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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : À la lumière de Balzac. Études (1965-2012)
  • Auteur : Bongiovanni-Bertini (Mariolina)
  • Pages : 9 à 21
  • Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 84
  • Série : Balzac, n° 6
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406072645
  • ISBN : 978-2-406-07264-5
  • ISSN : 2258-4943
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07264-5.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/01/2019
  • Langue : Français
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PRÉFACE

À partir des années 1960, limage de lœuvre balzacienne sest profondément modifiée. De vastes pans, longtemps sous-estimés, de cette œuvre ont pris place autour de La Comédie humaine qui, pour Zola encore, sélançait solitaire à lhorizon, telle une tour de Babel « aux mille architectures » : les Romans de jeunesse, les Contes drolatiques, le continent immense et accidenté du restant des Œuvres diverses. Parcourir les articles de Roland Chollet qui sont réunis dans ce volume est lun des meilleurs moyens pour mesurer la portée de cette révolution et aborder un Balzac à part entière, nayant plus la physionomie rassurante du « père du roman réaliste » mais se présentant plutôt sous le jour énigmatique et troublant du génie de la modernité, comme lavait deviné Rodin de son temps. Ce recueil – après celui des préfaces du Club Rencontre (LŒuvre de Balzac en préfaces, études réunies par Marie-Bénédicte Diethelm et Nicole Mozet, Classiques Garnier, 2014) et après la réédition de cet ouvrage incontournable quest Balzac journaliste, le tournant de 1830 (Balzac journaliste, préface de José-Luis Diaz, Classiques Garnier, 2016) – représente le troisième volet de lHommage à Roland Chollet que les éditions Classiques Garnier ont bien voulu consacrer à ce maître des études balzaciennes, sur la proposition et avec la précieuse collaboration de Marie-Bénédicte Diethelm.

Roland Chollet a marqué à jamais lhistoire des études balzaciennes avec ses éditions majeures dIllusions perdues, des Contes drolatiques (avec Nicole Mozet), des autres Œuvres diverses (avec René et Christiane Guise), avec son exploration approfondie des travaux du Balzac journaliste au moment climatérique du « tournant de 1830 ». Les études de ce recueil permettent aussi de découvrir un autre versant de lactivité de Roland Chollet : non pas la restitution patiente et perspicace des textes, ni même une reconstruction historique parfaitement documentée, mais plutôt une réflexion sur la dynamique de la création balzacienne, sur ses contradictions profondes, sur son interaction avec les conditions du travail intellectuel au xixe siècle.

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Il sagit dune réflexion qui na rien dabstrait, ni didéologique, cest une réflexion qui ne cherche jamais à couler Balzac dans un moule, à lallonger sur le lit de Procuste dune tendance philosophique exclusive. Elle vient dune confrontation serrée avec les textes et sen remet toujours aux textes, avec ténacité et souplesse. Elle éclaire des rapports souterrains, identifie des thèmes privilégiés, met en évidence les symétries significatives, ou au contraire le manque de symétrie. Voici comment elle opère sur lun de ses objets favoris : le territoire, jadis négligé par la critique, de l« autre Balzac ».

