Introduction
- Type de publication : Article de revue
- Revue : European Drama and Performance Studies
2016 – 2, n° 7. Le Suicide à la scène - Auteur : Courtès (Noémie)
- Pages : 11 à 18
- Revue : European Drama and Performance Studies
Introduction
Albert Camus prétendait jadis, dans Le Mythe de Sisyphe (1942), qu’« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide ». Il écartait ensuite cette prétendue solution en expliquant que même s’il apparaît comme une façon de résoudre l’absurde de la vie – n’est-elle pas dès la naissance, limitée par la mort ? –, seule la révolte – qui s’oppose à l’absurde – permet réellement de vivre une vie qui vaille la peine d’être vécue, intensément. La grandeur de l’homme réside donc, selon Camus, dans l’affrontement permanent de l’homme avec la mort. Pourtant la tentation du suicide persiste, et Marcel Conche expliquait naguère qu’« Il est de fait que des hommes, philosophes ou non, pensent, en raison et en conscience, avoir le droit de mourir volontairement. Si ce droit leur était ôté, ils se sentiraient enfermés dans la vie comme dans une prison. Dès lors, ils ont effectivement ce droit. Le droit de librement mourir appartient, ou non, à chacun, selon qu’il se le reconnaît ou non. C’est un droit, dès qu’en conscience on se le reconnaît » (Le Fondement de la morale, 1982). On aurait donc la possibilité de se supprimer lorsque la vie serait perçue comme intolérable, par désespoir. Ou bien parce que se suicider serait considéré comme une liberté et une attitude supérieures – le paradoxe n’est pas mince : devenir soi-même par le fait même de se tuer soi-même… L’attitude des hommes face au suicide oscille entre ces deux extrêmes de la condamnation du geste fatal et de la liberté de se tuer, sans équilibre ou compromis possible. Quant aux sociétés, elles se protègent collectivement en proscrivant le suicide avec vigueur, au besoin en convoquant la religion en renfort – et vice-versa. Ainsi, d’Aristote à Thomas d’Aquin, se donner la mort revient à contrevenir à la nature et à l’ordre de la cité des hommes. Et les théologiens y insistent, étendant à chacun sur soi-même la condamnation du meurtre réitérée par la Bible (5e Commandement) qui considère le suicide comme s’opposant directement aux volontés divines. Plus tard, sécularisation aidant, ce sont les arguments des médecins et aliénistes qui sont convoqués pour
réprouver l’homicide de soi-même et dans certaines périodes de crise, enrayer une épidémie préoccupante, comme après le succès des Souffrances du jeune Werther par exemple. Le politique peut également s’en mêler lorsqu’il s’agit de contrer des opposants rendus trop visibles par leur mort exhibée. Car le suicide est toujours théâtral : il a recours à une mise en scène concertée, propitiatoire à l’acte de se donner la mort. Quant à l’aspect proprement juridique de la question, ce n’est qu’en 1810 que le suicide est dépénalisé en France (et définitivement en 1961 en Angleterre). Peine perdue : les débats sur l’euthanasie et le suicide assisté ont dernièrement relancé la polémique…
C’est là la réalité de notre histoire européenne. Mais qu’en est-il au théâtre ? Car le théâtre a toujours été une mimesis, un reflet de la réalité, même si elle est déformée sur et pour la scène… De fait, il porte l’empreinte de l’« homicide de soi-même1 » depuis ses origines grecques : la tragédie antique représente la mort d’Héraclès, celle d’Ajax ou encore les plaintes de Philoctète appelant la mort (article de Despoina Nikiforaki) ; la comédie de Plaute abonde en menaces comiques de suicide qui feront deux millénaires plus tard les grandes heures du Théâtre italien puis forain et certains des meilleurs lazzi d’Arlequin (article d’Anastasia Sakhnovskaia-Pankeeva). Même le Moyen Âge, période pendant laquelle la condamnation du suicide se formalise dans toute sa radicalité chrétienne, n’est pas exempt de la thématique puisque deux personnages emblématiques se partagent son incarnation : le traître Judas (article d’Andreaa Marculescu), qui doit nécessairement se suicider pour devenir le suprême contre-exemple à ne pas suivre, et Jésus le Sauveur, mort volontairement pour rédimer tous les autres hommes, deux extrêmes dont les pièces postérieures ravivent ponctuellement le souvenir. La renaissance du théâtre voit par contraste une efflorescence sans précédent du suicide : plus de deux cents dans le théâtre élisabéthain… dont ceux de Shakespeare continuent à hanter notre imaginaire. Quant au xviie siècle français, il aurait fallu lui consacrer un volume à lui seul, tant il est pétri des débats sur le suicide
