédés visant à agrémenter la trame ou à susciter des émotions (movere) ainsi quaux sensations corporelles auxquelles un texte fait appel. Cet aspect esthésique de la littérature revêt, lui aussi, les formes les plus variées, depuis le « cogito gustatif » rabelaisien et la « réhabilitation anti-platonicienne dun 13pouvoir de connaissance lié à la vue » par Corneille, jusquà la « récusation du concept » par Bonnefoy. Quant au premier aspect évoqué, il semble possible de dégager une sorte de règle : plus lécrivain met laccent sur lurgence de la dimension éthique – sur un message, pour lâcher le mot – plus il est amené à minimiser limportance de la dimension esthétique, et vice versa. Ainsi Hugo, Zola et Camus mettent laccent sur un style transparent, au service de la communication avec le plus grand lectorat possible, qui est appelé à sengager dans la construction dun monde meilleur ; en revanche Gautier condamne lidée même de lutilité au profit de la beauté et Simon privilégie la « tentative de fabriquer quelque chose », le poïein, à « la certitude davoir à exprimer “certaines vérités importantes” ». Chez ces deux auteurs, la dimension esthétique se superpose en fin de compte à la dimension éthique pour se confondre avec elle. Un autre type darticulation des deux catégories sobserve dans la « Préface » de Phèdre : léthique avancée par Racine semble constamment démentie par les propos tenus sur lesthétique et reléguée ainsi, malgré les apparences, à larrière-plan. Breton déconstruit les deux dimensions dans leur sens traditionnel, instaurant le principe de « surréalité » qui permettrait de créer un homme nouveau dans une société renouvelée. De manière moins violente, mais non moins radicale, Reverdy postule la libération de lhomme au moyen de la création d« images » inédites ouvrant « de nouvelles possibilités dinterprétation du monde et dinteraction avec le monde ».

Sous la plume des auteurs étudiés, la littérature nous apparaît, au total, comme un champ privilégié de la mise en place de valeurs, de nature tant éthique questhétique, et, partant, de stratégies de conversion destinées à persuader le lecteur/spectateur du bien-fondé de ces valeurs. Ce souci dinscrire les deux instances de la communication littéraire dans un même univers axiologique trouve une expression figurative dans certains lieux de rencontre et déchange : « le banquet » rabelaisien, figure de la convivialité joyeuse, des lieux traditionnels de discours persuasifs comme le « tribunal » chez Hugo et Camus et le « théâtre dans le théâtre » chez Corneille, mais aussi des endroits plus intimes tel que « lâtre » de Bonnefoy. Avec ces espaces du partage de sens valorisés positivement contrastent des endroits disqualifiés par le discours littéraire, comme le « Café du Commerce » beckettien, « lieu de rencontre du quartier où séchangent des propos dénués de profondeur ». Un objet 14comme l« herbier » du promeneur solitaire de Rousseau, recueillant en une totalité livresque cette pluralité de figures de lespace naturel, traduit à son tour le rapport à lordre des valeurs, en tant quil permet lactualisation réitérée, tant par le narrateur que par le lecteur, dune expérience de bonheur.

Les études qui se côtoient dans ce volume invitent à de multiples parcours permettant dapprofondir létude de toute une série dautres problèmes noués aux rapports entre éthique et esthétique, tels les différentes stratégies de manipulation et de conversion du lecteur mises en œuvre par les textes, la question des genres dans la perspective de leur utilité respective, thématisée, entre autres, par Breton et par Bonnefoy, la différence entre lethos du texte et lethos de lauteur dont parlent Balzac et Gautier ou cette question fondamentale pour lhistoire littéraire que représente le statut du littéraire face au religieux. À partir de la Renaissance, la création littéraire se définit, on le sait, par son degré de rupture vis-à-vis de la création divine. Rabelais opère ainsi un « transfert allégorique » du discours religieux au discours littéraire, sous le signe dune « spiritualité laïque ». Quelques siècles plus tard, le « cri démiurge » de Zola fait aussi bien écho à ce dialogisme dautorité créatrice que les qualités voyantes du romancier chez Balzac et du poète chez Reverdy et, quoique sous forme plus résiduelle, lidée exprimée par Ravey selon laquelle « le souvenir est la deuxième nature de lécrivain », qui a charge des « étincelles » de mémoire après larrêt de lhistoire à Auschwitz. De manière plus radicale, Mallarmé situe la place de la poésie à lintérieur de l« âge climatérique, cest-à-dire critique, de lhumanité qui doit faire le deuil de lAbsolu ».