Les premières incursions de Roland Chollet dans ce domaine précèdent de plus de vingt ans les deux admirables volumes des Œuvres diverses parus dans la Bibliothèque de la Pléiade. Les deux essais sur les Contes drolatiques (1965 – édition Rencontre – et 1969 – édition BO –) lattestent ici. Ils nous placent face à une approche critique qui aborde simultanément plusieurs aspects : de la matérialité des documents aux questions de la datation, du choix dun genre littéraire aux rapports avec les sources, des allusions autobiographiques aux déclarations de poétique. La mise au point du texte des Contes pour lédition dite des « Bibliophiles de loriginale » (ici BO) en 1969, alimente et conditionne, dailleurs, la genèse du discours critique ; tout comme certains des essais proustiens majeurs dAntoine Compagnon prolongent et complètent son travail déditeur sur Sodome et Gomorrhe. Létude approfondie de la genèse et de la chronologie des Cent contes, à laquelle Roland Chollet a consacré plusieurs années en vue de lédition de 1969, lamène à des conclusions qui transforment et mettent en valeur le projet drolatique par rapport à lensemble de lœuvre balzacienne. Loin de représenter une sorte dévasion dans les siècles fabuleux et pittoresques de Boccace et de Rabelais, les Contes drolatiques se révèlent, aux yeux du critique qui en explore toutes les dimensions, comme le laboratoire où lexpérience autobiographique, revisitée selon les codes dun archaïsme librement réinventé, génère un univers imaginaire autonome et complémentaire à celui des naissantes Études de mœurs. La lecture de Dezesperance damour (1965) est, à ce propos, très convaincante. Roland Chollet repère, à lorigine de lhistoire du sculpteur italien Cappara, le même noyau autobiographique qui, sous une transposition différente, réapparaîtra dans les premières versions de la confession du Médecin de campagne et dans La Duchesse de Langeais, à savoir lhumiliation infligée à Balzac, à Aix, par 11la duchesse de Castries. À un moment où dans les études balzaciennes, la recherche de modèles réels pour la fiction était trop souvent devenue une fin en soi et postulait une continuité simpliste entre biographie et invention littéraire, on remarque dans cet article une conscience lucide de la complexité extrême des rapports entre le vécu et limaginaire, du caractère polymorphe, fuyant et souvent indécidable de ces rapports.

Cette réalité que lécrivain crée, à chaque œuvre, dans son âme, dans sa phrase, cette réalité recréée nappartient plus au monde. Il est plus intéressant dès lors de mettre face à face deux œuvres ou deux personnages issus dune même source, que de les aligner à tout prix sur un modèle quon est, bon gré mal gré, obligé de faire servir aux fins de la démonstration, et quon observe forcément à travers lœuvre étudiée.

Les renvois secrets à lexpérience vécue ne sont pas le seul lien entre les Contes drolatiques et les romans de Balzac : des personnages et des lieux réapparaissent, des thèmes et des sujets circulent de lun à lautre. La grande Introduction de Roland Chollet aux Cent contes trace, en 1969, un bilan impressionnant de ces interférences, mais cest au niveau de la poétique que le rapprochement est décisif. Le projet drolatique, qui vise à créer un « livre concentrique » (p. 67) et à simposer comme « monument littéraire » est une sorte de répétition générale de La Comédie humaine, cest le laboratoire expérimental où Balzac met au point la technique du retour des personnages et ce « languaige Babelificque », cet « omnilanguaige » (p. 88 et 170) où, comme dans la langue de Rabelais, convergent tous les jargons et idiolectes du monde. Même labandon progressif des Cent contes ne peut sexpliquer, selon R. Chollet, quen fonction des rapports étroits que ces Contes entretiennent avec le reste de lœuvre balzacienne. Dune part, le projet drolatique dépérit face à la concurrence victorieuse des Études de mœurs, dont le développement le prive despace vital jusquà le suffoquer. Dautre part, il succombe car il nest plus à même de sapproprier lhéritage dun autre projet, lHistoire de France pittoresque qui hante Balzac depuis 1824 et finit par se réaliser par bribes dans les récits historiques des Études philosophiques. Quoiquinachevé, lédifice des Contes drolatiques nen est pas moins un lieu crucial de la création balzacienne. Ce nest en rien linforme résidu dune tentative manquée et sans avenir. Roland Chollet est arrivé à cette conclusion dans les années 1960. De façon très évocatrice, il précisera en 1995, dans Jouvence de larchaïsme, que lexpérimentation linguistique des Cent contes nest quen apparence 12une opération archéologique, son but étant une véritable révolution esthétique. En feignant de simmerger dans le passé, Balzac recherche avec larchaïsme un « retour à la jeunesse de la langue », il sefforce de « réveiller le paradis perdu dune langue maternelle [] comme sil voyait quelque chose au-delà de la littérature du désenchantement » (p. 167). Grâce à cette interprétation les Contes drolatiques retrouvent leur élan utopique qui explique, bien mieux que les contenus grivois, le scandale quils ont suscité auprès de la critique de lépoque.