et tellement ses principales productions scéniques ont pourtant recours au motif pour exalter la gloire de leurs personnages qui perpètrent alors un suicide d’affirmation héroïque (article de Caroline Labrune). Que serait la poétique du Cid sans ses stances qui exhibent le dilemme entre amour et honneur, médiatisé par la mort souhaitée ? Que seraient la suite des Sophonisbe (article de Joseph Harris) ou l’œuvre racinienne (article de Jennifer Tamas) sans la réécriture des personnages antiques qui, pour beaucoup, triomphent à la scène parce qu’ils se suicident ? La mort infligée par soi-même est partout, devient iconique, envahit les pièces, les tableaux et les esprits, et permet aux personnages féminins d’accéder au statut d’héroïnes (article d’Alexandra Licha). Cependant les esprits changent : Voltaire utilise le motif du suicide pour suggérer que les mentalités peuvent évoluer en Occident, sous couvert d’évoquer un Orient figé et magnifique (article de Blake Smith) dont l’Orient même ne se doute pas, alors que lui aussi compose des intrigues amoureuses tragiques à la même époque (article de Matthias Fougerouse, sur un cas extra-européen, mais qui forme un contre-point remarquable). De fait, le xixe siècle installe ensuite le suicide au cœur de sa dramaturgie (article de Stéphane Arthur), sinon au centre de ses préoccupations jusqu’à la « suicidomanie ». Et Emil Cioran de persifler : « Les romantiques furent les derniers spécialistes du suicide. Depuis, on le bâcle… » (Syllogismes de l’amertume). La mort volontaire peut dès lors se donner à nouveau libre cours sur les scènes de toute l’Europe : les opéras (article de Celine Frigau Manning), les ballets (article d’Iris Julia Bührle) regorgent de situations tragiques consubstantielles au drame représenté. Et si la scène prévue n’est pas assez consensuelle, des fins alternatives sont proposées pour ne pas effaroucher les critiques. L’ancien glaive ou le poison traditionnel se métamorphosent en nouveautés scéniques : défenestration, révolver, collier de perles… Le jeu des adaptations du roman ou des réécritures au xxe siècle introduit un nouveau questionnement sur l’art de mourir : les suicides emblématiques comme la noyade de l’Ophélie de Shakespeare sont réévalués et subvertis (article d’Anne Isabelle François). La question de la représentation du suicide se fait toujours plus prégnante (article de Fanny Blin) : comment représenter l’impensable ? l’indicible ? l’absence ? ce dont personne ne peut témoigner ? Et ce qui rompt évidemment le vraisemblable théâtral puisqu’on ne peut pas sacrifier un comédien tous les soirs… Finalement, les débats relancés
sur cette épineuse question closent ce panorama contrasté du suicide à la scène, sans rien conclure pour autant : les mêmes questions qui agitaient l’esprit d’un Philoctète souffrant homériquement et trahi par les siens se retrouvent dans l’entassement pathologique des meubles du Nouveau Locataire de Ionesco (article de Corine Flicker) comme dans les fictions presque documentaires de ces dernières années sur le « suicide assisté » (article de Cyrielle Dodet).
Il est plus qu’audacieux de se lancer dans une synthèse sur le suicide à la scène après la lecture de ces contributions, aussi riches que variées. Quelques pistes de réflexion se dessinent cependant, qui esquissent les chemins toujours à explorer.
La nature du suicide. Tous les suicides ne sont pas identiques. Il y a des suicides qui ne sont que des prétextes et font partie d’une rhétorique convenue (les suicides dans les pastorales baroques, réitérant la fausse mort de Céladon dans l’Astrée). Il y a des suicides comiques, dont le personnage d’Arlequin est le meilleur représentant, que ce soit dans le Théâtre Italien, le Théâtre de la Foire ou certaines chorégraphies du xxe siècle (Les Enfants du Paradis de José Martinez qui renoue avec le comique de la corde d’un jamais pendu). Parfois, le suicide n’intervient que parce qu’il ne doit pas advenir, qu’il est inutile, que la simple menace suffit ; d’autres fois, il est empêché, parce qu’un dieu intervient (la tragédie antique), ou parce que la crise se dénoue in extremis (la tragi-comédie baroque), à moins que la folie ne prenne le pas sur la mort (Oreste dans Andromaque). Et quand bien même le suicide existe, il ne fait pas forcément entrer la pièce dans le genre tragique, mais parfois aussi dans le mystère, le drame, le mélodrame, etc. selon la tonalité dans laquelle le texte est travaillé. Le suicidé peut être un personnage secondaire dont on se débarrasse ou le personnage principal dont dépend absolument l’intrigue, roi ou reine d’abord, tout un chacun aujourd’hui. Le point culminant de ces métamorphoses résidant dans les pièces qui nient un suicide canonique en modifiant la mort d’un personnage, emblématique du suicide dans la tradition théâtrale ou littéraire, sous prétexte de vraisemblance – comment en effet continuer à faire parler, chanter ou danser des personnages derrière les portes du néant ? – ou par volonté philosophique et/ou politique lorsque le personnage est considéré comme trop « victimisé » (Antigone ou Ophélie).