Au bout de cet aperçu comparatif, il savère difficile de dégager du corpus étudié une finalité qui transcende lensemble des textes, si ce nest la volonté daffronter le réel par un langage et une mise en forme dont lappréhension demande une disposition desprit échappant aux contraintes de la consommation immédiate que notre société a portées à leur comble sans en avoir pourtant lexclusivité. En effet, le caractère « intempestif » de cette disposition quon appellera littéraire a été mis en évidence par Nietzsche dès 1881, dans son éloge de la « philologie », cest-à-dire de lamour des Lettres, et ses mots semblent dactualité à toutes les époques :

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Car la philologie est cet art vénérable qui, de ses admirateurs, exige avant tout une chose, se tenir à lécart, prendre du temps, devenir silencieux, devenir lent, – un art dorfèvrerie, et une maîtrise dorfèvre dans la connaissance du mot, un art qui demande un travail subtil et délicat, et qui ne réalise rien sil ne sapplique avec lenteur. Mais cest justement à cause de cela quil est aujourdhui plus nécessaire que jamais, justement par là quil charme et séduit le plus, au milieu dun âge du « travail » : je veux dire de la précipitation, de la hâte indécente qui séchauffe et qui veut vite « en finir » de toute chose, même dun livre, fût-il ancien ou nouveau7.

La complexité irréductible des textes littéraires qui constitue, nous lavons dit, lun des arguments clefs avancés dans les débats actuels sur le sens de la littérature se retrouve au niveau méta- et autoréflexif. La variété des positions défendues à travers les siècles par les auteurs eux-mêmes vont à lencontre de toute tentative de subsumer la question du sens et de lutilité de la Littérature sous un nombre défini de traits immuables à travers le temps. Mais nest-ce pas là, justement, dans cette invitation à respecter les différences tant historiques quindividuelles que réside une précieuse leçon dispensée par les textes (méta)littéraires à une époque exposée de plus en plus aux tentations dangereuses de la (ré)essentialisation du monde dans tous les domaines, sociaux, moraux et religieux ?

La pluralité des positions quon vient de passer en revue, plutôt que denrichir le catalogue des arguments fournis à la défense de la littérature – faut-il rappeler que le tout ne saurait se confondre avec la somme des parties ? – montre la nécessité dentretenir un dialogue constant avec les auteurs tant du présent que du passé. À toutes les époques, la littérature est liée à une attitude auto- et métaréflexive qui interroge son propre sens dans une situation et à un moment donnés. Les études littéraires sont appelées à faire reposer leurs propres questionnements et leurs propres positionnements sur le fondement de cette tradition. Conscientes du fait que leur travail non plus ne saurait se faire en dehors de la question du sens, elles sont invitées à formuler leurs visées de manière explicite et en confrontation 16perpétuelle avec leurs objets de connaissance, sans lesquels elles perdent leur raison dêtre.

Si rien nempêche que les différentes conceptions passées en revue puissent enrichir largumentaire en faveur de la littérature, nous espérons avant tout que ce volume montrera lintérêt du dialogue incessant des critiques avec les auteurs du passé et du présent sur la question de la finalité de la littérature. Les réponses aux facettes multiples et changeantes, et dont aucune ne saurait être définitive, peuvent servir de fondement pour la réflexion que les études littéraires sont appelées à mener sur le sens et les buts de la recherche et de lenseignement.