Les intentions profondes du projet drolatique sont dailleurs étroitement liées à un autre versant de lœuvre balzacienne : la critique et le journalisme. Le Balzac qui sinspire de Rabelais et des anciens conteurs est le même qui, dans les pages de La Mode, propose à ses contemporains de renouer avec la tradition gauloise en littérature, de restaurer les mœurs nationales. Dans le monde bigarré du journalisme politique et culturel, le futur auteur de La Comédie humaine sexerce à la critique des modes dominantes, expérimente des genres et des formules davant-garde, se forme à lécole des humoristes et des grands caricaturistes de son temps. Il est notoire que ce que nous savons de cette partie de lœuvre balzacienne doit beaucoup à Roland Chollet, à son tri des textes authentiques, à ses reconstructions minutieuses et inattaquables des collaborations à plusieurs périodiques entre 1824 et 1830. Dans ce volume, le journaliste apparaît au premier plan dans des contextes différents. Cest, dans Balzac et le « Feuilleton littéraire » (1984), le jeune écrivain qui, alors quil aspire à sortir de lornière de la littérature marchande, sinterroge pour la première fois sur les conditions dexistence du roman moderne. Dans la Préface à La Comédie du Diable (2005), un brillant auteur satirique partage entre deux publications un « dialogue des morts » où, sous lapparence dun « opéra bouffe », le problème posé est des plus sérieux : « le rapport équivoque de lécrivain à la réalité » (p. 393 et 385). Balzac critique littéraire en 1822 (2012) montre un collaborateur anonyme des Annales françaises des arts, des sciences et des lettres se lançant dans une défense passionnée du roman, le « seul genre quait inventé la modernité » (p. 403). Chacune de ces contributions jette une lumière nouvelle sur des aspects peu connus du journalisme balzacien, en fait ressortir la variété, la nouveauté, la richesse inépuisable. Chacune dentre elles étend la sphère de nos connaissances quant à ce qui a précédé La Comédie humaine dans la vie de lécrivain, et qui en a rendu possible la naissance et le développement.

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Le texte capital de 1999, qui paraît ici sous le titre Éditer lautre Balzac, examine dailleurs les rapports entre la nébuleuse des Œuvres diverses et limmense work in progress quest La Comédie humaine. Cest une sorte de bilan du travail colossal requis pour publier les deux volumes des Œuvres diverses dans la Pléiade, respectivement en 1990 et en 1996. En évoquant les difficultés du classement des textes, Roland Chollet explique comment la physionomie dune production qui na rien de marginal émerge de ces pages dispersées, remises en ordre chronologique et thématique.

Du groupement sériel des textes nous avons vu se dégager progressivement des œuvres jusque-là invisibles ou cachées, une sociologie poétique dans La Mode, un cycle de poèmes parisiens dans La Caricature, ailleurs un dialogue du roman et de lhistoire à la veille du Chouan, une doctrine politique cohérente, une théorie de lart et de lartiste très différente de celle qui ressort des Études philosophiques.

Cet extraordinaire enrichissement du corpus balzacien ne sest pas fait sans mal ; il sagit, rappelle le critique, de près de 13 500 pages. Pour aborder ces œuvres « autres », reconstituées sous leur jour véritable, les spécialistes, voire les simples lecteurs, doivent renoncer à un mythe cher au romancier, autant quà ses exégètes : le mythe de lunité granitique, monumentale, sans faille de lœuvre balzacienne. Lunité et la cohésion que Balzac sefforce dimposer, avec une rigueur croissante, à sa création, depuis le projet des Études sociales et jusquà lédition Furne de La Comédie humaine, ne se sont en fait jamais complètement avérées. Cest un idéal-limite auquel lécrivain tend sans jamais latteindre, sans jamais parvenir à emprisonner lélan vital de son inspiration dans lespace clos dune œuvre-musée, dune œuvre-tombeau ou pyramide, bien que celle-ci soit constamment présente dans ses rêves, associée au vœu traditionnel de lartiste qui entend ériger un monumentum ære perennius. En échappant à la monumentalisation, la richesse bariolée, irrégulière, multiforme des Œuvres diverses saffirme en toute autonomie et éclaire des aspects du style balzacien peu connus jusqualors.