Le sexe du suicide. La doxa voudrait que l’homicide de soi-même ne soit valorisé que lorsqu’il a lieu au masculin, avec effusion de sang. Il apparaît cependant que, si l’idée est exacte pour les temps les plus anciens – dans l’Antiquité, seuls les guerriers, par le glaive, comme en situation de guerre, peuvent s’ôter la vie – au xixe siècle, les hommes peuvent se suicider depuis ce même siècle par bien d’autres moyens, et surtout de plus en plus par amour désespéré. Quant ils ne se pendent pas, suicide infâmant par excellence. Inversement, le poison qui semblait réservé aux femmes par défaut – avec la variante élégante de l’aspic –, leur permet ponctuellement d’accéder à la gloire : Cléopâtre, Lucrèce, Ophélie et Juliette, figures antiques, « femmes fortes » du Grand Siècle ou personnages modernes transforment ainsi parfois la défaite d’une vie en la victoire de leur mort. L’injonction au courage de Thomas d’Aquin est retournée à leur profit pour rendre leur suicide héroïque. Seul le suicide en effet permet de surmonter la fatalité ou son vainqueur dans le cas d’une princesse ou d’une reine faite prisonnière et réduite à la merci de son ennemi (Antigone, Sophonisbe). Façon pour elles d’affirmer un reste de volonté et de souveraineté malgré la déchéance, pour peu que le geste ne soit pas le fruit du désespoir mais un vrai acte politique (au sens large), de rébellion. Façon aussi de devenir des figures iconiques de l’imaginaire collectif. Mais la fin du xxe siècle revient sur cette idée et retravaille le suicide féminin en phénomène féministe, en particulier certaines pièces anglo-saxones, oscillant entre le parti de sauver le personnage pour lui donner plus d’importance vitale ou celui de le décentrer pour faire la démonstration d’un machisme étouffant. Pourtant le suicide n’est pas une vraie question de genre, en tout cas, pas constamment. En donnent la preuve les suicides à deux (Antoine et Cléopâtre, Roméo et Juliette, Hambei et Ochiyō, Ruy Blas et doña Sol…) qui mettent en avant la thématique de l’amour comme motivation première de la mort. Quant aux suicides à plus de deux, ils emportent en général aussi le méchant de l’histoire (don Ruy Gomez), mais sont rares, voire rarissimes comme le suicide collectif dans Guru de Laurent Petitgirard (2010) où tous les personnages s’empoisonnent au finale, chœur compris.
La représentation du suicide. Elle dépend bien sûr étroitement du contexte historique et religieux et des tendances nationales. Plusieurs articles reviennent sur son interdiction métaphysique et les débats
politiques auxquels le suicide donne lieu. Les xviie et xixe siècles semblent même étendre la réflexion publique à l’impact du théâtre sur son audience, soucieux qu’ils sont que le suicide ne devienne pas contagieux dans la population. Les polémiques sont cependant loin d’empêcher la prolifération du suicide à la scène. Certes le passage de la vie à la mort est proprement impensable, inimaginable, irreprésentable – ne reste que le geste, l’avant et l’après –, mais tous les moyens sont bons pour l’introduire au besoin, et le rendre le plus frappant possible pour impressionner la mémoire du spectateur. Il n’a par exemple pas besoin d’être explicitement montré, même si le théâtre est un art de la monstration. Lorsque le tabou, les bienséances, les difficultés de représentation l’exigent, il se passe en coulisse. L’évocation peut suffire, ou l’exhibition a posteriori du cadavre (depuis l’invention de l’eccyclème grec). Le tout est alors de ne pas ensanglanter la scène. Nombre de pièces classiques usent ainsi du récit pour tuer leurs personnages, recourant à l’hypotypose et rejetant le moment paroxystique de la crise dans les illustrations gravées qui accompagnent le texte. Plus récemment, certaines pièces jouent sur le poids d’un suicide occulté sur les autres personnages (Rosmersholm) : l’absence du mort ou de la morte dans la pièce redouble alors l’absence forcément créée par le suicide. Néanmoins, lorsque la mort est représentée spectaculairement, depuis le xixe siècle, la variation semble infinie. Les moyens de mise en scène évoluant, les possibilités de représentation se diversifient à l’extrême : pendaison dans le ballet – sans que le spectateur puisse discerner le trucage chez Roland Petit –, tonnerre assourdissant, « noir » ou utilisation de l’aveuglement pour représenter les phares du train fonçant sur l’audience et la suicidée dans l’Anna Karenina d’A. Ratmansky, symbolisme onirique ou poétique, …