Nous remercions Cristina Nägeli et Reto Zöllner, qui ont veillé à la bonne organisation du colloque doctobre 2014, ainsi que Marie Burkhardt et Andrea Jud dont les relectures ont été des plus précieuses.

Ursula Bähler et
Peter Fröhlicher

1 En référence au titre dAntoine Compagnon, Le Démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Seuil, 2001.

2 Il y a une dizaine dannées, certains chercheurs avancèrent une crise de la littérature elle-même, crise dont ils construisaient la naissance et lévolution tantôt sur la longue durée, à partir du xixe siècle (William Marx, LAdieu à la littérature, 2005) et tantôt sur la courte durée, à partir du « Nouveau Roman » (Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, 2007). Ce type de discours semble avoir largement disparu face, notamment, au retour à la narration qui caractérise un nombre grandissant de textes contemporains, régulièrement honorés par les grands prix littéraires. Sil y a crise de la littérature, celle-ci serait probablement à localiser plutôt dans la baisse du lectorat parmi les jeunes générations, attirées par dautres médias (esthétiques). Ce problème reste cependant controversé car il dépend dans une large mesure du sens, restreint ou large, quon donne à la notion même de littérature (voir p. ex. Dominique Maingueneau, « À quoi servent les études littéraires ? À propos : J.-M. Schaeffer, Petite écologie des études littéraires, éd. Thierry Marchaisse », 11 juillet 2011, http://www.laviedesidees.fr/A-quoi-servent-les-etudes.html, consulté le 14 décembre 2016).

3 Voir par exemple Martha Nussbaum, La Connaissance de lamour. Essais sur la philosophie et la littérature, Paris, CERF, 2010 et Richard Rorty, « Heidegger, Kundera, and Dickens », Essays on Heidegger and others. Philosophical papers, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. On pourrait également mentionner ici les ouvrages de Jacques Bouveresse, La Connaissance de lécrivain : sur la littérature, la vérité et la vie, Marseille, Agone, 2008, et de Jean-Marie Schaeffer, Petite Écologie des études littéraires : pourquoi et comment étudier la littérature ?, Paris, Thierry Marchaisse, 2011, à condition de préciser que ces deux textes sont, quant à eux, des réponses à la crise mentionnée et quils viennent donc explicitement à la rescousse des études littéraires. – À ceux de la philosophie, on ajoutera des travaux venant de lanthropologie (ex. Michèle Petit, LArt de lire, ou comment résister à ladversité, Paris, Belin, 2007), de la psychologie (Robert Gregory et al., « Cognitive bibliotherapy for depression : a meta-analysis », Professional Psychology : Research and Practice, col. 35 [3], 2004, p. 275-280) et de la neurobiologie (ex. Werner Siefer, Der Erzählinstinkt – Warum das Gehirn in Geschichten denkt, München, Hanser, 2015).

4 Nont pas fait lobjet de présentations lors du colloque les études consacrées à Théophile Gautier, André Breton et Samuel Beckett.

5 Dante, Divine Comédie, i, 5 ; Cervantes, Dom Quixote, i, 1 ; Flaubert, Madame Bovary, i, 6.

6 Les arguments ainsi que les citations sont empruntés aux études quon va lire. Pour ne pas surcharger ce bref développement nous nous permettons de nous limiter à la seule mention des noms décrivains.

7 Friedrich Nietzsche, Morgenröthe, Gedanken über die moralischen Vorurteile, « Vorrede, 5 », Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe (KSA), vol. 3, éd. par G. Colli et M. Montinari, München, De Gruyter, 1999 [1980, 1988], p. 614-615. Traduction par Henri Albert, Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 7, Paris, Mercure de France, https://fr.wikisource.org/wiki/Aurore_(Nietzsche), consulté le 1er mai 2016.