Rien de plus frappant que limportance et la persistance, la vitalité chez Balzac dune écriture inspirée, tour à tour rêveuse, fantastique, fantasque, fantaisiste, digressive ou elliptique, héritée de Nodier et dHoffmann, et qui, en définitive, na pas été sacrifiée à la Comédie humaine.

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La question de lœuvre monumentale est approfondie en 2002, dans lun des essais les plus vastes de ce volume, La Comédie humaine a-t-elle un début et une fin ? Roland Chollet se rattache idéalement aux chapitres de son Balzac journaliste, consacrés à la lutte ardente que le romancier menait contre des lois qui ne protégeaient pas la propriété littéraire, artistique et intellectuelle, pour proposer un lien tout à fait convaincant entre le combat politique de lauteur en faveur des « droits du génie » (p. 282) et la naissance de La Comédie humaine. Cest en effet en 1841, au moment où cette bataille est définitivement perdue, que Balzac décide de réunir lensemble de son œuvre romanesque sous le titre de Comédie humaine. « Ce titre – souligne Roland Chollet – est un titre de propriété. Lobjet en est un monde, un monde à sauver du démembrement. » (p. 315)

Le projet unifiant de lœuvre-monument a donc un but éminemment défensif ; il sagit de réagir à la désagrégation imposée par des opérations particulièrement cyniques, comme celle de Buloz qui vend à une revue russe les épreuves non-corrigées du Lys dans la vallée. Ce projet est toutefois préexistant aux préoccupations qui le caractérisent dans la maturité de lécrivain. Roland Chollet remonte à ses origines et affirme que « le modèle monumental [] est aussi ancien que lœuvre de Balzac » (p. 317). Il en retrouve ensuite des avatars dans les préfaces de Félix Davin, que lon sait inspirées ou dictées par lauteur lui-même. Une « tenace obsession de la monumentalité » (p. 318) traverse donc toute la création balzacienne, mais elle est aussi continuellement contrastée par une tendance opposée, par la narrativité qui résiste à toutes les contraintes avec sa virtualité dexpansion infinie. De ce contraste, de lirruption de la narrativité fluide à lintérieur des solides parois de lœuvre-monument, naît la temporalité radicalement nouvelle de La Comédie humaine. Ce nest pas le temps « épique » du monument littéraire figé dans sa perfection immobile, pas même celui de lHistoire transplantée tel quel dans le roman. Une nouvelle circulation du temps est possible dans l« immense labyrinthe » balzacien (p. 332), grâce au retour des personnages. À travers leur biographie, le lecteur peut librement descendre ou remonter le fil du temps, sinterrompre puis reprendre sans sortir des confins que Balzac a tracés pour son chef-dœuvre en perpétuelle évolution. Au regard de Roland Chollet, la modernité de ce monument quest La Comédie humaine apparaît non pas statique, mais dynamique et fondée sur un jeu complexe de contradictions fécondes.