La spécificité stylistique. La délibération et la manifestation du suicide n’obéissent à aucune autre règle que la fantaisie du dramaturge et la logique de son intrigue ou de sa forme : les plaintes de Philoctète adhèrent à la forme de la tragédie antique, avec son alternance d’interventions des personnages et de kommoi du chœur qui se prêtent à la déploration réitérative. On ne peut donc pas cerner de réelle rhétorique de la parole suicidaire, de codification langagière du geste fatal sinon par rapport aux us et coutumes d’une époque (les rimes « vivre » / « délivre » ou « immoler » / « soûler » dans la tragédie classique). Certains dramaturges
se glorifient d’un suicide rapidement mené, d’autres de la longueur de la scène en question : Hugo donne ainsi à ses personnages la possibilité de prendre le temps de mourir, poétisant voire « opératisant » leurs ultimes paroles. Certains auteurs laissent ainsi au spectateur une respiration suffisante pour éprouver toute l’horreur du suicide des personnages. Si bien que la suite ne peut qu’être fade et que les spectateurs partent dès la dernière note du lamento émise (La vestale, Otello). Le danger est encore plus grand – et théorisé dès La Ménardière – de tomber dans le ridicule en faisant se tordre de douleur les personnages sur le plateau. L’équilibre entre parole et action, entre discours et didascalie est toujours délicat, au niveau du texte comme à celui de la mise en scène. La difficulté résidant dans la différence entre geste fatal – qui doit être décisif – et agonie – qui doit être brève ou ne pas être montrée.
L’effet sur le spectateur. Lorsque le suicide a lieu avant le lever du rideau ou au tout début, il fait peser sa chape sur le reste de l’intrigue. Il est en fait plus courant que le suicide advienne au dénouement, en acmé de la pièce, voire en clou explicitement recherché sur les scènes du xixe siècle. L’intrigue avance alors inexorablement vers le suicide final, produisant sur le spectateur un effet de suspense et de tension oppressant qui culmine dans la sidération du moment fatal, quintessence de la beauté inhumaine de l’humain. Devant un acte qui se détourne en général de motifs triviaux ou égoïstes, les spectateurs peuvent s’effarer devant tant de grandeur, les spectatrices pleurer devant un spectacle aussi lamentable. Que le dénouement soit attendu – lorsque l’histoire est connue, canonique ou historique – ou qu’il ne découle que de la logique inventée, réglée et annoncée par le dramaturge. L’effet cathartique semble ici évident : le spectateur ressort du théâtre en ayant joui du spectacle de la violence sans qu’il y ait réelle menace du passage à l’acte de sa part. Voire en ayant communié avec la douleur des victimes comme des bourreaux qui ont atteint au sacrifice suprême. La fascination pour la mort l’a pris pour quelques heures sans jamais l’inquiéter vraiment ni le mettre en danger. Il est néanmoins à noter que le théâtre contemporain, lui, a tendance à faire du suicide la matière même de son texte et non plus seulement son dénouement (Ionesco ou les récents textes polémiques sur le suicide assisté). S’en suit un changement radical de perspective : le spectateur est bien davantage pris à parti, il devient partie prenante
d’une réflexion de la société tout entière et ne peut quitter le spectacle sans s’interroger sur ses propres convictions ; l’admiration cède le pas à la réflexion.
Être ou ne pas être, la même question existentielle tenaille les hommes depuis deux mille cinq cents ans, sans réponse ; la même question ontologique travaille les dramaturges, mais, eux peuvent trouver des solutions et les proposer aux spectateurs fascinés et avides de réponses humaines tout autant que spectaculaires2.
Noémie Courtès
1 Par commodité, les articles du présent volume ont couramment recours au terme de « suicide », même pour les époques précédant son introduction dans le lexique, en 1734 (attesté dans Le Pour et le Contre de Desfontaines, tlf). L’absence de terme spécifique dans une langue (par exemple en grec ancien) disant bien le tabou que le phénomène représente…
2 On trouvera à la fin de ce volume, pour le compléter autant que faire se peut – l’exhaustivité étant impossible – une bibliographie qui outrepasse les limites des contributions proposées et propose d’autres titres de pièces et de documents liés au suicide.
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-06099-4
- EAN : 9782406060994
- ISSN : 2045-8541
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06099-4.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/08/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français