Préface
- Prix La Renaissance française de l'Académie des sciences d'outre-mer (2016)
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : À l’ombre de la langue légitime. L’Acadie dans la francophonie
- Auteur : Francard (Michel)
- Pages : 7 à 9
- Collection : Linguistique variationnelle, n° 2
- Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- EAN : 9782812459771
- ISBN : 978-2-8124-5977-1
- ISSN : 2492-010X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5977-1.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/03/2016
- Langue : Français
Préface
Annette Boudreau est une personnalité bien connue des milieux où la francophonie linguistique est mise en question(s). Régulièrement invitée à parler de la communauté acadienne dont elle est issue, elle partage avec ses interlocuteurs un étonnant mélange de réserve et d’empathie. Ses interventions publiques reposent sur un texte soigneusement préparé et sont immanquablement suivies d’échanges qui transforment des réalités méconnues pour une (large) partie de l’auditoire en un témoignage dans lequel transparaît une émotion peu habituelle en ce genre de circonstance.
Cette réserve initiale, ce trop-plein d’informations, ces convictions partagées, les pages qui suivent nous en donnent les clés. Ce livre suit un double fil rouge : il est à la fois le récit d’un engagement personnel et la confrontation permanente de celui-ci aux développements théoriques et méthodologiques qu’a connus la sociolinguistique au tournant des xxe et xxie siècles.
Les recherches d’Annette Boudreau, ainsi que son enseignement à l’Université de Moncton, s’inscrivent dans le champ de la sociolinguistique, avec un « terrain » privilégié : la francophonie acadienne du Nouveau-Brunswick. Son intérêt particulier pour l’analyse des idéologies et des représentations linguistiques a trouvé un cadre stimulant dans la sociolinguistique critique, laquelle considère les pratiques langagières comme des ressources qui structurent le milieu tout en le disant.
Solidement étayé au plan scientifique, le parcours d’Annette Boudreau est également riche d’une forte implication personnelle, souvent émouvante de par sa sincérité. Comment pourrait-il en être autrement pour une linguiste qui fait sien le propos de Tzevan Todorov « On ne progresse pas vraiment dans la connaissance de l’humain sans s’y impliquer en profondeur, avec tout son être. » (p. 44) et qui revendique, avec Didier Éribon, « une pensée qui se veut critique et émancipatrice » (p. 57) ?
Annette Boudreau ne peut se résoudre à être la simple spectatrice des réalités qu’elle tente d’analyser et de comprendre, ni la productrice d’un « savoir expert » déconnecté du milieu qui permet de le produire. Elle sait par ailleurs qu’une démarche scientifique est consubstantielle d’une distance critique, posture sans doute plus complexe à tenir dans un milieu minoritaire, comme l’est la francophonie acadienne, avec des attentes spécifiques vis-à-vis d’un chercheur issu du milieu.
On l’a compris, la démarche d’Annette Boudreau n’est pas à l’abri de tensions aux effets parfois contradictoires. Ce livre est d’une particulière lucidité sur les fragilités dans la construction du savoir, sur les ambiguïtés dans le positionnement du chercheur, sur les questionnements qu’il faut éviter de clore trop vite. Lucidité indispensable pour comprendre les dynamiques langagières à l’œuvre dans les milieux minoritaires et la précarité vécue par les acteurs sociaux de ces processus.
En traitant préférentiellement de l’Acadie, et surtout des Acadiens, Annette Boudreau soulève de multiples questions dans lesquelles nombre de francophones « périphériques » se retrouveront. Ce livre les interroge sur leur rapport à la norme, à leur(s) norme(s) ; conteste une vision essentialiste de la langue française et le rapport mythique au « français des Français » ; invite à remettre en cause nombre de stéréotypes stigmatisant les minorités linguistiques (et autres).
Au fil des pages, nous nous sentons de plus en plus proche de ces Acadiens, linguistes, écrivains, artistes conviés par Annette Boudreau à expliciter leurs rapports à une communauté minoritaire et minorisée. Nous comprenons mieux leur insécurité linguistique, leur distance vis-à-vis d’un savoir produit « à l’intérieur », leur peur de « se distinguer ». Mais aussi, de plus en plus affirmée aujourd’hui, leur volonté de se réapproprier un discours sur l’Acadie d’ici capable d’exprimer une identité acadienne et contemporaine, qui trouve dans la conscience même de la précarité un supplément de sens.
Annette Boudreau nous convie à mieux connaître cette Acadie réinvestie d’une parole assumée et porteuse d’identité, et à en comprendre les aspirations profondes. Sans jamais nous enfermer dans un espace clos : la connivence que suscite l’auteure vis-à-vis de la communauté acadienne nous renvoie à nos propres représentations, à nos idéologies, à nos discours. Le parcours qui l’émancipe progressivement de « l’ombre de la langue légitime » devient, au fil des pages, notre propre
cheminement, avec ses hésitations, ses contradictions, ses convictions. Et, à l’issue de ce livre, son « bonheur proche d’une libération » est aussi le nôtre.
Michel Francard