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Plus que celle dautres écrivains, lœuvre de Balzac a des caractéristiques qui en font un objet détude passionnant pour la génétique textuelle. Les ébauches de jeunesse que le romancier conserve avec soin, les épreuves de romans couvertes de corrections autographes, la dernière édition de La Comédie humaine remplie de notes manuscrites donnent de précieuses indications sur les méthodes de travail de Balzac, sur sa poétique, sur sa pensée. On ne sétonnera donc pas que Roland Chollet ait adopté la perspective génétique dans un essai de 1997, À travers les premiers manuscrits de Balzac (1819-1829). Un apprentissage. Létude des manuscrits des années 1820 amène le critique à une série de conclusions importantes. En tant que philosophe et écrivain encore inédit, le jeune Balzac réécrit inlassablement ses textes. Et cest à travers ce processus, très matériel, de réécriture quil se découvre écrivain. Cest en effet en intégrant des fragments de ses propres dissertations philosophiques dans le roman épistolaire Sténie quil parvient à « concevoir un discours romanesque syncrétique, à la fois amoureux, philosophique et machiavélique qui nest la pure réécriture daucun texte antérieur » (p. 200). Mais ce discours naissant, qui remet en question le statut même du genre romanesque, est menacé par une dynamique suicidaire : la tentation dune « réécriture indéfinie » (p. 195) condamne Sténie tout comme les Œuvres de labbé Savonati à linachèvement. Balzac sort de limpasse grâce à lexpérience de la « littérature marchande » qui loblige à une salutaire « accélération forcenée du temps de lécriture » (p. 204). Cet « apprentissage dune écriture rapide » (p. 206) ne marque pas la fin du processus dexpansion du texte, mais le déplace : à partir de 1829, cest sur les épreuves que Balzac remaniera ses pages, en réussissant à « sauvegarder la rapidité sans compromettre sa maîtrise dans la narration » (p. 207).

Roland Chollet est attentif aux développements de la critique et de la théorie du XX siècle, comme le montre cette incursion dans la génétique. Il a également eu une conscience aiguë des problèmes et dangers liés à lapproche biographique. Dès 1965, il oppose au Balzac de Wurmser, qui nest quun porte-parole – une incarnation littéraire presque – de la bourgeoisie, un Balzac qui entretient des rapports plutôt complexes avec sa classe dorigine. « Balzac imprimeur, éditeur, [] commerçant patenté et homme daffaires encyclopédique, Balzac bourgeois, fils de bourgeois, nen finit pas de se ruiner. Est-ce dun bourgeois ? Ou alors celui quil ruine, cest ce bourgeois quil est et quil renie. »

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Pour les mêmes raisons qui le poussaient à réfuter le Balzac « bourgeois » de Wurmser au début de sa carrière, Roland Chollet rejette lexplication simplificatrice selon laquelle lobsession de lécrivain pour la décapitation serait à attribuer au traumatisme que lui a causé – ainsi quà sa famille – le destin de loncle Louis Balssa, guillotiné en 1819 (Trophée de têtes chez Balzac, 1990). Pour Roland Chollet, limage récurrente de la tête coupée renvoie à la fois au rapport de Balzac à lHistoire, notamment au souvenir de la Révolution, et aux aspects les plus secrets de sa vie intérieure. Elle joue un rôle cristallisateur « par sa charge de virtualités signifiantes contradictoires » (p. 162). Il existe certainement derrière ce rôle une réalité de référence, une expérience vécue, mais sa transposition dans lœuvre na rien de direct, de prévisible, de mécanique.

Un autre essai, parmi les plus fascinants et les moins connus de ce volume, se situe également sur le terrain accidenté entre biographie et création : Tableaux dune exposition : thèmes et variations sur le dandysme de Balzac a paru en 1998 dans le catalogue dune exposition balzacienne au musée Pouchkine de Moscou. Il porte sur limage, énigmatique et contradictoire, que lécrivain avait et transmettait de lui-même. Pour la focaliser, Roland Chollet fait appel à des textes et à des sources iconographiques datant de périodes différentes, et compose une mosaïque particulièrement évocatrice. Le lecteur se retrouve face à une foule de personnages discordants, qui ne racontent toutefois quun seul Balzac : lécrivain qui, à travers les échecs et les frustrations de sa jeunesse, sest forgé une conscience lucide de sa propre valeur et des droits du génie ; des droits pour lesquels il se battra sa vie durant. Même dans les caricatures les plus moqueuses, les plus grossières, alors quil se pavane avec sa célèbre canne ornée de turquoises, Balzac se révèle à sa façon car il donne une version symbolique de la majesté de lartiste, prince de la pensée.

La dimension géographique, quelle soit réelle ou imaginaire, de lunivers balzacien impose elle aussi au critique de tenir compte des données biographiques. Roland Chollet aborde la question dans trois études importantes datant de 2003.

Sténie. La Touraine inventée remonte aux origines, à la première œuvre romanesque de Balzac. Sténie est lhistoire dun retour en Touraine, et le futur auteur de La Comédie humaine semble y glorifier le paradis dune enfance bien ancrée dans le souvenir, comme dans la page célèbre quil consacre à sa maison natale dans les Contes drolatiques. Mais Roland Chollet 17démontre que lapparence est trompeuse : enfant, Balzac na passé que peu de temps en Touraine, et dans un contexte qui navait rien dun paradis à cause de la froideur de sa mère. La Touraine de Sténie ne naît donc pas de la mémoire ; cest un mythe compensatoire, une « Touraine inventée daprès la vraie, rechargée de désir, daffectivité insatisfaite, plénitude qui a lintensité du vide dont elle procède » (p. 373).

LItalie et lOrient renvoient aussi à des espaces mythiques, à un imaginaire nourri de références culturelles réélaborées librement. En 1836, cest par lintermédiaire de Stendhal que Balzac connaît et apprécie lItalie puis, entre 1836 et 1838, il séjourne à Turin et à Milan, et ces expériences alimentent des pages mémorables. Pourquoi, alors, après la rédaction de Massimilla Doni, nont-elles pas inspiré dautres chefs-dœuvre se déroulant en Italie ? Roland Chollet trouve la réponse à cette question dans la logique qui gouverne lédification de La Comédie humaine. Au début de sa carrière, Balzac avait situé de nombreux récits hors de France, qui auraient convergé plus tard parmi les Études philosophiques. Dans le cadre de La Comédie humaine, en revanche, les Études de mœurs prennent un caractère résolument plus français ; la représentation de Paris et de la province épuise toutes les virtualités de la narration. Les références au reste de lEurope, à lAmérique, à lOrient deviennent fatalement plus sporadiques et marginales.

Cependant lOrient, qui a inspiré des pages extraordinaires dans les Œuvres diverses – Voyage de Paris à Java, par exemple – ne disparaît jamais complètement. Roland Chollet en donne une démonstration impeccable dans Présence-absence de lOrient dans la Comédie humaine. Il remarque que ce nest quen apparence que lOrient balzacien soppose à lOccident civilisé. Cest là quhors de portée de la loi, vont faire fortune des personnages comme Charles Grandet ou le père de Modeste Mignon. En fait, cet Orient inhumain où lon peut pratiquer la traite des esclaves ou senrichir avec le commerce de lopium est le miroir et le prolongement dun Occident qui lexploite sans aucun scrupule. Cette continuité ressort dun détail de Splendeurs et misères des courtisanes. Vautrin a confié Esther à un couple de « servantes diaboliques » surnommées Asie et Europe. La première devrait incarner le cliché de lasianité, fait de cruauté raffinée et dune fidélité à toute épreuve, et être lantithèse de la seconde. Mais lopposition sestompe car Balzac, au fur et à mesure quil rédige le texte, nest plus très sûr des origines 18exotiques dAsie, et surtout parce que « le contraste parfait dEurope et Asie cache lidentité dune corruption universelle » (p. 343). Pour lécrivain, lOrient hors-la-loi des corsaires et des marchands nest pas en contraste avec lOccident des régimes censitaires, mais plutôt avec la sagesse des Chinois que les philosophes du xviiie siècle admiraient. Il sagit là dune image familière qui a toujours accompagné Balzac. La célèbre page du Père Goriot où il est question de « tuer le mandarin » y fait allusion ; de même que la passion pour la Chine antique du marquis dEspard dans LInterdiction. On avait déjà abordé lOrient imaginaire de Balzac, ses sources littéraires, ses confins quelque peu incertains ; mais pour la première fois, Roland Chollet éclaire, dans cette étude magistrale, le sens moral et politique de la représentation de lOrient chez Balzac, avec toutes ses conséquences et ses sous-entendus.

La critique de la seconde moitié du xxe siècle a consacré une attention sans précédent à la réception des œuvres littéraires, grâce à la réflexion menée par lécole de Constance mais surtout grâce aux progrès des recherches sur lhistoire de la lecture, du livre, de lédition. Roland Chollet sest intéressé avec passion à ces recherches ; en témoigne, dans ce volume, larticle Balzac critique littéraire en 1822 (2012). Il porte sur les rapports quentretient le jeune romancier avec le public au début des années 1820. Sous forme anonyme, Balzac intervient le 28 décembre 1822 dans les Annales françaises des arts, des sciences et des lettres. Prétextant formuler des Considérations sur la littérature romantique, il rédige en fait un authentique plaidoyer en défense du roman, un genre sous-estimé, voire « anathématisé par tout le monde » (p. 403). Le roman, loin dêtre une sorte de mélodrame « pour la populace lisante » (p. 404) est potentiellement le plus riche de tous les genres :

[] cest la comédie écrite, cest un cadre où sont contenus les effets des passions, les remarques morales, la peinture des mœurs, les scènes de la vie domestique, etc. (p. 403)

Il ne manque quune chose à ce genre injustement discrédité : « des lecteurs instruits » (p. 404). Roland Chollet souligne combien Balzac est conscient du problème, à savoir que le roman, un genre nouveau, na pas encore de public nouveau, de « destinataire spécifique », de « destinataire éclairé ». Cette conscience limpide quant à la situation du public, à la composition du lectorat engendrera à la fois les interventions politiques 19de lécrivain sur lédition et le marché du livre ainsi que ses efforts pour requalifier le roman en tant que genre littéraire. Mieux que personne, Roland Chollet a su montrer lunité profonde de ces deux aspects de la création balzacienne, car cest dans un contexte économique, politique, culturel bien connu et assumé que Balzac entreprend de rénover le genre romanesque ; ce qui ne peut sexpliquer ni se comprendre sur le seul terrain de la poétique et de lesthétique.

Par ailleurs, limportance quil attribue aux facteurs politiques et économiques na jamais porté notre critique à sous-estimer la réflexion de Balzac sur lartiste. Je crois même pouvoir affirmer que cette figure est au cœur de la lecture que Roland Chollet donne du romancier auquel il a consacré une si grande partie de sa vie. Ce nest certainement pas un hasard si larticle de Balzac sur Les Artistes (1830) est analysé et commenté avec une attention sans précédent dans Balzac journaliste ainsi que dans le deuxième volume des Œuvres diverses. Les Artistes dénonce combien la propriété intellectuelle est méconnue dans la société censitaire, et cest pour Roland Chollet « le seul programme politique de Balzac ». Mais le critique souligne aussi quil sagit dun important manifeste esthétique en faveur de lautonomie de lart, lequel ne peut se soumettre aux raisons de lutilité et de la morale, comme le prétendaient les saint-simoniens. Lhomme qui dispose de la pensée (1999) (p. 275-295) se penche sur ces thèmes et compare lartiste « créateur de formes » et « prince de la pensée », comme il apparaît dans larticle de 1830, aux artistes de La Comédie humaine. Or, ces personnages de roman incarnent le fait que « la création est une activité à haut risque ». La puissance, lénergie créatrice peuvent se retourner contre lartiste lorsquil ne parvient pas à concrétiser le « don perpétuel de soi-même » quest sa mission. Créer de nouvelles formes, concentrer « leffrayante accumulation dun monde entier de pensées » dans lespace restreint dune œuvre, tel est le défi complexe que lartiste balzacien est appelé à relever. Frenhofer et Gambara illustrent le drame de léchec. Mais, implicitement, lénergie productrice du romancier qui les a créés suggère la possibilité contraire : le succès qui attend celui qui réussit, avec une générosité infinie, à réaliser une œuvre novatrice et durable. Lartiste « prince de la pensée », dont ni laristocratie du sang ni celle du « coffre-fort » ne peuvent nier la supériorité, est aussi une image de lécrivain et un fier autoportrait de celui qui ne renoncera jamais à lutter pour que soient reconnues la propriété intellectuelle et la dignité du genre romanesque.

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Si Balzac a problématisé lartiste dune façon si parlante en 1830, il a aussi inspiré de grands artistes. Lun des essais les plus riches et surprenants de ce volume, La deuxième naissance de Balzac (1998), est consacrée à la statue de Rodin, avec ses mystérieuses profondeurs, sa modernité bouleversante. En 1891, lorsque la Société des Gens de Lettres commande au sculpteur une statue du romancier, Rodin ne sait pas trop de quelles sources sinspirer. R. Chollet retrace ses tâtonnements, ses tentatives de saisir Balzac dans toute sa matérialité en reproduisant un modèle vivant approchant (« le conducteur de Tours ») ou bien la robuste « charpente » (p. 261 et 267) que les portraits idéalisés de lécrivain ont toujours voulu éluder. Roland Chollet remarque toutefois que ce nest pas par la ressemblance que Rodin parvient à aborder Balzac. En sappropriant laffirmation de Frenhofer selon laquelle lart ne doit pas copier la nature, le sculpteur renonce à la dimension anecdotique, biographique. Son Balzac sera limage de la puissance créatrice du romancier et aussi la sienne, celle du sculpteur qui reconnaît la modernité combative de son modèle.

Une centaine dannées plus tard, un autre artiste, le peintre Serge Kantorowicz rencontre Balzac et sinspire de son œuvre dune façon tout aussi originale pour donner une saisissante lecture expressionniste de ses personnages. Roland Chollet interroge Kantorowicz en 2004 puis relate leur entretien dans un texte émouvant qui a aussi la valeur implicite dun testament.

Dans latelier du peintre, face à ses tableaux, Roland Chollet évoque un aspect du Chef-dœuvre inconnu que les exégètes ont négligé : lattention de Balzac pour le côté matériel de la peinture. « Interroger lacte de peindre – écrit-il – dans sa matérialité, obliger lartiste fictif à œuvrer à son propre déchiffrement, tel est lenjeu du Chef-dœuvre inconnu ». Au critique qui linterroge, Kantorowicz, « les brosses à la main », explique quil nentend aucunement « illustrer » Balzac ou « singer » son écriture en peignant. Comme Rodin, Kantorowicz est fasciné par lensemble infini de virtualités que renferme la créativité balzacienne. « Ma rencontre avec Balzac sest faite – affirme-t-il – dans lintensité et dans la liberté. » (p. 383)

Je ne sais si en rédigeant cette formule, Roland Chollet a pensé quelle pouvait sappliquer à son travail de critique. Je ne crois pas quil ait pu lignorer, car il était conscient des affinités électives qui lunissaient à celui qui lavait prononcée. Ce qui est sûr, cest que cette formule est 21particulièrement significative : cest bien dans lintensité et en liberté que Roland Chollet a abordé Balzac pour en faire lauteur de sa vie. Dans lintensité dun travail où la rigueur intellectuelle est devenue passion, avec la liberté dune écriture très personnelle, loin du jargon des spécialistes, des modes, des poncifs et de lérudition académique dépourvue de toute élégance. Il sagit là de la même intensité et de la même liberté qui ont caractérisé lexpérience de la création pour Balzac. Elles apparaissent à chaque page de lœuvre de Roland Chollet, un héritage exemplaire laissé par un grand savant qui na jamais sacrifié au savoir sa sensibilité, sa passion, son intelligence dartiste.

Mariolina Bongiovanni Bertini

Traduit de litalien
par Sylvie Accornero